Liens et déliens de la communauté des regards

Des mass médias numériques au multimédia de masse

Aujourd’hui, nous constatons que le prima télévisuel, qui a géré l’activité commune des regards pendant une quarantaine d’années, est en train de s’effacer au profit d’un nouveau mode de diffusion de l’imagerie collective, et de nouvelles pratiques de consommation visuelle. La généralisation efficace de la relation domestique au réseau internet dans les pays développés a permis de mettre en place une nouvelle « offre » massive d’imageries numériques facilement accessibles au plus grand nombre. Tout se passe comme si nous étions en train de quitter l’ère des « mass médias », pour entrer dans celui du « multimédia de masse ». Or, cet état de fait induit une modification radicale et rapide des comportements en ce qui concerne la consommation d’imageries.

L’ère télévisuelle est toujours restée placée sous le signe d’un projet analogique, porté par le rêve d’une empreinte vériste du réel. Autant de principes que l’ère de l’image encodée ne cesse de mettre à mal et de défaire. En effet, la pratique de l’écran invente un dispositif biface, qui présente sur sa face une visibilité portée par une grammaire numérique, qui se tient en coulisses. Or, le code numérique peut contenir infiniment plus d’informations que l’écran ne peut en présenter à la vue humaine. Si bien que, dans ce jeu entre le recto et le verso de l’image-écran, un travail de sélection, d’élimination et de re-présentation s’opère, qui contredit le projet de saisie objective, au profit d’un retour à l’image lacunaire. Un écart se creuse entre le réel et sa restitution, écart intégralement soumis à un projet de sélection arbitraire technologiquement préconçu. Aucune volonté autre que celle d’une technologie anonyme ne semble présider à l’organisation du discours, à la composition de l’image et la gestion cosmétique de la représentation. Tout se passe comme si une énergie occulte opérait à la manière d’une machine célibataire, depuis l’intérieur de cet écran qui fonctionne dorénavant comme un point aveugle.

Des traumatismes visuels collectifs aux micros traumas individuels

Ce changement dans nos relations aux images induit un abandon de la distinction entre obscénité et objectivité comme principe de maîtrise des imaginaires, tel qu’elle s’est généralisée sous le règne des mass médias.

Jusqu’ici, le dispositif de capture collective des regards se fondait sur une production et une diffusion massive d’imageries obscènes. Qu’il s’agisse de l’exhibition d’un bonheur improbable, d’une beauté factice, ou d’une scène d’horreur, dans tous les cas, le but visé consistait à provoquer un effet de surprise et de saturation, par excès de visibilité. Dans ce cas, la précision de « l’offre » visuelle aspire l’attention du spectateur dans le tourbillon de la « gourmandise » du détail, dans l’élan d’un regard prédateur qui cannibalise la représentation illusionniste. Scrutant le pli de la peau à fleur de maillot de bain, l’inflexion de la main qui révélerait l’état intérieur de la star adulée, ou la précision morbide d’une chaussure d’enfant émergeant des décombres d’une maison sous les bombes, le spectateur bascule dans l’espace de la représentation, se rendant ainsi complice du manque de respect infligé au modèle de l’image. Il se fait lui-même inquisiteur, consommateur d’un surréel spectaculaire, dévorateur d’une mise en pièces du vivant. L’effet inhibant du traumatisme visuel, qui bloque toute posture de mise à distance réflexive, induit en retour un après-coup culpabilisant qui écrase le spectateur sous l’illusion d’être acteur de ce qu’il n’a que consommé passivement à distance. Double effet pervers de la diffusion des imageries obscènes, qui neutralise tout dispositif critique et interdit toute réactivité défensive.

À cette généralisation de l’obscénité, de nombreux artistes avaient répondu par un projet d’objectivité. L’image objective serait, à l’inverse, une image qui, en insistant sur ses incertitudes, ses incapacités à restituer le réel, ses manquements à la vérité, oblige le spectateur à travailler dans les vides de la représentation, en y investissant sa propre capacité d’élaboration imaginaire. Dès lors, celui-ci n’est plus un prédateur d’altérité, mais au contraire, le constructeur de sa propre vision du monde. Maître de son musée imaginaire, il élabore pour lui-même le film de son décryptage du réel.

Or, avec le glissement de l’ère des mass-médias vers celui des multimédia de masse, nous assistons à une baisse rapide de l’intensité des traumas visuels collectifs infligés pendant quarante ans à la communauté des regards. Il suffit de se souvenir de la mort du petit Mohamed, dans la bande de Gaza, diffusée le soir même sans aucun appareil critique au journal télévisé de 20h, pour prendre la mesure des heurts hypnotiques morbides qui ont longtemps conditionné les modalités collectives du « voir le monde ». Ces traumatismes visuels collectifs sont aujourd’hui remplacés par des micros traumatismes individuels.

C’est seul devant son écran que se croise, au hasard de la navigation, une image obscène qui capture l’imaginaire du spectateur, l’implique comme complice de la scène représentée, jusqu’à culpabiliser l’imprudent. Dans ces conditions, le partage de la parole avec l’autre spectateur soumis au même choc est barré. Il devient alors difficile, voire impossible, d’extérioriser le heurt en le verbalisant et de construire une mise à distance réflexive. Ce faisant, l’addition des micros traumatismes visuels individuels défait les liens de la communauté des regards, atomise et fragmente les imaginaires, et déconstruit les capacités de réactions collectives.

Différemment, un nouveau mode de communauté volatile se constitue toutefois, non plus devant l’image, mais dans l’évanescence des rassemblements virtuels. On voit se cristalliser pour un temps une préoccupation, une inquiétude, voire une réponse organisée. Mais c’est alors en s’immergeant dans l’infra-monde de l’écran, en s’appropriant les possibilités offertes par le langage réticulaire, et non plus face à l’image, que la communauté se fait et se défait, à la fois opératoire et impermanente, vive et éphémère, réactive et fragile. C’est alors peut-être quelque chose de la proximité des corps à l’instant du heurt qui s’évapore, et ce faisant, un délai dans le trauma et sa gestion qui s’impose. Ou encore, quelque chose de la dimension fusionnelle des sensibilités ensemble brutalisées qui s’éloigne, au profit d’une reconstruction distanciée de l’épreuve, offerte en partage, dans un second temps, au jugement refroidi de la communauté des consciences.

De l’image écran à l’image cosmétique

Pour que cette nouvelle « machine à voir » se constitue, il aura aussi fallu inventer une nouvelle typologie d’imageries, satisfaisant de nouvelles exigences, et mise au service de nouveaux processus visuels.

L’image-écran fonctionne sur une articulation entre figure visible et matrice numérique invisible qui encode l’image. Il ne s’agit plus de capter la réalité du court du temps, mais d’en recomposer une lecture. Si bien que les dispositifs écraniques ne cessent, de faire la démonstration de leur déconnection déculpabilisée du monde. Dans ce cadre, il devient possible d’en pointer quelques principes formels caractéristiques qui devraient nous permettrent d’en analyser les enjeux.

On peut noter, par exemple, que l’image apparaît rarement à nu sur l’écran. Une série de recadrages, mises en abîmes, médaillons, bandeaux ou boutons, ne cessent de la cerner, voire de la recouvrir. Tout se passe alors comme si l’image initiale fonctionnait comme un prétexte à la navigation, au nomadisme visuel. Comme la très bonne mise en page de l’émission « C’est dans l’air » en fait la démonstration, la télévision n’a pas tardé à s’inspirer de ce dispositif formel qui s’apparente davantage à une cosmétique qu’à une esthétique. Dans tous les cas il devient manifeste que le projet n’est plus de mimer le réel. Curieusement, nous avons affaire à des compositions qui affirment leur dimension fictionnelle, alors même qu’elles « transportent » des informations concernant le réel.

Ce « maquillage » induit un nouveau rapport de la lettre à l’image. Par un phénomène de compétition à l’intérieur du cadre, lettres et images se dynamitent l’une l’autre, ne cherchant jamais à installer une synergie. Si bien que aucun contenu, ni lisible, ni visuel ne parvient à se stabiliser pour construire une cohérence. Ici encore, des préoccupations cosmétiques priment sur le projet esthétique selon lequel une forme serait toujours porteuse de sens.

Du reste, un jeu de saturation d’informations, tant optiques que lisibles, contribue à perdre l’attention du visiteur dans une surcharge de significations désordonnées et incohérentes. Multiplication des menus de navigation, agitation graphique des bandeaux publicitaires, surcharges colorées des maquettes viennent brouiller le regard et limiter la saisie de l’information.

Puis enfin, la dernière caractéristique formelle confirmée par l’esthétique du multimédia de masse procède d’une valorisation des imageries « non professionnelles », saisies et réalisées à partir d’un matériel amateur. De toutes parts des captures par téléphones portables, des films clandestins, des reportages réalisés à la volée présentés sans montage, ou même des photos familiales font remonter à la surface du bruit commun des imageries la singularité des intimités, les goûts individuels, l’humour ou la haine refoulées, les points de vue subjectifs. Dans un double mouvement paradoxal, nous voyons tout à la fois se fissurer les savoirs faire de l’audio-visuel, et émerger sous le flot des maladresses une sensibilité nouvelle, qui échappe à la normalisation des médias de masse. Tant dans le champ de l’information, que de la sociologie ou de l’esthétique, ce nouveau corpus d’imageries n’a pas fini de modifier vigoureusement les territoires.

Généralisation de l’image cosmétique et ses enjeux

Même si elles ne sont pas exhaustives, l’ensemble de ces caractéristiques de l’image-écran, nous permettent de dégager le concept d’imageries cosmétiques. En effet, l’imagerie cosmétique joue surtout sur les modalités du cadrage. Renvoyer au second plan de l’écran, le document est transformée en illustration, prétexte au nomadisme incessant du navigant, le plus souvent recouverte, comme maquillée outrageusement, par une série de bandeaux, de médaillons, de fenêtres et de boutons lumineux qui sont là tant pour détourner l’attention du spectateur de l’intensité de l’image, que pour créer le désir de mobilité, de glissement. Véritable appel à « voir encore », voir plus sans voir mieux, ces sollicitations optiques habillent l’image. Ce maquillage de surface transforme l’image en pure illustration thématique, lui supprimant toute identité singulière, puisqu’il ne s’agit plus que d’une occurrence du visible perdue dans une banque de donnée, au milieu d’une multitude d’autres sur un même sujet. De toutes évidences, l’imagerie cosmétique remplit une fonction économique, puisque, permettant d’entretenir l’errance du navigateur, elle l’expose durablement à un sur-message toujours prescriptif, qu’il soit publicitaire, ou informationnel.

Ainsi contenue dans un écrin d’agitation optique, l’identité de l’image documentaire ou artistique est rapidement mise en péril. On assiste alors à une double perte : d’une part, la valeur documentaire de l’image est fragilisée par les informations périphériques qui la parasitent ou tronquent sa lecture. D’autre part, le statut de l’auteur de l’image est largement dévalorisé, subsumé sous le méta langage cosmétique. Dans un tel contexte, les images se ressemblent toutes, rabattues au statut d’illustrations anonymes.

Image cosmétique, image navigante

Mais surtout, l’image cosmétique est une image navigante, avant tout construite comme un vecteur capable de guider des déplacements sur un territoire. Dans le basculement décrit plus haut, qui nous éloigne d’un rapport collectif aux heurts visuels et multiplie les micros traumatismes solitaires, le dispositif se modifie.

Conditionnées par la navigation individualisée sur le réseau, les imageries se fixent pour nouvelle mission de retenir le plus longtemps possible le spectateur dans son nomadisme boulimique. Dorénavant, il ne s’agit plus de captiver l’attention sur une image intrusive, mais différemment, d’alimenter en l’accompagnant la course qui pousse le spectateur à glisser sans interruption d’une visibilité dans l’autre. Ce déplacement obligé qui interdit tout arrêt réflexif induit une nouvelle esthétique visuelle. On assiste alors à la baisse en puissance des « imageries obscènes », et à la prise du territoire par les « imageries cosmétiques ».

Ce projet de mobilité incessant induit nécessairement un effet cartographique. L’image cosmétique devient rapidement un outil de repérage, au service d’un territoire substitut, imaginaire et réinventé. Elle se fait la complice d’une étrange cartographie qui creuse des poches de navigation en liberté, pour mieux faire oublier des espaces refoulés, rendus invisibles par l’absence de trajectoire les traversant. Si bien que l’ordre bâti par la cosmétique navigante est nécessairement un ordre manipulateur, induisant certains déplacements, certaines connexions, en interdisant d’autres, ou en neutralisant des quartiers entiers. La cosmétique conditionne les déplacements, tronque les cartes, dissimule certaines zones et élabore de toutes pièces des voyages en paradis virtuels.

Ainsi, si elle est l’instrument de la mise en place d’un écheveau de chemins, de routes, d’impasses, et de zones infranchissables, au pays du droit au regard, l’image cosmétique navigante fonctionne alors comme un agent double, qui tout à la fois ouvre la visite, et la bride. Reprenant à pile ce qu’elle donne à face, elle est l’officiante de tous les pouvoirs, légitimant l’un par son conflit avec l’autre. L’image cosmétique est alors l’instrument de gestion d’un nouveau pouvoir totalitaire synthétique, sans maître ni parti pris, véritable machine célibataire qui ne vit que de sa propre agitation et de son illusion de liberté.

Les nouveaux pièges à regard

Le chantier de notre relation aux images-écran, à leur nouveauté, à la singularité hypnotique qu’elles induisent, demeure ouvert. Cet état des lieux de la « machine à voir » que nous venons de dresser ne revendique pas d’être exhaustif. Nous pouvons toutefois partir de cette série de descriptions et constats pour avancer quelques hypothèses concernant les modifications que nous traversons dans la circulation contemporaine des regards.

L’homogénéité harmonieuse du corps social est en grande partie dépendante de l’effet de communauté construit par une juste circulation des regards, capable de fonder des liens entre le réel, la lecture réflexive qui en est faite, et le public qui l’interroge. En effet, une communauté se fonde et se nourrit d’une circulation des regards qui cimente les échanges de sensibilités, d’informations, et produit de la réactivité collective. Si bien qu’il devient possible de repérer qu’il n’existe pas de société paisible sans tissage communautaire des regards. Le bon fonctionnement de la circulation des regards serait sans doute un des facteurs de santé de la démocratie.

Le concept d’Amitié, tel qu’il est déployé par G. Agamben[1] nous permet d’approfondir notre compréhension des mécanismes qui soudent une communauté, au point que l’on pourrait même avancer qu’une communauté née de cette capacité collective à produire de l’Amitié. En effet, G. Agamben explique en quoi l’amitié est le lien qui permet, non pas de se reconnaître dans l’autre comme dans le reflet d’un miroir, mais au contraire d’apprivoiser notre propre étrangeté à travers l’étrangeté de l’ami : « l’amitié n’est pas la propriété ou la qualité d’un sujet . Elle n’est jamais une façon d’objectiver et d’instrumentaliser autrui (…) Au contraire, reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas pouvoir le reconnaître comme « quelque chose ». L’ami n’est pas celui qui me rassure parce qu’il me ressemble, mais celui qui m’interroge sur ce que je ne reconnais pas de moi-même. Avoir et être ami, c’est défaire les menaces d’une relation d’objet, au profit des incertitudes d’une relation entre sujets. L’énergie amicale ainsi cadrée s’annonce d’emblée comme une garantie contre les pièges de la consommation idolâtre qui pousse à confondre échanges humains et instrumentalisation d’autrui.

Mais plus encore, si « l’ami est l’autre que je reconnais en moi-même quand il me regarde », c’est que l’amitié est un mode de relation à l’autre capable de réinvestir l’expérience de la césure à soi-même. Si bien que choisir un ami, c’est créer un lien avec une zone d’ombre incontrôlée de nous-même. Se faisant, l’amitié prend en charge et met en scène une inquiétude radicale, qu’elle active et donc calme. Une communauté d’amis construit des fibres d’acceptation des douleurs, inquiétudes et deuils demeurés opaques, tissant ainsi du lien par reconnaissance de l’inconnu et de l’inavouable. Or, c’est précisément cet accès à l’étrangeté en soi-même, par reconnaissance et respect de l’étrangeté de l’autre, qui est fragilisé par l’usage intensif des images-écran, imageries cosmétiques et autres visibilités sacrifiées à la consommation de masse. On comprend que le projet d’une communauté amicale ne peut s’élaborer que sur la base d’une circulation harmonieuse, également respectueuse, des trois instances qui construisent le visible : le modèle, l’auteur, et le spectateur. Ici, chacun doit veiller à protéger l’autre de toute forme d’humiliation, de dépossession ou de manipulation. Or, aujourd’hui, à l’ère de l’écran, un tel projet n’est plus si simple à construire.

La question qui nous préoccupe est donc la suivante : qu’est-ce qui, dans le nouveau dispositif de mise à disposition massive des imageries décrit plus haut, vient mettre à mal cette juste répartition des pouvoirs et responsabilités au sein des trois instances du regard ?

Avec l’avènement des images cosmétiques, nous assistons à la mise en place d’une autonomie illusoire du spectateur, qui fragmente la communauté des regards. Si bien que, comme un seul homme, nous pouvons tous marcher dans la même direction induite par l’anonymat cosmétique du visible-écranique, tout en étant persuadés d’affirmer notre singularité autonome. Dans le même esprit, la solitude du navigant face à l’écran, qui le soumet à des micros traumatismes individuels, l’isole dans sa place de spectateur. L’accès au partage dialogique face au heurt devient très étroit. Organisés dorénavant en mono-univers solitaires et flottants, les regards, ne se croisent plus, ne s’interpellent plus, ne se contredisent plus. C’est cette « maigreur » de l’échange post traumatique que l’on peut reconnaître dans la constitution volatile de communautés éphémères, qui signent le besoin impérieux du retour à une réactivité, dorénavant fragilisée.

De même, l’image cosmétique induit chez le spectateur une dynamique boulimique qui rabat l’image au statut de produit de consommation de masse et menace le modèle. En effet, nous avons vu que, si le ressort de l’obscénité relevait plutôt des stratégies de captation des regards à l’œuvre dans les mass média, le multi média de masse joue davantage sur l’excitation d’un nomadisme ininterrompu, qui limite la thésaurisation des acquis cognitifs. Transformées en coquilles vides de sens, les imageries sont « cosmétisées», de façon à être brièvement attractives, puis rapidement décevantes. Mais l’habillage ne manquera jamais d’induire un déplacement vers une autre imagerie, toujours aussi attractive et décevante. Si bien que la posture du spectateur est rabattue à celle d’un nourrisson qui calme sa crainte du manque par une boulimie, ici visuelle. Une telle accélération dans les échanges de regards menace l’ensemble des trois instances : l’auteur est subsumé sous la cosmétique, le modèle est sacrifié sur l’autel de la consommation, et le spectateur est privé d’interlocuteur, instrumentalisé et infantilisé.

Plus précisément encore, on peut comprendre comment le dispositif illusionniste inavoué de l’image encodée fragilise simultanément le modèle et l’auteur. À partir du moment où une instance technologique désincarnée s’immisce entre le modèle et l’auteur, fonctionnant comme une machine célibataire, selon des principes arbitraires et normés, c’est toute la relation de respect dû au réel qui s’effondre. L’auteur perd la main sur la relation singulière qu’il trame avec le monde. Il s’en trouve dépossédé par des processus techniques, eux-mêmes conditionnés par des enjeux économiques. Tant en amont de la saisie, dans le temps de la création, qu’en aval, dans celui de la diffusion, une multiplication de contraintes dissolvent le lien de complicité indispensable entre l’auteur de l’image et le réel. Si bien qu’aujourd’hui, ni l’auteur ni le modèle ne peuvent plus être certains d’être respectés d’un bout à l’autre de la chaîne de production et diffusion des images. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’entrée récente de certains photoreporters dans l’univers des galeries d’art, sites théoriquement plus préservés.

La double contrainte technique et économique tend à multiplier des imageries qui ont donc perdu l’attachement à leur auteur. Celui-ci, transformé davantage en fabriquant-exécutant, n’a plus le loisir d’inventer une esthétique personnelle qui rendrait compte de sa position face au monde. S’il veut vendre pour vivre, il est contraint de répondre à une demande pré-établie, tant en termes de thématiques, qu’en termes de styles et de codes. Si l’on ajoute à cela que le propre d’une image numérique est d’être toujours transformable, adaptable à l’infini, on comprendra que l’on assiste à un effacement de la place de l’auteur, au profit d’une prolifération d’imageries anonymes d’un nouveau genre. En effet, là où le médium analogique produisait un travail fini, qui pouvait certes être accepté ou refusé, le concepteur d’imageries numériques livre une matrice modulable. On comprend alors que, non seulement la technique numérique préconçoit certains aspects de l’image, mais en plus que les ingénieries du visuel retravaillent les saisies, normalisent les mises en pages, les encadrés et les proximités.

Ainsi, si elles menacent l’identité de l’auteur, ces propositions visuelles mettent du même coup en péril la place du spectateur qui perd sa relation privilégiée avec l’auteur de l’image. Face à la représentation du monde qui lui est proposée, le spectateur peut légitimement s’interroger sur l’origine et la justesse du discours visuel qui lui est tenu. Tout est mis en place, en effet, pour qu’il n’y ait plus qu’un mode consensuel d’observation du réel, et pour que celui-ci ne soit jamais contrarié. Dans ce désert communautaire où les sujets déambulent en aveugles solitaires, les images ne parviennent plus à construire des situations dialogiques d’analyses du monde. De ce fait, les regards ne se lient plus et ne s’échangent plus leurs axes de vue. Le spectateur ressemble à une île oubliée et la raréfaction des échanges produit bientôt un monde fragmentaire, atomisé, dans lequel chacun cherche plus à s’auto justifier, qu’à hybrider les points de vue. L’amitié comme ciment réflexif s’évapore, et la communauté des regards se délite.

Autant de pièges à regards qui détissent sous nos yeux la communauté. Mais surtout, autant de pièges qui font la démonstration que ce ne sont pas les images, des pires aux meilleures, qui sont responsables de cette dissolution de l’Amitié des regards à laquelle nous assistons. Si nous souhaitons être efficaces, ce sont les dispositifs de production, fabrication et diffusion que nous devons interroger. Toutes les images sont justes à voir, tout comme tout homme, même le pire, peut être envisagé comme un ami. Car toutes les images construisent une relation dialogique entre modèle, auteur et spectateur. Ce sont les contextes économiques, les contraintes technologiques, et les modes d’exhibition qui déstructurent les fibres du tissu amical des regards. C’est alors la fonction du regard, comme lien communautaire, qui est gravement atteinte.

Si bien que, aujourd’hui, tout en prenant la mesure du changement, rien n’est inexorablement détruit. Il nous reste à veiller sur ce « regard amical », qui appelle l’autre depuis le plus intime de nous-même, pour que la résistance de la communauté des regards retisse ses liens, par-delà les contextes.

[1] G. Agamben, L’amitié, Ed. Rivage Poche, 2007.

Esprit d'avant