Liens et déliens des communautés

Altay Manço est Docteur en psychologie et en sociologie, Directeur scientifique de L’IRFAM – Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations (www.irfam.org). Son action auprès des immigrés se situe à trois niveaux :

– Directement en lien avec les communautés d’immigrés, en accompagnement des associations pour les aider à rejoindre ou constituer des réseaux, les aider à se retrouver dans les organisations administratives et sociales, en conduisant des démarches pour que ces associations puissent obtenir de l’aide, une certaine audience et de la reconnaissance, en créant des partenariats.

– Par des publications et des formations destinées aux travailleurs sociaux et aux responsables associatifs.

– Par les recherches, observations, interpellations menées depuis bientôt 26 ans portant principalement sur la façon dont les migrants s’intègrent dans leurs pays d’accueil, notamment la Belgique, mais aussi bien d’autres pays, Suisse, Québec, Luxembourg, et France.

C’est à ce titre que nous l’avons interrogé.

 

Comment peut-on apprécier le rôle des communautés dans un contexte d’immigration ? En quoi la culture constitutive de communautés, facilite ou non l’ouverture, l’intégration ?

 

1. La vie communautaire est un pôle d’appui pour l’intégration

La vie communautaire est un des instruments d’intégration que l’immigration développe. Elle répond à des objectifs très diversifiés. Tout d’abord elle permet à ceux qui sont loin de leur pays d’origine de se sentir plus chez eux quand ils se retrouvent ensemble. Elle peut parer aux difficultés de la vie quotidienne, simplement en indiquant où trouver des produits bon marché, mais aussi en venant en appui pour les démarches administratives. Il y a bien des solutions qui apparaissent quand ils sont ensemble, par des échanges d’expériences. Mais la vie communautaire répond aussi à d’autres besoins, des besoins spirituels. Elle garde vivantes, la croyance, la pratique religieuse. Elle leur permet de transmettre leur langue, leurs us et coutumes, leur culture. Ils ont besoin d’instruments communautaires. Les églises, les mosquées, les associations des migrants, les fédérations sont des instruments vitaux pour eux.

La communauté permet de garder la tête hors de l’eau pour ces gens qui arrivent dans des situations difficiles, qui sont confrontés à une région totalement inconnue, à des langues inconnues, qui doivent travailler dans des contextes neufs, voire même essuyer l’exclusion, ce qui n’est pas rare. Dans toutes ces situations, la communauté aide à sauver la santé mentale.

Il se peut que les travailleurs sociaux pensent que l’attachement aux communautés est signe d’une résistance à s’intégrer. Il s’agit un peu de résistance, mais c’est une résistance salvatrice. C’est en résistant un peu que finalement ils s’intègrent. Peut-être pas plus vite, mais plus sainement, plus durablement et de manière plus démocratique. De manière plus mutuelle en partageant des choses, plutôt qu’en les subissant. En choisissant les choses plutôt qu’en en étant l’otage.

Tout mon propos est de faire passer cette idée paradoxale. Je dis aux enseignants, « N’ayez pas peur des mosquées, essayez plutôt de collaborer avec elles, essayez de discuter avec l’imam, avec les responsables. N’ayez pas peur de l’église africaine, si vous avez le temps, allez y passer du temps, regardez ce que c’est, ce que ça peut apporter aux gens. N’ayez pas peur des associations crées par des migrants, invitez les à votre école, essayez de voir quelle ressource cela peut représenter. »

2. La tension entre les pôles identitaires des immigrés et le pays d’accueil est une ligne de fond

Cette vie associative contribue aussi à la participation politique des migrants. En ce qui concerne les élus issus de l’immigration, il faut bien voir que la nécessité d’être en accord avec la société d’accueil crée une tension. Pour être légitimes face aux collaborateurs, ou aux collègues non issus de l‘immigration, ces acteurs issus de l’immigration doivent se montrer beaucoup plus en délien avec leur communauté d’origine et beaucoup plus en lien avec leur groupe autochtone. Ils doivent justifier qu’ils sont là pour tout le monde. Le rapport à la communauté est aussi un rapport psychologique intime. On peut imaginer que ces personnes ont dû véritablement lutter contre leurs communautés pour arriver là où ils sont arrivés. Elles doivent lutter encore par rapport aux autochtones pour se faire accepter comme elles sont. Il est compréhensible alors que, pour une partie d’entre eux, leur vision les incite à être en opposition avec les communautés.

Il faut compter aussi avec des postures culturelles. On oppose traditionnellement l’expérience française et l’expérience britannique. Selon l’expérience française, assimilation républicaine, l’idée qu’il puisse il y avoir un corps intermédiaire entre le citoyen et l’état est à bannir. Or la communauté ou l’association apparaissent comme des corps intermédiaires. Du côté de la Grande Bretagne, on a tendance à dire qu’il y a multiculturalisme. L’Etat reconnaît volontiers des corps intermédiaires qui représenteraient les communautés. Ainsi, les Indiens de GB sont dans une constellation d’associations qui se regroupent en fédérations, qui sont regroupées en confédérations, qui ont des liens avec l’Etat. Cette structuration communautaire ne gênera pas du tout le dirigeant britannique, tandis qu’en France, ce serait mal vu.

Au niveau des communes, cette vision n’est pas vraiment ce que l’on observe. On peut voir en France un élu local qui rentre en collaboration avec l’imam du secteur pour éviter ou prévenir des émeutes alors qu’en GB il serait peut-être plus réticent pour pareille démarche. Au niveau local, les pratiques sont vraiment diverses.

Quoiqu’il en soit, un état qui accueille des immigrés travaille à l’assimilation, pas seulement avec les immigrés, aussi dans son organisation interne. Un état se doit de créer des machines de normalisation. D’ailleurs les enseignants sont formés dans les écoles « normales », on les appelle les normaliens. Ils doivent prendre les gens dans leur diversité, les ruraux comme les urbains, les riches comme les pauvres, ils les unifient en quelque sorte. L’état doit être cette force centripète qui emmène les gens vers le centre pour qu’il puisse il y avoir cohésion sociale. Tandis que les personnes, elles, ont tout intérêt à appliquer les forces inverses pour pouvoir exister. C’est pourquoi elles créent des forces antagonistes pour se défendre, des communautés, des associations.

Un exemple de la normalisation est la disparition des langues locales. Par exemple, nous, en Wallonie, on a perdu le wallon. Il nous arrive, de faire l’étude d’un cas critique, lors de la formation d’enseignants : « faut-il interdire à un enfant turc de parler le turc dans la cour de récréation » ? Des arguments sont énoncés, pour et contre. « Cet enfant doit acquérir l’excellence de la langue sinon il ne pourrait pas s’intégrer »… « Il doit garder son identité » … Une enseignante rappelle que le wallon a été interdit dans les cours d’école dans des temps plus anciens, et le wallon est devenu une langue quasi morte. Le cas étudié devient l’occasion de s’interroger sur l’école. Quelle est sa fonction ? On touche là à la quintessence de la politique d’assimilation. Les parents sentent cela. Ils sentent que l’école travaille à effacer leur culture, leurs origines. Et donc ils sont dans une situation de défense. Même si ils ne le disent pas explicitement vis-à-vis des enseignants, ils sont dans une espèce de peur. Est-ce que cette école est là pour me voler mes enfants, culturellement parlant ? Il faut imaginer la psychologie d’un groupe minoritaire immigré, qui n’est pas chez lui. Il s’agit souvent de classes sociales pauvres et peu privilégiées qui se réfugient dans leur identité originaire, comme ils se l’imaginent, dans une mosquée, dans une association nationale. Voilà comment on crée un antagonisme entre une institution qui est le bras avancé de l’Etat et d’autres institutions qui sont les associations. Et souvent, c’est mal vécu par les travailleurs sociaux et enseignants parce qu’eux travaillent à instruire les enfants, à leur apprendre le français, à en faire de bons citoyens. Que les enfants puissent avoir après leurs cours, un cours en langue turque, un cours de lecture du coran, leur paraît en contradiction. De leur côté, ces expressions communautaires sont perçues comme gênantes, alors que du côté des parents, elles sont nécessaires pour exister.

3. Des co-appartenances se dessinent peu à peu, mais difficilement

Dans une société idéale chacun a la possibilité de se retrouver un peu partout et de se façonner différents visages et appartenances suivant les moments et les rôles dans la journée, famille, école, travail, copains. Mais la société est très inégalitaire et segmentée. Les immigrés n’habitent pas où ils veulent. Ils habitent où ils peuvent. Leur lieu d’habitation est lié à leur situation sur le marché de l’emploi. Il faut compter en plus avec la résistance des loueurs à l’égard du « Black ». Ils ne travaillent pas non plus où ils veulent mais là où ils peuvent, quand il y a du travail. Cela crée une ségrégation : la couronne autour de Paris, les quartiers centraux en Belgique.

Les communautés sont créées du fait des difficultés matérielles qui se renforcent.

On pourrait parler du temps de manière plus élargie, les générations qui passent – première génération d’immigrés, les enfants qui sont nés ici … – On pourrait dire que l’assimilation se fait avec le temps qui passe, mais il y a des communautés d’immigrés qui ne sont toujours pas stabilisées, qui sont toujours en appel vis-à-vis de personnes qui pourraient venir les rejoindre. Les immigrés extra européens sont ceux qui sont véritablement considérés comme étrangers à l’heure actuelle, ceux qui viennent d’Afrique noire, du Maghreb, de l’Amérique du Sud, de l’Europe de l’Est, d’Asie. Ces régions du monde trouvent le moyen d’envoyer des migrants, des premiers de cordée qui à leur tour trouvent le moyen de faire venir les autres. Ces moyens sont souvent le mariage, dans un certain nombre de cas, des emplois qui sont ouverts pour des compétences spécifiques, restaurants chinois, petits commerces … Il est important de voir le mariage, pour notre point de vue. Les chiffres montrent que les ¾ des familles turques en Belgique marient leurs enfants à d’autres Turcs. Pour près de 80% ce sont des Turcs qui viennent de Turquie. Ce qui veut dire qu’une jeune fille grandie ici a une chance sur deux d’épouser un monsieur venu de Turquie. Les enfants auront au moins un de leurs deux parents qui vient de Turquie et qui va réinjecter de l’origine, de la langue turque, des façons de faire du pays d’origine.

En quelque sorte, les générations ne permettent pas assez vite le délien par rapport à la culture de la communauté d’origine. C’est plus visible dans la communauté turque parce que les mariages intra communautaires sont plus importants. Chez les Chinois aussi, peu de mariages se font à l’extérieur de la communauté. On va parler de communautarisme parce qu’il y a des préférences de communautés pour les mariages.

C’est une question géopolitique aussi. Si des Turcs et des Marocains pouvaient venir travailler en Europe plus ou moins librement, les familles n’investiraient pas les institutions du mariage, comme si c’était la meilleure possibilité pour entrer en Europe. On utilise le mariage comme un billet d’avion. D’où ces histoires de mariage arrangé, mariage obligé … Il y a une violence qui est faîte aux jeunes, pas seulement les jeunes filles, aussi les jeunes garçons. Nous renforçons les communautés, nous Européens parce que nous nous abritons un peu de trop. Nous ne parvenons pas à créer une circulation suffisante pour que ces communautés puissent s’aérer et se mélanger plus, le cœur léger, vivre.

Pour comprendre les attachements, il importe de prendre en considération les observations du plus particulier, le mariage d’un couple, jusqu’au plus général, Schengen.

4. Les communautés renforcent leur rôle identitaire par un rôle de régulateur économique

Le chômage frappe plus les immigrés qui bien souvent ne trouvent leur condition de survie que par les « ethnic business », comme le Kebab et toute sa filière, de l’approvisionnement, au service, à la comptabilité ou les chauffeurs livreurs, etc.

Dans la région de Bruxelles, un emploi sur deux est créé par les petites entreprises et une petite entreprise sur deux créée par des immigrés. Les « kebabs » représentent ainsi 25% des créations d’emploi à Bruxelles, capitale européenne. Les kebabs fonctionnent aussi par le communautarisme. Les marges bénéficiaires sont très limitées et les emplois difficiles. Il faut être ouvert de 9h du matin à 4h du matin. Dans les grandes villes, les loyers sont très importants. Cela impose de faire appel à une main d’œuvre servile, ce qui serait impossible en respectant les taux syndicaux. La solution est de faire travailler le mari de la cousine qui vient de Turquie et qui de toute façon ne pourrait pas travailler ailleurs. Il va travailler pour l’entreprise pendant le temps nécessaire pour pouvoir ensuite voler de ses propres ailes. Il aura appris à se débrouiller, il aura appris un métier. Les conditions d’apprentissage et d’insertion sont considérées comme un salaire virtuel, qui s’ajoute au salaire réel qui est calculé au millimètre près quand ce n’est pas une déclaration à mi-temps pour un travail à temps plein. Le reste est au noir. C’est comme cela que le petit commerce survit. Mais le modèle n’est pas inventé. Il existe aussi chez le petit commerçant belge.

Il y a aussi des aides, des coups de pouce. Par exemple pour les taxis. Beaucoup de taxis sont Marocains à Bruxelles. Le coût d’immobilisation d’une voiture est très important. Dépanner une voiture rapidement est vital. Le cousin qui vient tout de suite et ne compte pas ses heures est plus efficace que le concessionnaire le plus proche. On a besoin d’une communauté qui s’accommode d’une situation difficile face à l’emploi pour que l’entreprise puisse marcher.

Une communauté religieuse comme l’église de l’éveil, église africaine d’inspiration évangéliste attire par ses pratiques et ses célébrations très participatives. C’est aussi un lieu de ralliement important où se traitent les affaires. Celui qui veut ouvrir un petit commerce et se voit refuser un prêt par la banque peut aller à l’église et parler au père, on lui avance de l’argent. Ce sont les ouailles qui prêtent, parce qu’ils sont en confiance. La banque aussi cherche la confiance, mais à l’église s’il ne rembourse pas, il perd l’honneur, c’est plus efficace que toutes les législations. Celui qui n’est pas bancable, cherche d’autres réseaux. Le rôle de l’église ou de la mosquée est religieux mais aussi social.

On observe maintenant une très grande diversification dans les communautés immigrées. Il y a les riches, même parfois très riches et ceux qui les servent. A la première génération, les immigrés sont presque tous des ouvriers, à la deuxième ou troisième génération, il y a un embourgeoisement parce qu’ils s’exploitent un peu les uns les autres. Dans les communautés immigrées, la règle est « le dernier rentré ferme la porte ». Il faut qu’il entre pour bénéficier de quelque chose, mais il faut qu’il ferme la porte pour que son bénéfice ne soit pas davantage partagé. Il y a des luttes internes dans les communautés. Une communauté, c’est aussi un magma de tensions internes, économiques, sociales, culturelles.

5. Une communauté peut être définie comme un double réseau de reconnaissance et de dépendance

Il est bien difficile de définir une communauté. C’est un ensemble humain lié par des réseaux et des institutions, qui reconnaît ces réseaux et ces institutions et les réseaux et les institutions le reconnaissent comme un de leurs membres. C’est un double mouvement d’appartenance par rapport à des réseaux.

Les réseaux peuvent être commerciaux, familiaux, linguistiques, religieuses.

Les gens arrivent à se reconnaître à partir de quelque chose qui peut être très loin dans l’espace et dans le temps. Loin dans l’espace, comme le pays d’origine, mais aussi dans le temps, comme par exemple : qui est Turc, qui ne l’est pas. Une communauté est quelque chose qui ferme. L’islam par exemple, remonte à l’enseignement du prophète, mais cela ne peut servir de définition, c’est complètement flou et fluctuant au gré des besoins. Par exemple, nous pouvons dire, « nous sommes tous musulmans ». Mais un Marocain ne va pas plus dans une mosquée turque qu’un turc dans une mosquée marocaine.

Ce qui relie, plutôt qu’une ethnicité, c’est la langue. Un Sénégalais qui va dans une mosquée turque, ne va pas rester longtemps. Il va rester jusqu’à ce qu’il trouve un groupe qui lui convienne mieux. Il faut qu’ils se comprennent. Par contre, les Turcs sont si nombreux à Bruxelles, qu’ils ne peuvent pas se reconnaître tous ensemble, il faut donc trouver d’autres subdivisions, cela va être la région ou même le village d’origine. Parfois, pour plus de spécificité, on ne se reconnaît que par la famille ou le lignage.

La communauté, c’est un peu comme des poupées russes, c’est structuré en fonction d’une appartenance de plus en plus précise. On peut reconnaître ses bienfaits. Elle fonctionne aussi comme un frein à l’intégration. Mais parfois on a besoin d’un frein, un frein positif. C’est une résistance qui permet de s’intégrer plutôt que d’être absorbé en une seconde.

L’exemple qui illustre le mieux cette idée est celui de l’amibe. Un noyau et une membrane. Si la membrane disparaît, il n’y a plus d’amibe, mais si la membrane est totalement hermétique, le noyau ne reçoit plus rien et ne peut plus vivre. Une communauté doit être entourée d’une gaine semi-perméable. Elle doit conserver un peu et s’ouvrir un peu aussi.

On peut imaginer qu’encourager la reconnaissance de petits groupes pourrait permettre une plus grande souplesse pour l’intégration dans un ensemble. La gaine c’est un ensemble d’institutions : école, marché de l’emploi, communautés institutionnelles, qui doivent s’organiser de façon semi-perméable, laisser entrer des éléments nouveaux pour se redynamiser mais avec aussi un certain contrôle. C’est de part et d’autre qu’il faut une semi-perméabilité.

6. L’insertion suppose un dialogue qui se joue entre symboles et institutions

Certes, le foulard peut-être vu comme une revendication démonstrative d’identité et comme un repli, une sorte de retrait sur l’origine. Dans le meilleur des mondes, un groupe immigré pourrait vivre ses symboles et son identité de façon subtile sans avoir besoin de déranger. Mais déranger ou crier est peut-être nécessaire. Il faut parfois crier pour ne pas se faire écraser.

Le foulard, c’est protéiforme et avec des sens multiples. « Faire comme maman », « se protéger », cacher la chute des cheveux dans le cas d’une maladie, ou monnaie d’échange d’autant plus efficace qu’elle n’a pas été demandée, vis-à-vis de la famille, en quelque sorte une garantie d’attachement et de fidélité certifiée par son attitude extérieure, en contrepartie de la possibilité de faire des études logée loin de la famille. On pourrait dire que c’est une solution négociée de façon tacite ou implicite : « mettre le voile pour mettre les voiles ». A l’Université libre de Bruxelles, de nombreuses filles portent le voile. Ce qu’elles en disent peut être analysé selon ce schéma. (Cf. Claire Autant). Le port du foulard est une garantie pour la famille, une proximité culturelle qui permet l’éloignement physique. Ainsi se constitue au fil des années une communauté de filles qui sont diplômées et portent le voile. Le diplôme représente le développement. Toutes ces choses s’échelonnent tout au long de la vie et transforment l’identité de l’intérieur. Nous on aura un nombre de diplômées avec le foulard. Cela change la communauté bruxelloise.

Bien sûr, cumulant les rôles religieux, identitaire, pratique et social, la communauté pourrait paraître autosuffisante, elle pourrait fonctionner comme un microcosme. C’est un danger. Il faut lutter contre cette tendance. De fait, ces systèmes ne sont pas vraiment autosuffisants. Ils sont dans la société et s’appuient sur le système de sécurité sociale, les soins des malades, la rétribution en cas de chômage que garantit cette société. Une bonne partie des ressources des ménages vient de ces prestations sociales. Dans la mesure où ils bénéficient de la sécurité sociale, où ils sont reconnus comme citoyens de cette société, tous doivent à cette société de parler sa langue, de participer aux institutions. Pour devenir vraiment un citoyen, et attendre de la reconnaissance de la société, il faut la mériter. Plutôt que de s’y opposer, il est plus fort d’agir en tant que citoyen, et peut-être même d’influencer cette société avec une inspiration qui vient de la communauté à laquelle on tient.

Le dialogue instauré serait alors d’inviter les associations religieuses ou ethniques, les mosquées, à reconnaître la part de la société qui les accueille. Réciproquement, pour les partenaires sociaux, reconnaître que les communautés sont leurs adjuvants, saluer leurs réalisations sans résistance, ni hostilité.

L’accueil des personnes âgées est symptomatique de l’ambiguïté des personnes immigrées. Elles travaillent dans la société, mais considèrent que cette société ne concerne que les autres. Les homes de personnes âgées sont mal vus chez les Africains, les Turcs, les Algériens … alors qu’ils y travaillent. Ils déclarent souvent qu’il ne leur paraît pas possible de confier leurs parents à ces établissements, et pourtant, eux-mêmes assurent les soins et ils reconnaissent que le travail est bien fait. Ce sont les dimensions rituelles et religieuses, la possibilité de respecter les temps de prière et l’alimentation qui ne leur semble pas en accord avec leurs exigences religieuses dans ces institutions.

Nous sommes des êtres de symboles. On est dans une société démocratique par ce qu’on peut tester les symboles. Il y a moyen de négocier. Les symboles vont pouvoir être monnaies d’échange.

Au niveau intrapsychique, la diversité de la société se reflète en nous. Nous avons aussi une multitude d’appartenances. La même jeune fille qui porte le foulard peut être adepte d’un philosophe, aimer un auteur ou un chanteur à la mode et se retrouver avec des filles en mini jupes qui aiment les mêmes auteurs ou les même chanteurs qu’elle. Elle est là face à une diversification d’expression du moi et la fonction identitaire a pour fonction d’unifier, de rendre l’économie identitaire viable. La fonction identitaire est vitale au même titre que la fonction respiratoire. Quand vous êtes émigré et que pèsent sur vos épaules des tensions identitaires, vous devez trouver de nouvelles équations pour résoudre les problèmes. Le symbolisme permet de sauter les obstacles.

Faut-il s’étonner de ce qu’une grand-mère turque, respectueuse de sa religion islamique et pratiquante, souhaite goûter du jambon des Ardennes qu’elle trouve chez son petit fils à qui elle rend visite en Belgique ? Elle explique que l’interdit de consommer de la viande de porc, édicté par le prophète, correspondait à des conditions de vie qui n’ont plus cours maintenant et que le prophète, dans sa raison, n’aurait pas interdit la consommation de viande de cet animal élevé et préparé dans les conditions de notre vie actuelle. Cette attitude explicative permet au symbole d’être vivant et d’accompagner son évolution.

En matière de sexualité, les jeunes filles trouvent aussi des expressions qui permettent d’accorder la rigueur de la loi et les revendications de la vie actuelle. Pour être « dignes filles » de leur famille, vierges jusqu’au mariage, mais aussi dignes filles de leur temps, érotisées, elles reconnaissent qu’il leur est demandé d’être « vierges, mais pas chastes ». Ainsi certaines s’autorisent toutes sortes de caresses sans que soit mise en question la perte de leur virginité. C’est tout un chemin de négociation entre les coutumes, les sollicitations du monde actuel et l’identité qui s’expriment.

7. Sauver l’identité, la question constante de la société

La difficulté à travailler avec son identité ou ses identités est une constante. A fortiori pour intégrer des dimensions extérieures. L’islam. Il n’y a pas un islam, il y a une multitude d’islam. Suivant son origine et son histoire, chacun le vivra différemment. C’est ce qu’on vit qui compte. Dans la sphère de la religion ou de la communauté religieuse, la question pour chacun est « Est-ce qu’ils se sentent emprisonnés par la religion » ou « est-ce qu’ils arrivent à vivre ». Mettre en valeur la force de vie de l’attachement, c’est inventer la possibilité d’être multiculturel, c’est la richesse de l’immigration. Développer cette capacité interculturelle peut engager à un règlement de comptes avec nous-mêmes. Nous sommes toujours face à des injonctions contradictoires. La communauté deviendrait peut être une prison si les gens ne développaient pas la tendance à l’individuation, comme un contre pouvoir qui vient de l’individu et invente une solution nouvelle. Ceux qui parviennent à s’inscrire dans la communauté et savent trouver aussi la voie de l’individuation sont des gens qui sont en paix.

L’évolution de l’individu par rapport à la communauté n’advient pas nécessairement par la rupture. Un cas s’est présenté dans les expériences d’éducateurs. Appelés au secours par une jeune marocaine qui demandait que l’on vienne la sauver de sa famille qui voulait la marier contre son gré, ils avaient pu faire en sorte que cette jeune fille suive les six derniers mois de sa scolarité avant un examen en étant hébergée dans un home, hors d’atteinte de sa famille. Il n’y avait que sa petite sœur qu’elle voyait chaque jour à l’école, car elles étaient toutes deux élèves dans le même établissement. Juste avant l’examen, la jeune fille demande à retourner dans sa famille. Elle a réussi cet examen. L’histoire dit qu’elle n’a pas été mariée avec le cousin qui lui était destiné alors, et elle a entrepris des études d’infirmière. La mise à l’écart et la relation rendue possible par la petite sœur auraient permis une négociation réelle avec la famille. Une attitude trop fréquente est de considérer que la rupture est nécessaire. Dans le cas de gardes d’enfants après jugements, lorsqu’il s’agit d’enfants de familles immigrées, les placements définitifs sont beaucoup plus nombreux que les simples demandes d’éloignement provisoire pour enfants issus de familles non immigrées.

Les résistances vis-à-vis des différences vont évoluer avec les changements de la société. Les statistiques annoncent que d’ici quelques années la Belgique comptera près d’un million de musulmans. Les statistiques ne disent pas de quel islam il s’agit. Nécessairement l’islam va changer vers un islam avec lequel on peut vivre en Europe. La bonne relation avec les communautés spécifiques ne cesse d’ouvrir les fenêtres et de créer des liens. Reconnaître la différence de quelqu’un est aussi reconnaître que cette différence est évolutive. La force est dans l’individu. Dans les écoles, des possibilités d’expression devraient être données plus souvent aux jeunes : ateliers de photo, danse, d’écriture, … sont autant de voies offertes pour que les jeunes inventent qui ils sont. Ils ne seront pas en souffrance. Ils auront inventé ce qu’ils veulent être. Ils sont dans l’invention de nouveaux symboles, de nouvelles expressions. Le respect de la diversité est un respect de l’identité.

               

Altay Manço 
Propos recueillis par Camille Petit