En chemin avec le vagabond de Bosch

Chantal Humbert

Bulletin n°17 – Avant

Durant la seconde moitié du XV ème siècle éclate en Europe une crise spirituelle profonde débouchant sur l’humanisme. Ce courant porté par l’imprimerie se diffuse dans toute l’Europe. Contestant les vérités admises au Moyen Age, il veut redécouvrir les valeurs de l’antiquité pour les concilier avec le christianisme. Renouvelant les réflexions autour de la foi et du savoir, il fait du Christ une figure centrale.

 

Bosch un chrétien moderne

Le caractère fondamental de l’oeuvre de Jérôme Bosch réside dans sa signification symbolique et morale. Dans les Pays-Bas bourguignons, elle tend à remédier aux bouleversements moraux et religieux qui, au XVI ème siècle, vont conduire le nord de l’Europe à rompre avec Rome. Elle a, de toute évidence, un sens voulu par l’artiste aussi bien dans son ensemble que dans ses détails. Des tendances esthétiques, comme l’art pour l’art ou la peinture pure, en sont complètement exclues. Disciple du courant augustinien de la Devotio Moderna, il prend pour modèle l’humanité du Christ, met l’accent sur la prière personnelle, la lecture de la Bible et l’amour du prochain. Jérôme van Aken choisit pour pseudonyme le nom de Bosch, tiré d’Hertogenbosch, sa ville natale, une des cités les plus importantes du duché de Brabant avec Anvers et Bruxelles. Appelée la « petite Rome du Nord », elle s’enorgueillit alors d’une trentaine d’églises et de plusieurs confréries comme celle de Notre – Dame auquel appartient le peintre. S’il suit l’esprit des mystiques flamands, il puise ses métamorphoses hallucinantes dans la superstition populaire, transpose sur bois les diableries avivant les enluminures. Il s’inspire aussi des praticables, des décors de théâtre légers réalisés pour des représentations sacrées. Philippe II d’Espagne évoque dans une de ses lettres une procession à Lisbonne où il y avait des « diables qui ressemblaient à ceux des tableaux de Bosch et qui, je pense, l’auraient épouvanté ». Si l’on comprend facilement « L’Ecce Homo », « Le Portement de Croix », bien d’autres représentations restent énigmatiques à l’image du « Vagabond », conservé au musée de Rotterdam, personnage majeur d’un triptyque éponyme, dont les fragments ont été exposés pour la première fois au printemps 2016 à Hertogenbosch. Comprendre toute l’interprétation du panneau serait bien prétentieux, voilà quelques pistes. Elles pourront d’ailleurs être continuées à la lumière d’autres investigations.

 

 « Le Vagabond »

Grâce à des prêts internationaux, le musée du Noordbrabant l’a présenté accompagné de « La Nef des fous », de « La Débauche et le Plaisir » et de « La Mort et l’Avare ». Daté vers 1500 -1510, il appartient aux œuvres tardives de Bosch, appelées « exemplum docet » ou « l’exemple enseigne ». Leur dessein est de montrer que la vie humaine est un pèlerinage vers Dieu. Quel est le thème du panneau central perdu ? Cécile Scailliérez, conservateur au Louvre, voit dans le triptyque une représentation des sept péchés capitaux : « La Nef des fous » évoquerait la gourmandise, « La Débauche et le Plaisir » signifieraient l’ivresse et la luxure et enfin « La Mort et l’Avare » indiqueraient l’orgueil et l’avarice ; le panneau manquant du triptyque serait ainsi consacré à l’envie et à la paresse. En s’écartant de ces vices, « Le Vagabond » se dispose à changer de vie pour s’engager sur le chemin du salut. Stefan Fischer, un historien expert de Bosch, avance l’hypothèse que le panneau central exposerait les « Noces de Cana ». Ce premier miracle manifeste l’entrée du Christ dans la vie publique et marque le point de départ de la foi des disciples. S’éloignant des plaisirs de la jeunesse, le « Vagabond » approche de la fin de son existence. Renonçant finalement aux dérèglements du bel âge, il s’aventure donc sur la voie de la rédemption qui lui évitera les affres de l’enfer.

« Le Vagabond » a été également vu comme un autoportrait de Bosch ou tout au moins comme un portrait spirituel de l’artiste. Quelques années plus tard, on le retrouve représenté plus âgé et plus mélancolique aux revers du « Chariot de foin » conservé au Prado, fondé à nouveau sur des scènes moralisatrices liées aux tentations du mal. Là, il se sépare de compagnons pervers peints au second plan ; un couple de bergers folâtre au son d’une cornemuse et trois malfaiteurs agressent un voyageur rappelant la parabole du bon Samaritain. Certains historiens ont ainsi qualifié le vagabond de Rotterdam pauvre par vice tandis que celui de Madrid l’est par vertu.

 

 Fils prodigue ? colporteur ?

Le panneau, effigie éternelle de l’homme errant, a reçu plusieurs appellations. En référence à la parabole biblique, il est nommé « Le Fils prodigue ». Derrière le vagabond, on remarque effectivement une truie et ses six pourceaux mangeant dans une auge ; assimilés à des animaux impurs, ils sont associés dans la Bible à ce qui est mauvais et souillé.

Après avoir dilapidé la fortune paternelle, le fils a dû les garder pour subvenir à ses besoins et même se nourrir au milieu d’eux. Comme le remarque Eric de Bruyn, notre vagabond marche « op een slof en een schoen » c’est à dire sur une pantoufle et une chaussure, devenant volontairement sans domicile fixe. Dans la toile de Rembrandt peinte un siècle et demie plus tard, il pose la pantoufle lorsque repentant il arrive chez son père l’accueillant avec tout son amour. Le fils prodigue qui n’est plus en état de marcher quitte son existence terrestre et après une longue errance entame une vie nouvelle de pardonné.

Jérôme Bosch se serait également inspiré d’une enluminure figurant un « Colporteur », présentée en marge du « Psautier de Luttrell » datant du XIV ème siècle. Se défendant de la morsure d’un chien infernal, il avance sur une route où est planté un arbre avivé d’une chouette, symbole des vices abusant et ensorcelant l’homme : les oiseleurs usaient alors de strigidés en guise d’appâts pour affrioler d’autres oiseaux ; ceux – ci s’enlisaient dans la colle répartie sur les branches de l’arbre.

Nous voyons ici une mésange charbonnière confiante et peu craintive que guette un hibou prédateur. Chez Bosch, la nature toujours trompeuse se révèle un lieu de mise à l’épreuve. Le vagabond colporteur s’éloigne d’une auberge mal fréquentée, auquel est accrochée une cage emprisonnant une pie. Bâtie de guingois, elle présente divers trous au toit, allusion au proverbe flamand signifiant une tête fêlée. Ouverte ainsi aux quatre vents, elle est sommée d’une cruche retournée et décorée d’une culotte placée au rebord d’une fenêtre, en train de sécher. Ces divers éléments indiquent des activités grivoises pratiquées dans des lupanars. Elle s’anime d’une femme à la fenêtre contemplant notre vagabond tandis qu’un soldat lutine une autre femme tenant une cruche renversée ; à l’extérieur, un homme urine sous un panonceau figurant un cygne. Cet oiseau sert souvent d’enseigne aux auberges à l’image de la maison du cygne sur la grande place de Bruxelles, renommée dès le début du XV ème siècle.

 

 Pèlerin au terme de son voyage

Le vagabond, personnage central du tableau, serait en fait un marchand ambulant transportant des chapeaux dans sa hotte, car il tient ostensiblement dans sa main un couvre – chef où est piqué un outil de chapelier. La hotte en osier se pare encore d’une peau de castor particulièrement appréciée des chapeliers. Comme ils foulent le poil des animaux pour en fabriquer du feutre, ils ont pris pour patron Jacques le Mineur, cousin germain du Christ, car il a été assommé au pied du temple de Jérusalem par un foulon armé d’une massue. A ce saint s’est ensuite superposé Jacques le Majeur, premier des douze apôtres à subir le martyre et patron également des pèlerins. Et notre colporteur muni d’un bâton évoque bien un voyageur pérégrinant sur une route. Placé à un tournant, il regarde derrière lui, tout en indiquant de son chapeau la barrière étroite qu’il doit franchir. Tiraillé d’incertitudes, il doit quitter son passé sur lequel il n’a plus d’emprise et donc se projeter dans le futur. Sa tenue met encore l’accent sur cette ambivalence. Si couvre – chef, chemise et veste ont belle allure, en revanche le haut – de- chausses, troué au genou gauche, apparaît dépenaillé et rapiécé. Notre vagabond a t-il été mordu par le cerbère rogue qui le regarde par en dessous ? Car c’est bien connu … le chien attaque toujours celui qui a le pantalon déchiré. La ceinture du vagabond, placée à mi – corps, s’agrémente d’un pied de cochon, semblable à celui représenté dans « La Tentation de Saint Antoine » que Jérôme Bosch a peinte à la même époque. Au Moyen Age, les pieds de cochon ou « inglotz » étaient offerts aux mendiants, aux religieux et aux lépreux car ils semblaient voués à passer entre deux mondes. Lorsque le porc était mis à mort, on procédait à sa toilette : on raclait la peau, on faisait sauter le sabot de la patte pour la transformer en pied et ainsi on le « chaussait ». Le cochon, élu de saint Antoine, va donc d’un monde à l’autre grâce à ses pattes, signes de cette circulation qui ne doit jamais s’arrêter. Ici, le pied de cochon surmontant la jambe gauche du vagabond lui indique bien le mouvement. Bien qu’il regarde en arrière, il marche résolument vers l’avenir. Ce porte – bonheur l’incite donc à aller de l’avant et à se diriger vers une barrière étroite. Fermée par une équerre en forme de L, elle contraste avec les chéneaux, qui coiffent le toit de l’auberge délabré et aux volets branlants ; ils sont également représentés en équerre, mais bien abîmés. Cet instrument, signe de rectitude, sert à tracer des angles droits et symbolise l’action de l’homme à la fois sur la matière et sur lui-même. «Le sculpteur sur bois tend le cordeau, trace l’image à la craie, l’exécute au ciseau et la dessine au compas, il l’exécute à l’image de l’homme, selon la beauté humaine, pour qu’elle habite une maison » comme l’exprime Isaïe (1) dans une satire biblique concernant les fabricants d’idoles.

 

 Vagabond de la bonne nouvelle

Derrière la barrière sont transcrits un boeuf et une pie corbeau. Messagère de bonne nouvelle, elle fait le lien entre les airs, le surnaturel et le quotidien. Le prophète Elie serait probablement mort de faim au désert sans cet oiseau qui annonce aussi l’incarnation du Verbe. Quant au boeuf, couché sur le sol et aux genoux fléchis, il se distingue par ses cornes dissemblables : l’une se dresse verticalement tandis que l’autre est transcrite horizontalement ; cette particularité du bœuf est d’ailleurs pareille à une « Adoration des mages » qu’a faite postérieurement l’atelier de Bosch et conservée au Philadelphia Museum of Art. Le boeuf, en marchant droit pour tirer la charrue, signifie l’homme dans sa droiture, mais avec le veau d’or il est également un symbole de l’idolâtrie comme le rappelle le psaume 75 dans un appel ultime à la conversion : « J’ai dit aux arrogants : pas d’arrogance ! aux impies : ne levez pas la corne, ne levez pas si haut votre corne, ne parlez pas en raidissant l’échine (2) ». Dans une autre « Adoration des Mages » que Bosch a réalisée vers 1475, le bœuf, figuré avec un cornage normal, contemple Marie, Jésus et les trois mages. Comme l’explique la notice du catalogue « Bosch. Visions de génie », il évoque un animal pur pour les hommes qui appliquent la parole du Christ ; tandis que l’âne présenté complétement retourné dans l’étable signifie les hommes s’en écartant.

Revenons au panneau du « Vagabond » où dans des lointains bien désolés surgit un poteau. Dominant la barrière étroite et le bœuf, il évoque le sacrifice suprême, celui du Christ rachetant par la croix les péchés de l’humanité. L’hypothèse de Stephan Fischer prend tout son sens. L’évangile de Jean dans lequel sont rapportées les noces de Cana a pour thème essentiel la foi. Elles sont le premier des « signes » que Jésus accomplit au bénéfice de ses disciples « qui crurent en lui » (3). S’il apporte son salut à toute la Création, l’homme doit prendre position avec son libre arbitre : les uns croient en lui, les autres non. Ainsi la croix, c’est à dire la mort et la glorification de Jésus, se profile déjà à Cana. Elle délivre les hommes de la mort physique et spirituelle qui les entrave et avec laquelle ils ont partie liée. Ressuscité avec le Christ, ils peuvent vivre, grâce à lui, en « homme nouveau ».

Tout en démontrant un pouvoir imaginatif extraordinaire, Jérôme Bosch pousse son oeuvre à un point tel qu’elle dépasse l’étroitesse du dogme, sans l’enfreindre, pour mieux dévoiler les mystères de l’âme humaine. Un siècle plus tard, le père José de Sigüenza différencie bien les œuvres du peintre d’Hertogenbosch de celles de ses confrères : « Ils cherchent à peindre les hommes tels qu’ils apparaissent vus du dehors, tandis que lui a le courage de les peindre tels qu’ils sont dedans, à l’intérieur ». Errant perpétuellement ils sont sans cesse ballottés entre le bien et le mal. Ils peuvent s’égarer sur les chemins de la perdition avenants mais trompeurs, ou ils peuvent au contraire s’en détacher en acceptant de vivre dans l’imitation du Christ. C’est bien là le double caractère éternel de la condition humaine. 

 

Chantal Humbert

Notes :

1. Isaïe, XLIV, verset 13.
2. Le psaume 75 concerne le Jugement total et universel.
3. Le récit des noces de Cana se trouve uniquement dans l’évangile de Jean au chapitre II, versets 1 à 13.

Sources :

José de Sigüenza, « Tercera parte de la Historia de la Orden de San Geronimo Doctor de la Iglesia », Madrid, 1905, cit. par Sanchez Canton, Francisco Javier « Fuentes literarias para la historia del arte espanol », I, Madrid, 1923.

Claudine Fabre-Vassas « Du cochon pour les morts », Etudes rurales, 1987

Roger Van Schoute et Monique Verboomen, « Jérôme Bosch », Tournai, 2000.

Eric de Bruyn, « Hieronymus Bosch’s so – called Prodigal Son tondo : The pedlar as a rependant sinner » in Koldeweiji/vermet/kooij, 2001.

Stefan Fischer « Jérôme Bosch. L’œuvre complet », Taschen, 2013.   

Matthijs Ilsink et Jos Koldeweij, « Jérôme Bosch, Visions de génie » catalogue de l’exposition, Musée du Nord Brabant, Bois-le-Duc, 2016.