LE RECUL DE LA PRAIRIE 

DANS LA PANSE DU PAVILLON

Dominique-Louise PELEGRIN

Bulletin n°1 – La Cité

Il y avait un monde fou sous les arbres Le rêve de cette vie villageoise…

Je me souviens d’un choc en arrivant par erreur dans un village un peu à l’écart de l’intense trafic automobile de la banlieue ouest de Paris, un vendredi en fin d’après midi. Ailleurs, c’était pelé, poussiéreux, mâché par le bruit des camions. Au  bout d’une route très secondaire, on arrivait à un village. De la verdure comme dans un rêve, belles demeures neuves parmi les arbres : on avait à peine défriché pour faire place à la maison, au gazon, dans de petites clairières. Au centre, des maisons anciennes, une jolie église et une charmante mairie sur une place ombragée de tilleuls. Et, surprise, il y avait un monde fou, sous les arbres. Des adultes, hommes et femmes, souvent avec des poussettes, attendaient la sortie des classes devant le bâtiment en meulière, -avec écrit ECOLE sur le fronton- en devisant. C’était une scène parfaitement inattendue, comme un secret plaisant et bien gardé, le rêve de cette vie villageoise qui taraude notre époque. Verdure et convivialité  entre gens partageant les mêmes idéaux,  calme et confort, souci des enfants et de leur cadre de vie. On pensait au voyage de Bougainville à Tahiti  «  Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden, nous parcourions une plaine de gazon couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assis à l’ombres des vergers… » .

57% des ménages vivent dans une maison, plus de 80% en rêvent

Retour sur terre. Tant pis si c’est brutal : 57% des ménages vivent dans une maison, mais plus de 80% en rêvent, et estiment que c’est le meilleur habitat possible pour une famille. Entre I993 et 2003, la production de maisons individuelles a augmenté de 60%. Le nombre de jardins a doublé en trente ans : presque un ménage sur deux en possède un.  Résultat : 12% du territoire rural est passé dans la panse du pavillon en moins de dix ans.

Si des  familles viennent se loger au-delà de Mantes, à soixante kilomètres de Paris, ou à de plus de trente kilomètres de Gap, ce n’est pas forcément par soif de chemins creux et de prairies en pente.  Partout, les terrains ont augmenté de 30% entre 1999 et 2003, leur coût est passé de 30 à 50% du prix total d’une construction. Pour les moins riches, ça devient difficile. Entre 2000 et 2003 les prêts de plus de vingt ans ont été multipliés par cinq…. La seule stratégie encore possible ? S’éloigner.
Autour de villes comme Aix, Strasbourg, Toulouse, l’espace s’organise de plus en plus nettement, selon une grille économique : Les plus aisés restent au centre ou dans des communes périurbaines particulièrement faciles d’accès et verdoyantes. Les couches moyennes occupent la « seconde couronne », de 5 à 20 km du centre. Les familles les plus pauvres restent en ville dans les quartiers peu valorisés, ou vont chercher elles aussi de la verdure, de plus en plus loin, dans ce que l’on appelle le « secteur diffus ». La moitié des maisons y sont construites grâce au prêt à taux zéro, lancé en I995 pour des familles à revenus bas, c’est dire. « On arrive aux limites d’un système, dit Claude Napoleone, économiste spécialisé dans l’étude du foncier périurbain. Et la maison à 100 000 euros promise par le précédent gouvernement ne peut qu’accentuer le phénomène : pour faire une maison à ce prix, il faut aller chercher du terrain là où il ne coûte quasiment rien. On propose une maison comme un produit, détaché du sol, détaché de toute contingence, de toute idée de ville… ou de campagne »

Des chercheurs à l’université de Toulouse ont enquêté auprès de ces familles très modestes qui achètent leur logement à trente, quarante kilomètres de la ville. Pour la plupart, il est difficile d’accéder aux vrais plaisirs de la maison individuelle : une vie privée à l’abri des regards- la prairie gazonnée où il fait bon poser les chaises longues, les barbecues entre amis, les week-end d’été, et parfois même ce rêve si fort, la piscine (leur nombre a doublé ces cinq dernières années, dans toutes les régions). 

Ces vastes séjours donnant sur le jardin, ces belles voitures dans le garage, pardon, les garages. Cette liberté d’aller en ville vaquer à ses affaires et de revenir se mettre « au vert », chez soi, sans comptes à rendre à quiconque.

Aujourd’hui, les grands ensembles sont horizontaux, disent les chercheurs. Comme le dit au géographe Lionel Rougé un habitant de lotissement désabusé : « on pourrait être en HLM, ce serait la même chose. Les mêmes gens, les mêmes problèmes ». Dans certains lotissements, on se trouve bien près des voisins, la vie de village n’est pas toujours aussi conviviale qu’on l’imaginait. En l’absence de moyens de transport, les adultes au chômage, souvent les femmes et les adolescents, se trouvent « assignés à résidence ». On retrouve chez ces « captifs du périurbain » les maux observés chez les femmes au foyer des grands ensembles des années soixante : impression d’isolement, ennui, doute, frustration. A l’époque, on avait inventé un mot : « sarcellite ».

Ces prairies lointaines ont le mérite de faire disparaître par enchantement les fameux « problèmes sociaux ». Un coup de spray et hop, tous dispersés, atomisés dans les confins. Le bonheur pavillonnaire tel qu’il est encouragé par l’idéologie officielle est très individualiste. Une fois que vous avez votre maison, dans « une France de propriétaires », si vous ne vous en sortez pas avec vos remboursements, si vous n’êtes pas fichu de posséder les deux ou trois voitures nécessaires, tant pis pour vous.

En I990, 8,8 millions de français vivaient dans ces « lisières » ces « périphéries », ces « cinquièmes couronnes ». En I999, ils étaient 12 millions et demi. Pourquoi la prairie est au cœur de mouvement ?  A cause de l’idée qu’on s’en fait : En France, cette zone « périphérique » accueille quelque 20% de la population. 85% des « périurbains » pensent qu’ils sont « à la campagne » alors qu’ils contribuent à fabriquer du « périurbain », quelque chose d’autre, qu’on voit mal, qu’on a du mal à apprécier à sa juste importance.

Trois questions

En suspens,  trois questions.  Ce rêve collectif d’un habitat individuel ne ressemble-t-il pas à une escroquerie ? 60% des actifs, souligne l’économiste Michel Mouillard, disposent de moins de I8 OOO euros par an.  Autrement dit, les trois-quart  des ménages français pourraient prétendre à un logement social. On en construit peu. Il y a plus d’un million de demandeurs, dont les deux tiers ont de très basses ressources.
Une politique où chacun est censé construire son propre logement social à ses frais, n’est-elle pas au fond très coûteuse ?


Ensuite : Les Français n’ont jamais habité aussi loin des centre- villes. Avec quelles conséquences ? Entre autres : une voiture pour deux habitants. Comme le rappelle l’économiste Olivier Godard, la France représente I% de la population  mondiale, 2% des émissions de CO2. Les périurbains consacrent plus d’un quart de leur budget au transport. Ils se déplacent de plus en plus et vivent de plus en plus loin de leur lieu de travail. La communauté urbaine de Strasbourg a calculé que les déplacements et le trafic routier représentent 68% de la pollution. La DATAR, parle d’ « économie de cueillette » pour parler de l’extension infinie du périurbain, autour des grandes villes, une consommation d’espace gaspilleuse.
Enfin, il faudrait se demander d’où vient, comment se fabrique cette énorme détestation de la ville, à un moment où les citoyens de ce pays ont un mode de vie -et de penser- très urbain, l’habitude de recourir à de multiples services (collège, écoles, bibliothèques, salles de sport, piscines, etc.) ? Si nous aspirons tous au calme, à une vie familiale sereine avec de la place, un environnement vert et pas pollué, pourquoi faudrait il absolument fuir la ville pour disposer de tout ça ?
Esprit d'avant