Traditions musulmanes et traditions prophétiques 

Mohammed JAMOUCHI

Bulletin n°5 – Tradition

 

« Transmettez de ma part
ne serait-ce qu’un signe [verset] »
(Hadith) 

Les religions dites révélées (judaïsme, christianisme, islam) ont développé chacune une notion propre de la tradition liée à l’économie de la révélation et aux formes de contrôle de la transmission de la foi par les clercs. Toute l’histoire de la tradition chrétienne est ainsi travaillée par les débats sur la légitimité respective des Écritures et des traditions comme sources authentiques de la Révélation. 

La tradition islamique

La tradition islamique est, en principe, essentiellement centrée autour du Livre : le Coran. Si de fait, la révélation coranique a été acceptée et reconnue comme la Parole éternelle et incréée d’Allah, présentée par l’archange Gabriel comme venant de Dieu lui-même, il n’en reste pas moins qu’une grande majorité des musulmans (sunnites) du monde se définissent comme « les gens de la tradition et de la communauté » en raison du fait qu’ils s’appuient sur les traditions entretenues dans la communauté des croyants. Les sunnites sont également désignés comme « les gens du Livre » parce que l’Écriture y est le lieu du dépôt de la Révélation (lequel Livre sera inlassablement recopié, calligraphié, mémorisé et psalmodié ) ou encore comme « les gens du consensus » (aboutissant à une parole, voire à une norme commune afin de pérenniser la cohésion sociale).

La tradition coranique a toujours été transmise essentiellement par l’oralité, sur base d’une pédagogie de la répétition et de la mémorisation fidèle à l’exactitude de la lettre (en respectant rigoureusement toutes les tonalités, les voyelles longues et brèves,…) jusque dans les intonation à attribuer au mot (psalmodie) avant d’être apte à restituer le mot et le vers par écrit. L’oralité à été une tradition puissante car elle était vivante ce qui n’est pas le cas de celle écrite qui venait en second lieu.

Pour ce groupe majoritaire constitué par la tradition sunnite, la connaissance révélée est impersonnelle, extérieure au moi du Prophète (ce n’est donc ni une inspiration ni une intuition). « Juridiquement, on définit la révélation [wahi] comme une information de Dieu à l’un de ses prophètes touchant un précepte juridique ou d’une autre nature. Quant à nous, nous le définissons comme la connaissance que trouve en lui l’individu, avec la certitude qu’elle est de Dieu et transmise par un moyen sensible ou non » .

Aussi, dans la mesure où une religion populaire se vit par référence plus ou moins éloignée à son fondateur, les sunnites accordent-ils une place prépondérante à la tradition prophétique.

 

La tradition prophétique

La tradition islamique différentie les traditions prophétiques reconnues comme authentiques de celles qui le sont moins ou ne le sont pas du tout.

Pour les musulmans de la deuxième génération (après la mort du Prophète), la nécessité se fit sentir de comprendre et d’interpréter la révélation « descendue » sur le Messager. Pour ce faire, ils ont eu recours à l’enseignement et à la conduite du Maître. L’ensemble de ces traditions qui rapportent ses paroles, ses actes, ce qu’il a approuvé ou désapprouvé est compilé dans les traités portant le nom de « sunna ». Ainsi, de nombreux musulmans appliquent-ils plus volontiers la tradition prophétique dont l’accès (dont la compréhension est facilitée par la référence à des cas particuliers) est plus concret que le Livre, contenant des sentences et des pensées d’une portée générales, voire allégoriques et ambiguës, qui demandent à être adaptées aux cas singuliers sur lesquels il y a lieu de légiférer. Du reste, le Prophète en tant que paradigme de « l’homme parfait » figure l’incarnation vivante du Coran. C’est pourquoi, vider une religion de ses traditions, de ses transmissions, c’est la réduire aux choses de ce monde dépourvues de toute Vie, de toute Vérité, et de toute Lumière.

Au-delà des faits et gestes du Messager, il y a surtout la mission prophétique qui transcende le temps et le lieu dans lequel elle se dévoile. Il convient d’y voir la continuité des missions adamique, mosaïque, noachique, christique…

Aussi, la tradition, se poursuit-elle à travers les savants [ulama] considérés comme les héritiers des prophètes.

Tradition islamique

 

La tradition prophétique qui tente de s’enraciner dans l’historicité des croyants des premières générations a été traitée par les traditionnistes [fuqaha] au Xème siècle pour en élaborer un discours réfléchi et argumenté afin de fonder l’autorité de la Tradition.

Nonobstant le développement considérable opéré par ces sciences des hadith, la dissociation entre le fait historique (la personnalité de Mohammed dans l’Arabie tribale du VIIème siècle) et la représentation (idéalisée, voire stéréotypée et sacralisée) élaborée a posteriori par les traditions musulmanes, n’est pas toujours consommée. La « sunna » dont les différentes définitions peuvent paraître arbitraires ou peu assurées (car elle englobe les gestes autant que les paroles attribuées au Messager) a subi des influences multiples, des remaniements ainsi que des manipulations. Or, l’enjeu de cette tradition devenue « prophétique » devenait crucial pour l’établissement des États nouvellement installés, non sans conflits politico-idéologiques, et donc toujours en quête de légitimité et d’allégeance. Ils tiraient le bien-fondé de leur autorité à partir de l’interprétation des origines d’une révélation incarnée dans la tradition de quelques tribus arabes qui allaient bientôt transformer l’ancien monde et développer une religion majeure.

Du fait que la tradition musulmane est rattachée à une religion vivante, il s’en suit qu’elle entretient et transmet un point de vue sur son passé et surtout sur la période de ses origines.

Peut-être les hadith forgés sont-ils des faux, selon les critères des sciences des hadith, et au regard de la tradition prophétique dite authentique, cependant, ils nous renseignent sur les situations et problématiques sociales, religieuses, politiques, sur les frictions, les sensibilités et les conflits auxquels ils étaient confrontés à l’époque.

Contrairement à l’invention d’un discours de la Tradition prophétique qui est autonome, la Tradition chrétienne est adossée à l’inspiration des Evangélistes canoniques, mais pas plus que la Tradition prophétique elle n’est censée transmettre la doctrine de la foi soumise au contrôle de l’autorité religieuse

 

Authenticités différentielles

Les musulmans se distinguent par plusieurs grandes traditions : sunnites, shiites, kharijites, et à l’intérieur de chacune de ces tendances sociopolitiques, nous pouvons discerner une propension mystique ou gnostique.

La tradition shiite est, plus que la tradition sunnite, orientée vers la personne qui reçoit le message révélé ; elle conçoit la révélation divine dans la ligne d’une prophétie [nubuwwa] appelée à se poursuivre dans le temps pour interpréter la révélation. Les shiites (septimanien et duodécimain) sont en conséquence dans l’attente de l’« imam caché », considéré comme un descendant du Prophète qui apportera le sens dernier de la révélation [wahi].

Aussi, a-t-on pu considérer que la pensée shiite trouve son apothéose dans la mystique des soufis, qui représente « l’effort suprême d’intégration de la révélation coranique, la rupture avec la religion purement légalitaire et le propos de revivre l’expérience intime du Prophète » .

Pour les soufis, la tradition, au sens large, se vit par références aux sages qui l’animent et restituent des nuances spirituelles particulières du message et de la pratique d’origine ; c’est aussi la transmission d’une tradition vivante, de maître à disciple qui prime. Idéalement, le guide transmet une part de sa bénédiction à celui qui est appelé à devenir son successeur. Celui qui vise la recherche de la connaissance, de la gnose à sa source, c’est-à-dire en Dieu Lui-même.

Les mystiques aspirent à l’expérience gustative [dhawqiyya], les soufis prétendent à partir de cette proposition que « celui qui n’a pas goûté ne sait pas ».

Ces différentes traditions musulmanes sont encore vivantes et demeurent toujours soucieuses de leur authenticité, de leur mise en oeuvre et de la façon de se faire prévaloir à l’égard des autres. Les critères d’authenticité ne sont guère les mêmes selon les différents courants de pensée, les différentes traditions.

Traditions et citoyenneté

Être inscrit dans une tradition ne signifie nullement qu’il faille se fermer à l’altérité ou avoir une vision manichéenne des communautés qui nous conduirait vers une posture de confrontation. Au contraire, c’est en étant fort d’une tradition que l’on s’ouvre plus facilement à l’autre et que l’on peut agir ensemble en s’engageant avec nos concitoyens avec qui nous avons l’humanité en partage. Les valeurs, les idées, les traditions et les lois qui ne heurtent pas notre vision du monde et de l’homme peuvent être naturellement intégrées et adoptées. Un principe majeur, dans la tradition islamique, stipule que ce qui n’est pas proscrit est, par définition, permis. Il n’y a pas de difficultés majeures à vivre sa tradition musulmane avec les lois en vigueur en Europe.

Des traditions en devenir

Les traditions ont forgé des identités individuelles, nationales, et garanti la cohésion sociale de vastes empires. Si elles ont été nécessaires à la pérennité de ces entités, elles nous ont hélas également enfermés dans des communautés quasi hermétiques quand elles n’étaient pas franchement conflictuelles .

Pour l’historien, il convient de voir en ces traditions des repères et des témoignages pour les hommes et les femmes de ce temps. Si les échos du passé ne nous apportent pas les réponses que nous attendons et entendons aujourd’hui, s’ils ne posent pas les questions pertinentes, propres à notre société, ils peuvent néanmoins éclairer notre présent, à condition de ne pas retenir les erreurs concomitantes qui les ont accompagnées. De même, le sociologue ne peut se cantonner dans un discours qui empêcherait tout effort personnel de recherche et d’interprétation circonstanciée dans le cadre de notre société sécularisée (dans laquelle tous les aspects de la vie ne sont plus réglementés par une tradition religieuse) ou reproduire en Europe un mimétisme social importé afin de renforcer un contrôle social, ce qui reviendrait à développer une tradition uniforme aboutissant à une pensée unique au détriment de la richesse et de la diversité que contiennent les traditions musulmanes. Cela dit, nous ne sommes jamais à l’abri de l’intrusion de traditions archaïques qu’il faut prévenir et contre lesquelles il y a lieu de se prémunir.

On ne saurait en conséquence, confondre ce que l’on considère comme « la tradition prophétique » et « l’orthodoxie islamique ». En premier lieu, parce qu’il n’y a pas de magistère attitré pour définir une « opinion droite » ; ensuite parce que le recours, par les penseurs sunnites, pour procéder au consensus, est un idéal, appliqué de façons différentes selon qu’ils invoquent le consensus de la communauté toute entière, des docteurs d’une époque particulière, d’une région géographique ou des Compagnons du Messager.

 

Traditions et contemporanéité

Comment ces traditions sont-elles comprises et vécues par des millions d’Européens musulmans contemporains ? Suivent-ils uniquement les enseignements de leur Prophète, uniquement le Coran, les deux à la fois ou y a-t-il encore des coutumes locales qui interviennent dans les choix importants de leur vie ? Aussi, se demandent-ils comment concilier la vie moderne et la foi, souvent devenue secondaire dans les sociétés sécularisées. Pour cela, il convient de distinguer les traditions qui ont encore un sens et de les transmettre, de celle qui sont susceptibles de variation.

Les traditions musulmanes soulèvent, en effet, de nombreuses interrogations auprès des musulmans sur tous les continents. Dans de la plupart des pays musulmans, on assiste à de nombreux débats publics affichant le thème suivant : « Entre authenticité et modernité ? ».

Les questions qu’ils suscitent pointent la nécessité de repenser la jurisprudence musulmane [fiqh] qui est en grande partie basée sur les traditions musulmanes (au sens large).

La tradition religion populaire change avec la culture ambiante, si bien que l’on peut rencontrer de nombreuses personnes de culture musulmane animés par ou qui vivent la culture dans laquelle ils ont été élevés sans pour autant partager sa foi.

« Ce ne sont pas les cendres qu’il faut transmettre, mais la flamme ». Soyons des transmetteurs, non des répétiteurs.

Esprit d'avant