Autoritarisme et brouillage des rapports de générations

Bien que l’altération des familles due àl’absence du père soit rare dans les ménages issus d’Afrique sahélienne et du Maghreb en France, beaucoup de magistrats de la jeunesse, influencés par la pédopsychiatrie, soutiennent l’idée, trop directement calquée sur lesdéficits éducatifs dans les classes moyennes métropol­itaines, d’un manque de symbolisation de la loi – les pairs remplaçant les repères1. A droite le diagnostic de l’effondrement de l’autorité est une posture constante.

S’agissant des adolescents dont les familles sont venues d’Afrique sahélienne, le problème résiderait plutôt dans un excès autoritariste qui, pas moins que le laxisme, implique un effondrement de l’autorité. Pour comprendre cet autoritarisme, il faut distinguer l’autorité statutaire – ou traditionnelle – de l’autorité de compétence. Dans les familles migrantes ayant un faible bagage scolaire, l’autorité ne peut être qu’une autorité sta­tutaire. Les parents n’ont pas sur les enfants un ascendant fondé sur la connaissance de la langue du pays d’accueil, de ses habi­tudes, de ses fonctionnements administratifs, ni d’ailleurs une éducation scolaire qui leur permettrait de les guider par leur savoir. L’autorité qu’ils peuvent revendiquer est par conséquent réduite à un statut, ordinairement inscrit dans la différence des généra­tions, qui fait que les membres de la jeune génération obéissent à ceux qui les précédent. Pour dire les choses simplement, chaque enfant obéit à ses père et mère, non par un assentiment raisonné fondé sur les compétences qu’il leur reconnaît, mais par respect de ceux qui l’ont protégé et nourri, par affection.

Comment fonctionne cette autorité statutaire là-bas et ici?

Ce n’est pas un père absent et distant qu’on rencontre dans le Sahel mais plutôt un père hypertrophié. Chez les Djelgôbe, Peuls du Burkina Faso, les aînés ont le droit d’insulter les puînés, les parents les enfants, mais pas l’inverse ; seuls ceux qui ont le même âge peuvent s’insulter mutuellement sans danger, écrit Paul Riesman 2. Cette hiérarchie associée aux groupes d’âges tend à réduire l’importance des distances proprement généalo­giques entre parents et enfants. «Les générations, les groupes d’âges, de frères se succèdent par vagues qui avancent par le même vent, en gardant leurs distances tout au long de la vie [ … ], écrivent joliment Marie-Cecile et Edmond Ortigues. C’est seu­lement lorsque sa vague aura atteint le rivage des morts [qu’un individu] deviendra père à part entière3.» Ils soulignent impli­citement que le père biologique n’est guère plus éminent que le frère aîné pour un cadet, du moins tant qu’il n’a pas rejoint les ancêtres. C’est une limitation de l’ascendant du géniteur sur les enfants qui est compensée par l’autorité collective des pères comme groupe. S’il y a, dans les sociétés traditionnelles de l’Ouest africain, une forte asymétrie entre vieux et jeunes, elle sépare des groupes d’âges plus qu’elle ne hiérarchise véri­tablement les générations, en l’espèce celle des parents biolo­giques et celle de leurs enfants. Ce qui frappe l’enfant peul, c’est l’autorité que son père exerce, non pas sur lui, mais sur sa mère. La dureté des hommes envers les femmes parmi les familles ori­ginaires du Sahel, comme les Peuls sédentaires, les Dyolas de Casamance, les Mandingues du Mali ou d’autres groupes du Sahel, s’appuie sur les exigences d’une tradition patriarcale. Pour comprendre cette dureté des comportements des hommes envers les femmes, il faut prendre la mesure de l’importance de la recherche de la pureté et de la condamnation de la souillure, écrit Louis-Vincent Thomas qui a étudié en profondeur la société Dyola (basse Casamance). Il souligne que cette société est une «entreprise de coercition» ordonnée par la pureté. Dans la société Dyola, le rite de passage collectif demeure l’initiation àthème sexuel : circoncision pour les garçons, excision pour les filles. Ces actes participent à la purification des individus, à la mise à distance d’une nature animale.

L’autorité d’un père sur son fils est la conséquence de son ascendant sur sa femme. Cela est vrai non seulement dans les sociétés patrilinéaires comme les Peuls, les Wolofs ou les Soninkes, mais aussi chez les Sereres matrilinéaires et chez les Manjaks4. Les mâles y affirment plus fortement leur autorité aussi bien pour marier les filles que pour initier les garçons5. Pour les Ortigues, suivant une interprétation classique, l’enfant au stade de l’oedipe doit être séparé de la mère considérée comme l’omni­gratifiant. Cette action de séparation mère/enfant est en quelque sorte un moment clé de la construction d’une identité autonome pour le jeune garçon ou pour la jeune fille, de l’acquisition du contrôle de soi. Cette exigence n’est pas propre aux sociétés africaines traditionnelles. Ce qui est plus marqué cependantdans ces sociétés, c’est l’importance accordée à la séparation précoce des sexes et le rôle éminent des hommes en tant que collectif pour l’opérer. Par ailleurs, ici comme là-bas, les mères africaines ne peuvent faire d’un petit garçon un homme : ce sont des hommes qui doivent séparer l’enfant mâle des femmes, car celles-ci n’ont, au-delà de la prime enfance, aucun pouvoir sur les individus de sexe masculin.

En Europe, les maris africains, premiers arrivés, ont établi des règles qui isolent les femmes et parfois les enferment. La plupart des femmes venues du Sahel reconnaissent la valeur éminente de l’autorité traditionnelle et l’importance des hiérar­chies d’âges telles qu’elles ont été léguées par la tradition. Elles n’éludent pas la nécessité de se conformer à une coutume fondée sur le respect des choix des aînés et des parents, même lorsque ce qu’ils affirment paraît arbitraire ou injuste. Mais cela ne suffit pas à les préserver en Europe du ressentiment masculin. Plus souvent qu’à leur tour, les hommes venus du continent africain ont tenté de se guérir du mépris qu’ils ressentent ici en reportant leurs frustrations sur leurs propres femmes. Celles-ci sont l’objet d’injonctions contradictoires : elles devraient exercer l’autorité sur les garçons pendant que les pères travaillent ou sont absents, mais, comme le père les a disqualifiées 6, elles n’en ont guère les moyens. «Du fait que la femme est plus disponible que le mari, à la maison en général, c’est elle qui a l’autorité dans la journée. Mais elle ne décide presque jamais. Parce que la femme, s’il s’est passé quelque chose a l’école concernant les enfants, on la convoque, on vient la voir, elle dit: « Je ne peux rien décider, mon mari n’est pas là. » On sait qu’après, le mari va rentrer à la maison et dire: « Toi, tu ne sers à rien ! Tu es ici, et tu n’as rien fait ! » Elle se sent responsable des enfants mais sans autorité parce qu’elle ne peut pas décider sans l’avis du mari7.» C’est comme si elle était la grande soeur ou la jeune fille au pair de la famille : en se rendant à la convocation du collège ou de l’école, c’est une consultation qu’elle va faire à la place du mari, mais la décision attendra.

D’un côté, les pères ne peuvent cacher aux yeux de leurs fils qu’ils ont passé une part de leur vie à raser les murs. De l’autre, ils ont détruit ce qui aurait été la seule force qu’ils auraient pu avoir ici : une solidarité inflexible avec leur femme, une cohé­rence parentale. Les tensions, liées à l’autoritarisme des hommes, entre maris et femmes, ruinent toute autorité statutaire de la génération aînée. Des lors que l’homme ne joue pas son rôle et que, de plus, il rabaisse la mère aux yeux des garçons, cel­le-ci ne peut véritablement faire de ces garçons des êtres auto­nomes, capables de s’insérer dans la société. Le brouillage des positions générationnelles combiné avec des échecs scolaires précoces suscite chez les adolescents une attitude de défiance envers les autorités et les institutions. Ainsi, contrairement aux moeurs des familles occidentales ou l’asymétrie génération­nelle – subordination des enfants aux parents – prévaut sans équivoque sur l’asymétrie de sexe, ces coutumes patriarcales, altérées par l’immigration, tendent à faire prévaloir la hié­rarchie de sexe – subordination des femmes aux hommes – sur la hiérarchie générationnelle. Elles brouillent les repères éducatifs8. La radicalisation de l’infériorisation des femmes divise le camp parental et met les fils au-dessus des mères.

Dans un contexte de migration, les adolescents indo­ciles sont parfois renvoyés en Afrique. La question de savoir comment on se chargera d’eux est rarement posée. Ces renvois s’appuient sur une pratique traditionnelle, le «fosterage», mais dans la plupart des cas, ils constituent une pression exercée sur la mère. Ils traduisent une affirmation brutale d’autorité des pères autant sur leurs femmes que sur leurs enfants. S’ils prennent des formes différentes quand il s’agit de garçons et de filles, nous n’en avons presque jamais perçu les bénéfices pour les adolescents. Cette menace et les renvois effectifs divisent les couples. Dans les cas qu’il nous a été donné de connaître, l’origine de la séparation dans les ménages d’origine africaine est rarement une mésentente entre les époux issue de choix exis­tentiels divergents, mais un conflit majeur concernant la garde des enfants ou une anticipation du «rapt» des enfants par le père. De ce fait, en France, les situations de conflit au sujet des enfants et particulièrement la crainte du renvoi des enfants en Afrique ont amené des femmes à engager des procédures de divorce ou de séparation 9.

En Europe les pères classificatoires – les frères et cousins du père – ne sont pas là, le collectif des hommes ne fonctionne plus comme tel. Au sein des sociétés occidentales, les familles d’origine africaine sont en quelque sorte comme un tissu mité. Les liens qui organisaient les rapports entre les sexes et entre les générations ont été partiellement détruits. Les lignées pater­nelles et maternelles ont été démembrées. Les femmes en émi­gration sont privées de la protection de leurs frères et de leurs pères; sans le soutien de leur lignée, elles sont sans autorité sur leurs fils et représentent un modèle négatif pour leurs filles. De même, sans le secours de leurs pairs et de leurs parents, les hommes sont isolés, mais aussi privés des tempérances que leurs soeurs pouvaient introduire. En l’absence de ces rôles, l’affai­blissement de la distinction entre le grand frère et le père, qui a des sources dans le rôle dévolu par la tradition aux ancêtres, favorise l’autoritarisme et détruit l’autorité de la génération aînée. L’affaissement de l’autorité est donc engendré par le défaut de fermeture générationnelle dans les contextes de migration : cela signifie très concrètement que les oncles ne se comportent pas comme des pères de substitution ici, qu’ils n’ont aucun droit sur l’éducation des enfants de leurs frères et cousins ger­mains. La réussite de l’éducation est garantie en Afrique par la cohérence et les redondances des conseils et des attentes du cercle des hommes de la génération mature a l’ égard des membres des jeunes générations. Or ce cercle a été brisé en émigration, et les tentatives pour le restaurer a travers les grands frères ont échoué. De ce fait, la crise doit autant à l’altération du fonc­tionnement des systèmes normatifs qu’à l’écart avec les normes occidentales. Ce démembrement pèse surtout sur les groupes de migrants pour lesquels la parentèle joue un rôle important, ceux qui étaient, en Afrique même, dans les situations les plus traditionnelles : les ruraux non ou peu scolarisés.

En raison d’une ségrégation élevée et de la concentration des familles d’origine sahélienne en France, l’héritage culturel, les normes éducatives qui prévalent parmi ces groupes sont restés fortement marqués par le modèle patriarcal. Mais c’est, en émigration, un patriarcalisme boiteux. Au sein de ces familles apparaissent des dysfonctionnements et des dérives autorita­ristes qui n’ existent pas sous cette forme en Afrique noire10. Ce patriarcalisme fait des femmes des victimes d’autant plus accessibles que la désocialisation qui accompagne la migration des familles africaines est profonde 11. Les garçons à l’adoles­cence s’engouffrent dans cette brèche de l’autorité, tandis que les pères, affaiblis, sont amenés à surcompenser. La crise de la tradition, la dénaturation de l’autorité en autoritarisme, a préparé l’effondrement plus général de l’autorité et en particulier de l’autorité sur les fils. Cet effondrement se conjugue avec des pères par excès. Enfin, en Afrique sahélienne, les enfants sont regroupés en classes d’âge, fedde, construites à l’image de la société: l’aîné doit protéger le cadet qui lui doit en retour le respect. En émigration, cette déférence ne produit pas les effets qu’on pourrait attendre du fait que les aînés sont eux-mêmes en difficulté dans les sociétés «d’accueil» et ne sont pas un bon modèle pour les puinés. Les classes d’âge n’existent plus et n’exercent plus de régulation. Les garçons aînés s’accommodent bien du pouvoir que leur confèrent ces dysfonctionnements et ces altérations en l’associant à une tradition qu’ils ignorent en partie. Du moins, le privilège qu’ils ont dans leur famille leur rend plus supportable l’amertume qu’ils éprouvent parfois très tôt en raison de leurs insuccès scolaires ou des discriminations. Cela produit des désastres. Les garçons s’approprient de manière caricaturale le modèle patriarcal et récusent complètement l’autorité mater­nelle, tandis que la réduction de l’autonomie des filles débouche sur des conflits plus dissimulés avec leurs parents.

Les dynamiques familiales au sein de la population d’origine maghrébine sont plus différenciées que celles qu’on observe dans les familles du Sahel. Certes, à travers le revival musulman, s’affirme aussi une tendance néotraditionnelle, particuliè­rement dans les familles marocaines qui habitent les quartiers ségrégés. Au Maghreb, comme on sait, les systèmes patrili­néaires dominent dans les zones arabisées. Longtemps, les Berbères ont gardé des systèmes de parenté bilinéaires, après quoi la loi musulmane s’est appliquée. Le taux des enfants naturels au Maghreb est très faible et le contrôle des femmes élevé 12. Mais, dans le cas de cette région, on peut suggérer des raisons intrinsèques qui font que la femme est plus protégée, et pas seulement en tant que mère. Youssef Courbage et Emmanuel Todd font une lecture peut-être trop irénique des situations dans les familles arabes et au Maghreb. Ils opposent «les familles russes et chinoises […], patrilinéaires mais exogames dans lesquelles les rapports entre parents et enfants, entre maris et femmes semblent baigner dans une atmosphère de violence psychologique permanente », et les familles arabes. Certes, on peut supposer avec les auteurs que «l’endogamie adoucit les rapports interpersonnels complexes induits par un système familial étendu, car la belle- fille n’est pas une étrangère persé­cutée par sa belle-mère ou violée par son beau-père, elle com­mence sa vie conjugale avec le statut de nièce 13 ». Mais on peut aussi soutenir que cette proximité précisément resserre les contrôles: la femme étouffe entre son mari et un beau-père qui est son oncle14. Aujourd’hui, chez les migrants arrivés jeunes du Maghreb et leurs descendants, l’endogamie au sens du choix d’un conjoint de la même origine ne diminue pas, mais le mariage préférentiel avec un cousin ou une cousine croises tend à dis­paraître. Ce ne peut donc pas être un facteur actif direct de pro­tection des femmes. Toutefois la sacralisation de la mère comme garante de la pureté clanique est restée plus forte qu’en Afrique sahélienne.

Certes, dans les familles venues du Maghreb, on retrouve des manières d’éduquer les garçons qui ne les préparent pas tou­jours bien aux exigences actuelles de l’égalitarisme compé­titif entre filles et garçons à l’école. Beaucoup d’adolescents élevés dans des familles du Maghreb ont vécu dans un cocon maternel prolongé et peinent à intérioriser les frustrations qui accompagnent ici les parcours scolaires dès la maternelle. A cet égard, ce que disait en 1964 Germaine Tillon me parait conserver de la pertinence: «[dans le Maghreb] la mère appartient au dernier-né: il dispose d’ elle en maître souverain, exclusif, incon­testé, de jour comme de nuit15 ». Dans nos entretiens de 2005, on a encore remarqué chez les garçons d’origine maghrébine, notamment les cadets, des relations très symbiotiques à la mère, et retrouvé un trait observé chez les femmes disqualifiées des familles patriarcales : celles-ci, par compensation, ont tendance à être surprotectrices. Ces garçons qui restent longtemps collés au parent nurturant, qui n’ont pas appris à surmonter les frus­trations, dévient plus souvent à l’adolescence, surtout dans des contextes où manque un modèle d’accomplissement mas­culin. L’accentuation des traits d’omnipotence des garçons s’accroit lorsque le surinvestissement affectif des mères vient à la rencontre d’un effacement de pères peu éduqués, lui-même fréquent dans les vagues migratoires des années 1960. On a plu­sieurs témoignages de cette situation où les garçons oscillent entre égalité à l’école et privilège dans la famille. Lorsqu’il manque de la viande, ce sont les garçons qu’on sert d’ abord 16. Les distorsions résultant du maintien formel de contraintes rigides dans le cadre familial, du retrait des pères et d’une surprotection maternelle favorisent les déviances chez les garçons. Celles-ci sont devenues pour une fraction d’ entre eux une étape néces­saire à la réalisation de leur masculinité17. On en voit les effets dans les quartiers sensibles, mais ils n’ont plus chez les garçons d’origine maghrébine l’acuité que l’on observe dans les familles du Sahel. Pour l’heure, le conflit entre les jeunes issus de l’immi­gration maghrébine et la société est moins ancré dans une crise de l’autorité de la génération aînée sur la cadette que dans les discriminations au travail, dans un traitement délibérément asy­métrique entre les sexes. Si les garçons d’origine maghrébine ont largement joué du double standard moral- restrictif pour les filles et peu contraignant pour eux – avec ses effets en matière de réussite scolaire, il n’y a pas eu, au même degré, une disqualifi­cation des mères dans les familles d’Afrique du Nord. Au milieu des années 2000, une évolution des moeurs patriarcales vers un modèle familialiste plus paritaire s’est fait jour dans ces familles.

En dépit des clivages politico-idéologiques, aujourd’hui, en France, la position d’une fraction des jeunes issus de l’immigration maghrébine a changé. La diminution relative de la propension à la délinquance parmi les enfants des familles d’origine maghrébine est corrélative de l’affaiblissement du modèle patriarcal, avec l’ancienneté de l’immigration et la réduction relative de sa ségré­gation spatiale, outre bien sûr une meilleure réussite scolaire initiale que chez les jeunes originaires du Sahel. Une fraction des jeunes d’origine maghrébine, connaissant les codes de la société française métropolitaine, ont de meilleurs parcours sco­laires et trouvent aussi plus souvent aujourd’hui des voies de réalisation. D’ où un contraste entre deuxième et troisième géné­ration de migrants originaires du Maghreb parfois relevé. Ceux qui éprouvent le plus de ressentiment sont les jeunes d’origine algérienne qui ont emprunté une voie de scolarisation universi­taire longue, notamment dans les sciences humaines, aujourd’hui largement dépourvue de débouchés professionnels. Parallèlement, plusieurs éléments dans le comportement des secondes géné­rations maghrébines, installées dans des zones de plus grande mixité sociale, traduisent une prise de distance avec les héri­tages : un syncrétisme entre islam et modernité, une réduction du mariage préférentiel, une entrée plus tardive dans la conju­galité. Issue de la population venue d’Afrique du Nord, une élite dont la stratégie d’ascension sociale implique des comportements matrimoniaux qui se rapprochent de ceux des classes moyennes européennes prend pied dans de nombreux secteurs. 

La perception que nous avons des migrants d’Afrique noire est souvent empreinte d’une pitié plus ou moins condescendante. Ceux qui donnent l’assaut aux grilles de fer de Melilla et Ceuta ne sont pas arrivés là par hasard. Ce ne sont pas des vagabonds qui tentent leur chance au Nord. Ce sont des jeunes hommes qui portent les espoirs d’une famille, d’un village, auxquels on a confié un pécule important pour se frayer un chemin, payer les passeurs, soudoyer les policiers mauritaniens ou algériens 18. Ils risquent leur vie pour un projet vital. Comme le souligne fortement J. Schmitz, «La nouvelle microéconomie des trans­ferts d’argent des migrants [ … ] a modifié radicalement les catégories en mettant en lumière la fonction d’assurance des remises [d’argent] des migrants internationaux. Ainsi, en une ou deux générations, ce n’est plus l’économie domestique mais la migration internationale qui assure la sécurité de la famille19 ». Si l’on ne prend pas en considération cet objectif, on ne com­prend pas non plus la position des migrants du Sahel en Europe. Toute leur vie est tramée par une tension entre ce qu’ils font ici et ce qu’ils font et veulent faire là-bas. La société française n’est pas leur seul, ni même leur principal horizon. Pour beaucoup de chefs de famille africains, l’Europe n’est pas, en tant que telle, un lieu où ils souhaitent vivre mais un moment et un moyen dans une vie tournée vers l’Afrique. Relégués dans des posi­tions subalternes en France, les hommes venus du Sahel gagnent respectabilité et prestige par ce qu’ils peuvent faire pour leurs familles ou leurs villages, plus que par des accomplissements professionnels ici. De ce fait, pour eux, la réussite scolaire des enfants, en principe souhaitée, passe plus souvent au second plan par rapport au soutien des parents restés en Afrique et a l’affirmation de leur propre prestige. Le kaawman, c’est-a-dire l’homme digne ou respectable dans la tradition sénégalaise, est une figure qu’adopte le migrant de retour. Avec l’accroissement considérable, au cours des quarante dernières années, de l’écart de revenu entre les pays d’Europe et ceux du Sahel, les incita­tions financières à la migration sont devenues extrêmement puis­santes. Si modestes soient-ils en Europe, les migrants deviennent, par rapport a leur village ou leur pays d’origine, des notables qui sont enclins a se comporter comme tels.

Hugues Lagrange
Le déni des Cultures ( Extraits)
© Editions du Seuil.
 2010. Pp. 186 – 197

 

 

Notes :

. 1.    Cf. les articles de Melempous, les rapports d’A. Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris, et d’un point de vue théorique les nombreux ouvrages de P. Legendre.

.2. Paul Riesman, «Société et liberté chez les Peul Djelgôbé de Haute-Volta», (Cahiers de l’Homme, Maison des Sciences de l’Homme, 1974, p. 82.

.3. Marie-Cécile et Edmond Ortigues, OEdipe africain, Paris, La Découverte, 1984, p. 110.

. 4. Le systeme de parente manjak est de type Crow, cf. Maurice Godelier, Metamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2006.

.5.  M.-C. et E. Ortigues, OEdipe africain, Op. cit., p. 274.

.6. Comment s’en sortent les filles quand l’image de leur mère est dévalo­risée? Les conséquences, pour être moins visibles, ne sont pas moins fortes : surcroît de tentatives de suicide, dépression, baisse relative de leurs perfor­mances scolaires après le collège et éloignement de leurs parents.

.7.  Nous disait K. Sarr, une médiatrice sénégalaise de Mantes-la-Jolie très consciente des enjeux.

.8. Qui, distinguant nettement les ancêtres des aînés encore vivants, écrasent la différence entre parents et enfants.

. 9. II y a d’autres porte-à-faux. Les hommes arrivés de la plupart des zones du Sahel dans les années 1970-1980 avec un contrat de travail étaient en situation régulière et leurs femmes également, au titre de mère d’enfants nés en France, du moins jusqu’ en 1993 (la seconde épouse entre alors légalement en France comme épouse et obtient un titre de séjour). Mais à partir de cette date, quand les titres de séjour d’une épouse arrivent a échéance, ils ne sont plus renou­velés (en raison de l’interdiction de la procédure de regroupement familial au profit de la seconde épouse). En conséquence s’est développé un processus de décohabitation qui recoupe des divorces de fait et entraîne l’augmentation de situations de monoparentalité. Encore assez rares parmi les parents des adolescents des cohortes suivies en 2005, ces situations pourraient dans le futur créer des difficultés.

.10.  Cf. Abdelmalek Sayad, La Double Absence, Paris, Seuil, 1998.

.11.  Claude Meillassoux distingue judicieusement désocialisation et déper­sonnalisation, à propos de l’esclavage, c’ est « seulement» de désocialisation qu’il s’agit ici, cf. The Womb of Iran and Gold, Chicago, University of Chicago Press, 1986.

.12.  Germaine Tillon lie «La claustration des femmes dans tout le bassin médi­terranéen à l’évolution, à l’interminable dégradation de la société tribale» ; elle avance des raisons pour lesquelles «cette position humiliée a été si souvent, et à tort, attribuée à l’islam». Ces systèmes impliquent un contrôle de l’ alliance et des formes de mariage préférentielles, observables dans les familles maghrébines auprès desquelles nous avons enquête en 2005 et imprègnent les conduites de la jeune génération à un certain degré.

.13. Y. Courbage et E. Todd, Le Rendez- Vous des civilisations, op. cit., p. 51.

.14. Cf. J. Goody, «Comparing family systems in Europe and Asia », Popu­lation and Development Review, vol. 22, 1, mars 1996.

. 15. «Le jour, le petit vit collé à elle, circulant sur son dos ou somnolant sur ses genoux ; la nuit, il couche nu contre elle, peau contre peau. Il tête quand il veut dort, s’éveille ou fait ses besoins a son gré. Au-delà de la mère, dans une brume bienveillante, circulent des êtres familiers – soeurs, tantes, grand-mère, jeunes oncles -, l’enfant les distingue mal… Lorsqu’une naissance survient, en quelques heures il perd tout: la place au lit, le sein, la disposition totale et inoubliable d’un être.» Cf. Germaine Tillon, Le Harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966, p. 115.

.16. Témoignage d’une médiatrice connaissant bien ces familles.

.17. Cf. Y. Kerli, Repris de justesse, Paris, La Découverte, 2001.

.18. Cf. Fabrizio Gatti, Bilal, Paris, Liana Lévy, 2008

.19. «Les Africains de l’Ouest en transit vers l’Europe: miséreux ou « aven­turiers » et notables », Politique africaine, n° 109,2009.