Ce qui lie, sépare

PETIT APERÇU D’UNE PENSÉE DU LIEN

Tatjana BARAZON

Bulletin n°7 – Lien

Face à l’autre, nous sommes liés à lui. Même sans l’aimer, même sans le haïr, le lien est là, parce que nous ne pouvons pas faire autrement. La perception nous lie à tout ce que nous pouvons connaître, et par là nous met au centre d’un système de connexions auquel nous appartenions même avant de nous en apercevoir.
 
Nicolas de Cues nous apprend que l’œil voit ce qui est visible et l’oreille entend les sons, jamais l’un des deux ne fera l’inverse. Nous sommes dans une situation de liens parce que le rapport aux choses, aux êtres, aux objets est là, bien avant que nous parlions de lien. Le lien est ce qui rapproche, mais c’est surtout ce qui tient ensemble. Nous sommes liés à ce qui nous correspond, à ce que nous pouvons percevoir, sentir, aimer, connaître ou détester. Tout ce qui se trouve à notre portée est dans une situation de lien avec nous. La leçon de Nicolas de Cues est complétée par William James : nous avons une faculté de connaître qui lie les sons aux couleurs et aux formes, nous pouvons connaître tout à la fois grâce à notre esprit qui est le lieur par excellence. Pour Giordano Bruno, un peu comme pour Freud, ce lieur universel n’est pas l’esprit mais plutôt Eros, l’amour qui attache un être à un autre par un lien de désir. Ces liens forment tous un système universel qui permet de tenir le monde ensemble. Quel que soit le lien qui unit, il s’agit toujours d’une chaîne qui finit par englober tout ce qui est liable ou connaissable dans un monde.
 
Le lien n’émerge pas dans la rencontre. Il exprime un potentiel. Il rapproche uniquement ce qui a déjà pu être rapproché avant de l’être effectivement. Et c’est ainsi que Nicolas de Cues avait bien raison, on ne lie pas deux entités totalement incompatibles. Si les liens sont universels quelle que soit la manière dont nous les approchons, nous retrouvons Leibniz et son système de monades où le monde entier est exprimé dans chaque élément aussi petit soit-il. Il n’y aurait donc rien d’incompatible, rien qui ne puisse être rapproché d’un autre élément, et même de quelque façon, de tout autre élément, puisque tout est lié.
 
S’agit-il donc d’une énergie cosmique ? D’un élan vital ? Le lien pourrait bien faire figure de potentialité universelle qui montre sous des aspects divers à quel point le monde est constitué d’une même matière, que le végétal, l’animal, le minéral et même l’anorganique ne sont que des facettes d’un seul être. Les liens, c’est ce que nous comprenons, à notre échelle. Nous faisons des liens de connaissance, nous établissons des liens d’amour, d’amitié, ou des liens professionnels, les réseaux sociaux sur Internet explosent de popularité puisqu’ils permettent des liens plus nombreux, plus fréquents, et ainsi nous rassurent sur le fait que nous ne sommes pas seuls, que les liens existent et nous portent. Le lien serait-il le remède à la solitude ?
 
Grâce à la conscience d’un réseau social, l’individu est lié aux autres individus du groupe, et le groupe lui-même est formé grâce à ces liens. Jeux, blagues, photos échangées, tout cela nous permet de renforcer le lien, d’assurer une fonction à l’intérieur d’un groupe, souvent plus tangible dans le monde virtuel d’Internet parce que tout le monde est là, sur l’écran, et non plus dispersé dans l’espace. L’écran concentre le lien dans une page et nous met en communication avec un groupe auquel nous appartenons. S’agit-il ici d’une nouvelle forme de lien social, ou est-ce seulement un autre aspect d’un désir ancré en nous ? Le désir de se sentir appartenir à un réseau où chacun a sa place. Mais cette place est devenue virtuelle, il ne s’agit plus d’un endroit dans l’espace mais plutôt d’un rapport fondamental qui devient palpable grâce à l’ordinateur et notre connexion au réseau.
 
La conscience d’un réseau d’entités connectées entre elles fut un des points déterminants de la pensée de William James. Il parle d’un multivers à l’intérieur duquel le point de vue fait varier le degré de précision en ce qui concerne le lien. Il prend l’exemple de la salle de cours dans laquelle se trouve un certain nombre de connexions superposées. En faisant varier le degré de focalisation, le professeur peut voir une personne précise dans l’audience, ou bien l’ensemble de ses auditeurs. L’un ne disparaît pas par rapport au multiple, mais coexiste avec lui selon le point de vue que l’on adopte. On appartient toujours à l’une ou l’autre des perspectives, mais on ne peut les considérer toutes au même moment. Ce changement de point de vue nous renseigne sur les multiples facettes du lien. Nous pouvons appliquer notre concentration sur une personne particulière, avec laquelle nous sommes dans un rapport spécifique, mais tous les autres liens qui nous rattachent à une société plus élargie ne disparaissent pas pour autant. Puisque nous sommes liées à tous nos réseaux de connexions en même temps, nous ne pouvons pas pour autant nous concentrer sur tous les liens de la même manière ou au même instant.
 
La particularité subsiste à l’intérieur de la généralité et nous rappelle que nous sommes capables d’adapter notre rapport à tout ce que nous ne sommes pas au gré des changements d’attention. Notre rapport au monde vit précisément dans cet échange entre les points de vue qui donnent une importance toujours changeante plutôt à un lien qu’à un autre. William James dit que toutes les choses sont reliées entre elles de quelque façon (somehow). L’univers existe de manière connectée puisqu’on peut établir toutes sortes de réseaux : des réseaux d’amour (ou de haine) comme Jones aime (ou déteste) Brown, Brown aime (ou déteste) Robinson et ainsi de suite. Et il paraît que, si l’on choisit bien ses intermédiaires, on peut faire passer un message de Brown à l’empereur de Chine.[1] Si, au contraire, on choisit un seul mauvais intermédiaire, on n’aboutit à rien et l’on se trouve face à l’hypothèse inverse : le monde n’est pas un, ou connecté dans ses plus infimes parties, mais apparaîtra plutôt totalement désuni, déconnecté.
Le système de liens serait alors une question de point de vue et de choix judicieux. Celui qui choisit bien les maillons de sa chaîne de liens verra un monde uni et connecté, un lien universel. Le dessein de James est d’expliquer que la théorie d’un monde fait de liens, donc d’un monde « un » ou connecté de toutes parts est tout aussi plausible qu’un monde fragmenté et déconnecté qui ne relie les parties uniquement par un système aléatoire et fragile. Le monisme ne gagnera donc uniquement sur le pluralisme lorsque l’on veut bien supposer une cause originelle qui expliquerait que le monde tienne ensemble. Les théories de la création qui voient dans le créateur une cause unique du monde expliquent le monde en faveur d’un système de liens puisque tout viendrait d’une seule et même origine. Les différences ou ruptures de liens seraient alors à attribuer à un manque de perspective globale ou d’une défaillance dans la connaissance de la nature des choses. On pourrait ainsi trouver l’unité du monde dans différentes catégories. Si tout ce qui existe pouvait être classé dans une même catégorie, nous serions de nouveau face à une explication plausible d’un monde uni. Tout ce qui est sujet à être pensé, tout être, toute expérience serait alors à ranger dans un même ensemble. Une autre possibilité serait la catégorie d’un but commun. Chaque être poursuit ses propres desseins, mais intègre ces buts dans un plus grand ensemble dont les connexions ne sont pas toutes connaissables ou même compréhensibles. L’intuition d’un plus grand ensemble subsiste ainsi toujours, quelle que soit l’échelle à laquelle nous nous situons. Et le lien devient une idée plus qu’une réalité.
 
L’unité du monde peut aussi s’expliquer par l’idée de l’existence d’un être omniscient qui aurait un point de vue absolu sur l’univers et le verrait en quelque sorte « d’un seul coup d’œil ». Ce point de vue correspond plutôt à ce que Thomas Nagel nomma « le point de vue de nulle part ».[2] Un point de vue sur l’univers expliquerait toutes les connexions, et tout emplacement par une cohérence inhérente à l’univers lui-même et donnerait ainsi un sens à tout ce qui existe. Ce point de vue est aussi une intuition ou une idée que nous ne pouvons pas vérifier par l’expérience. Les hypothèses émises par William James ou Thomas Nagel rejoignent alors l’idée de Leibniz d’un univers composé de monades dans une harmonie sans faille dont l’ordre intrinsèque nous échappe cependant, bien que nous puissions concevoir une telle perfection dans le monde. La question de la réalité objective subsiste dans la tension avec une perspective unique sur le monde, concentrée dans un sujet qui perçoit certains liens, certaines connexions, mais ne les connaîtra jamais toutes.
 
L’approche d’un monde unique fondé par un ordre qui explique à la fois sa raison d’être et celle de tout ce qui existe en lui est une idée séduisante et rassurante à la fois. Nous refusons de nous penser uniquement comme des individus solitaires, recherchant le calme et fuyant les ennuis liés à la foule ? L’idée du lien reste une approche nécessaire à notre bien-être car nous n’existons que par les liens. Tout geste, tout sentiment, tout espoir est dirigé vers un élément auquel nous sommes liés, que ce soit comme l’œil aux couleurs ou comme l’oreille aux sons, nous agissons sur et avec le monde parce que nous comprenons des éléments en lui qui nous correspondent et nous donnent les moyens d’agir. Nous pouvons concevoir un système de liens sans nous poser nécessairement les questions immenses d’un fondement commun ou d’un être omniscient qui lierait tous les éléments entre eux. Nous sommes d’ores et déjà dans un lien au monde si ce n’est uniquement par notre vie. Notre vie éveillée, tout comme le sommeil, crée un caléidoscope de liens multiples et variés de toutes les couleurs, même si nous refusons de les voir. L’amour, la haine, la connaissance, ou tout simplement le niveau élémentaire de perception, nous mettent dans un lien avec le monde et nous montrent que nous formons une partie intégrante en lui et de lui. Même sans connaître le grand dessein du monde, le lien nous rappelle que nous avons un rapport à toutes choses bien avant de les connaître. Nous avons l’aptitude à nous mouvoir dans le monde et à rechercher le meilleur moyen possible pour y vivre, nous créons des jeux et des réseaux de toutes sortes pour renforcer cette prédisposition aux liens qui nous rapprochent. Nous étions liés avant de nous connaître, et nous resterons liés, tant qu’il y aura un quelconque moyen de connaître et de percevoir qui lie tout naturellement les éléments entre eux et nous montre que nous en faisons partie.
 
Le lien préexiste à son actualisation par la disposition même qui rapproche les choses entre elles, ou les êtres entre eux, ou les êtres aux choses. L’oreille entend les sons, les yeux voient les formes et les couleurs, mais la limite entre les contenus de la perception est loin d’être stricte. Même si Nicolas de Cues nous dit que la vision ne peut pas indiquer qu’un mets est sucré ou qu’une cloche sonne, il y a un lieur en nous qui attache une information complexe à un événement et nous permet de le comprendre. Pour Nicolas de Cues, la compréhension des contradictions ne se trouve qu’en Dieu, qui est pour lui, le lieu de la coïncidence des opposés. Mais dans notre faculté de connaître qui refuse cette coïncidence, si bien illustrée par l’image de la quadrature du cercle, le monde est tout de même lié dans une continuité d’un flux de la conscience qui crée et reforme la réalité dans un ensemble à chaque instant.
 
Même si nous ignorons comment le contact se fait, nous possédons des récepteurs, nos sens, et une faculté d’ordonner, notre esprit, qui établit un réseau dans chaque monde en particulier, à partir de la conscience de chacun et en extrapolant à un système qui nous dépasse toujours. Aller vers les limites de chaque système imaginé, pour en délaisser le connu et découvrir l’inexploré nous mènera toujours de lien en lien, à un monde qui reste à notre portée.
  

[1] William James, Pragmatism, The one and the many, Penguin Classics, 2000, p.61.
[2] Thomas Nagel, Le point de vue de nulle part, Editions de l’éclat, 1993.
Esprit d'avant