Le chemin de l’homme – la mémoire

Jacques CHOPINEAU

Bulletin n°17 – Avant

Quel homme comprend son chemin ? dit le livre des Proverbes. En réalité, le but du chemin est l’être même de celui qui est en chemin. C’est toi le but.

C’est le chemin qui nous fait : non le contraire. Là où tu es aujourd’hui est le résultat d’un long parcours. Tu ne feras pas un chemin inverse. Ce que tu es présentement est le résultat de ton chemin, lors même que tu ne le sais pas.

Peuple… Qu’est-ce qu’un peuple ? Un peuple est le produit d’une histoire. Il faut apprendre cette histoire… sans laquelle il n’y aurait pas de peuple. D’où venons-nous ? D’où viens-tu, mon frère ? Et d’ailleurs comment sommes-nous devenus des frères ? Raconte-moi cette histoire … Notre histoire.

Nous le savons… Pas d’histoire : pas de peuple. Il n’existe pas de frères, aujourd’hui, sans souvenir de cette parenté.

Mais nous allons en avant. C’est là que surgit l’imaginaire… Par cet imaginaire, nous marchons ensemble : unis par un même regard. Il y a donc un imaginaire chrétien, comme il est un imaginaire musulman ou juif. C’est le rêve qui nous porte en avant. Et sans imaginaire : pas d’avenir…

Et là où il n’y a pas de croyance religieuse, la réalité n’est pas différente. Le rêve peut être la vérité, la justice, l’harmonie… Ces rêves n’ont pas toujours une apparente coloration religieuse ! Et pourquoi n’y aurait-il pas un imaginaire français ?

D’ailleurs, l’histoire aussi est un imaginaire. Un imaginaire du passé… Ce qui nous donne un regard dès longtemps fondé sur une histoire telle qu’elle a été vécue par nos ancêtres.  Mais il existe aussi un imaginaire du futur : celui qui nous tire en avant. Les rêves nous tirent en avant !

Donc : un imaginaire du passé et un imaginaire du futur. Si l’un meurt : l’autre est moribond. Le drame contemporain est la mort de l’imaginaire… Aucun “niveau de vie” ne peut prendre la place du rêve : il peut seulement le faire oublier. 


Mémoire

La civilisation est une couche mince : le sauvage est proche de la surface. Que cette surface polie s’écaille et voilà le corps sauvage mis à nu. Sans règles civilisées, sans lois contraignantes, sans formes obligées, le « naturel » reprendrait vite le dessus. La jungle est naturelle ; non la démocratie. 


Dans la jungle, certes, on ne s’embarrasse ni de formes, ni de procédures. C’est le règne de l’action directe. Je suis le plus fort, donc j’ai raison ! Les plus forts mangent les plus faibles. Un certain libéralisme ressemble fort à la jungle. Nous touchons ici la limite de l’anarchie.

Un tel système anarchique n’a d’ailleurs jamais fonctionné dans un groupe humain où l’homme est un loup pour l’homme. Certes, il n’en est pas toujours ainsi : l’homme peut être juste, noble, généreux. Mais il suffit d’une violence tolérée, engendreuse de violences, pour que la nature reprenne ses droits.

La loi « inscrite dans les cœurs » (cf Jérémie 31) est un bel idéal, mais non une réalité humaine. Certes, les lois de la meute sont inscrites dans les cœurs des membres de la meute, mais ce ne sont pas les lois et les règles d’une civilisation humaine. Si de telles « lois » existaient dans la réalité humaine, ce serait une loi de la meute.

Les loups connaissent une telle loi de la meute. L’anarchie serait la fin de la meute. C’est pourquoi les loups respectent fidèlement cette loi qui commande leur survie. Mais malheur aux moutons !

L’histoire fournit de nombreux exemples de cette violence innée –laquelle est limitée seulement par la civilisation. L’horreur n’est jamais loin. Rappelons que les horreurs du nazisme ont explosé dans un pays de haute culture et au long passé chrétien.

Cela ne doit jamais être oublié. La mémoire est indispensable si l’on ne veut pas un recommencement de l’horreur. L’oubli est mortifère par la distance qu’il établit entre l’horreur et le présent.

La Bible est le livre de la mémoire. D’autres civilisations ont davantage laissé des traces architecturales ou épigraphiques, mais le peuple de la Bible a transmis ce grand monument qui est constitué par la bibliothèque biblique.

« Et leurs fils, qui ne savent pas, entendront ; et ils apprendront à craindre le Seigneur votre Dieu tous les jours où vous serez en vie sur la terre dont vous allez prendre possession en passant le Jourdain ». Deutéronome 31,13

C’est –pour ce peuple- le début de l’histoire et, déjà, il est fait appel à la mémoire. De nombreux textes bibliques insistent sur cette nécessité de mémoire, au point d’en faire un devoir religieux fondamental. L’oubli est coupable ; la non-transmission est un manque. Et comment ne pas oublier ce qui n’est pas transmis ?

C’est la fonction du rite. Le souvenir est une continuation de la vie. L’oubli est la mort du passé. Mais il faut que le lien avec ce rite soit un lien vivant. Car le rite peut devenir une simple répétition : un lien purement formel avec un passé déjà mort et que les mots ne peuvent faire renaître. De là, cet appel biblique continuel à la réintériorisation des événements du passé…

« Qu’on se souvienne de ce jour où vous êtes sortis d’Egypte ». Exode 13,3


« Pour te souvenir, tous les jours de ta vie, du jour où tu es sorti d’Egypte ». Deutéronome 16,3


« souviens-toi de toute la route (40 ans dans le désert)» Deutéronome 8,2 (cp 8,18)


« Tu te souviendras qu’au pays d’Egypte tu étais esclave… ». Deutéronome 15,15 ; (cp id. 5,15 ; 16,12)


« garde-toi bien d’oublier ton Dieu ». Deutéronome 8,11


« Souviens-toi, n’oublie pas, que tu as irrité le Seigneur ton Dieu dans le désert ». Deutéronome 9,7

 

Les événements du passé sont des éléments de notre réalité. Non pas par une célébration qui serait un simple rappel de l’histoire, mais par une longue réintériorisation : 


« Souviens- de ce que le Seigneur a fait à Myriam ». Deutéronome 24,9


« Souviens-toi de ce qu’Amalek t’a fait… ». Deutéronome 25,17 (cp Exode 17,8-16)

 

Rien d’étonnant si cette « loi prêchée » qu’est le livre du Deutéronome, revient souvent sur ce point essentiel. Pas de religion sans mémoire.

 

Le « devoir de mémoire » est une tâche humaine sans laquelle l’humain n’aurait pas d’avenir. Un lien profond unit le devoir de mémoire et la civilisation humaine. « Plus jamais ça ! », dit-on, après chaque de barbarie. Mais l’oubli fait que la barbarie est immortelle. C’est la jungle qui est naturelle –non la civilisation. La jungle ignore la mémoire.

D’autre part, aucune civilisation ne peut survivre sans mémoire. Au contraire, les loups vivent dans l’instant. Le présent leur suffit. Mais un programme génétique n’est pas une mémoire humaine. Sous peine d’être lui aussi un loup, l’homme veut enraciner son présent dans une histoire. Tel un arbre, il s’élève d’autant plus haut que ses racines sont profondes.

C’est pourquoi notre histoire doit nous être connue. Evidemment, cela peut exiger un long apprentissage. Religieuse ou non, toute culture suppose une éducation –laquelle connaît des moments plus forts que d’autres, mais jamais de terme. L’actuelle méconnaissance de l’histoire est un signe que notre actualité nous éloigne de nos pères. Ainsi, l’ignorance de l’histoire de France est contemporaine de la fin de la France… Pour laquelle nos pères ont vécu ou sont morts !

Les Vieux – Roman inédit
Extraits

Esprit d'avant