COURBET. UN REBELLE QUI FAIT ÉCOLE

Gustave Courbet (1819-1877), longtemps écarté des Salons, traverse l’art avec une suite de scandales. Affranchi de la tradition, Courbet va être le premier artiste qui organise une exposition de ses propres œuvres en réaction au Salon institutionnel. Sa provocante peinture de la « réalité » ouvre aussi une brèche dans une atmosphère artistique fermée; en dehors du nu mythologique et de la peinture d’histoire, elle n’admet que des œuvres fondées sur le charme facile de l’anecdote. La peinture officielle, qui est présentée aux Salons au milieu du XIX ème siècle, reflète également un enseignement artistique sclérosé. S’appuyant sur l’étude du nu dans l’Antiquité gréco-romaine, les professeurs recommandent l’art de Raphaël et de Michel-Ange. Inculquant aux élèves la rigueur classique de David, ils leur apprennent à représenter avant tout une composition équilibrée qui offre une facture lisse et un dessin parfait aussi bien dans la ligne que dans le détail. Les portraits sont peints pour apporter l’image la plus aimable possible des modèles. Les thèmes traités, vidés de leur contenu et de leur sens, deviennent des poncifs. Quant aux nus, toujours idéalisés, ils doivent se situer dans les cadres conventionnels de la mythologie ou de l’histoire. L’épithète « pompier » qui fait allusion burlesquement aux casques dont sont coiffés les personnages héroïques dans les scènes inspirées de l’Antiquité, n’est probablement pas encore répandue vers 1850.

Combat des Ecoles, par Daumier
Le Charivari (1855)
 

Mais, dès cette époque, de jeunes artistes combattent le « pompiérisme » et veulent en découdre avec les habitudes visuelles de la bourgeoisie. Le jeune Edouard Manet se dresse ainsi contre l’enseignement de Thomas Couture : « J’ai horreur de ce qui est inutile. La cuisine de la peinture nous a pervertis. Comment s’en débarrasser ? Qui nous rendra le simple et le clair ? Qui nous délivrera du tarabiscotage ? « . En quête de nouvelles expressions, les impressionnistes vont choisir leurs maîtres parmi les artistes qui ont déjà rompu avec les traditions artistiques. Faisant fi des formules classiques, ces mentors à l’exemple de Gustave Courbet vont imposer progressivement une manière nouvelle de voir et de peindre.

« L’enterrement à Ornans » transgresse la tradition de la peinture d’histoire

La révolution de 1848 bouleverse les idées reçues. Ardent défenseur de la République, Gustave Courbet est alors âgé de 29 ans. Désireux de briser la tradition, il présente deux ans plus tard au salon un « Tableau de figures humaines, historiques d’un enterrement à Ornans »; soulevant un scandale, la toile déchaine bien des passions. Raillant l’ordre académique, il adopte d’abord un format immense, 315×668 cm,  qui est habituellement dévolu à la peinture d’histoire pour l’appliquer à une scène de genre. Symbole de la vulgarité moderne pour les contemporains, la composition fait défiler une galerie de portraits comptant 46 personnages; la plupart identifiés sont des villageois d’Ornans.

L’enterrement à Ornans 1849-1850                                 Musée d’Orsay. Paris

La critique et plusieurs confrères du peintre les jugent « vulgaires », « laids » et « ignobles ». Représentant le « vrai », le prosaïque et l’insignifiant, Courbet y affirme sa position « réaliste » c’est à dire « ami sincère de la réalité vraie » : le peintre cherche ainsi à dégager la beauté et l’héroïsme résidant au sein même de l’existence quotidienne. Il touche aux fondements sociaux, religieux et esthétiques. A la différence de « L’Enterrement du comte d’Orgaz », chef d’œuvre du Greco, Courbet fait un affront à l’Eglise en abandonnant les représentations traditionnelles des saints, du ciel, du paradis ou de l’enfer, ne conservant que la croix. Réfutant les grandes fresques historiques chères à l’école classique, la toile signe l’enterrement du romantisme. A la fougue d’un Gros, d’un Géricault et d’un Delacroix, Courbet substitue le calme et la réalité du quotidien. 
 

« Les baigneuses » désobéissent aux critères du beau idéal

Exposées au Salon de 1853, « Les Baigneuses » continuent de bousculer les conventions. Le tableau part en guerre contre les nus sophistiqués, asexués et bien propres; Gustave Courbet se moque ainsi des nus à l’antique comme les peignent Ingres et son école. « il faut encanailler l’art » ! Décrivant la baigneuse, Gustave Courbet concède aux siens : « le personnage épouvante un peu », car il montre un corps de femme qu’ a épaissi une vie de labeur à la campagne.

Réapparition de la Vénus du Bas-Rhin.
L’illustration (21 Juillet 1855)

Effaçant la lourde chute des reins, notre peintre ajoute, quelques jours avant la présentation au Salon, « un linge sur les fesses » pour atténuer un effet par trop provocateur. Le 15 mai 1853, l’impératrice Eugénie inaugure donc le Salon. Le hasard de l’accrochage a mis « Le Marché aux Chevaux », un immense tableau de Rosa Bonheur, juste avant « Les Baigneuses » de Courbet. Eugénie, derrière Napoléon III, admire l’attelage de percherons, magnifiques de puissance. Puis, stupéfaite, elle tombe en arrêt devant le Courbet représentant une femme lourde qui sort de l’eau, tandis que la soubrette lui prépare ses vêtements. Offusquée par laideur de la scène, l’impératrice dégoûtée se détourne de l’œuvre et jette avec mépris : « Après les percherons, voici la percheronne ! » Pour n’être pas en reste, Napoléon III, dit-on, aurait frappé les reins de la baigneuse d’un coup de badine.

Un scandale ! Mais, quelle aubaine pour Courbet affirmant les voies d’une école nouvelle. Achetée par Alfred Bruyas, un riche amateur montpelliérain, la toile montre le symbole le plus achevé de la peinture nouvelle : forte et farouche, la Vénus aux pieds terreux apparaît enfin débarrassée des conventions de l’enseignement académique. Avec « Les Lutteurs », leurs pendants masculins, les « Baigneuses » s’imposent ainsi comme le manifeste réaliste du corps humain. Montrant une femme telle qu’elle est, la baigneuse de Courbet ouvre la voie à Victorine Meurent; elle servira de modèle au nu effronté et moqueur que Manet peindra dix ans plus tard dans « Le Déjeuner sur l’herbe ».

Les Baigneuses 1853                              Musée Fabre – Montpellier

« L’atelier », tableau – vitrine des modernes

Gustave Courbet, revenu de Montpellier après avoir été invité par Bruyas l’acquéreur des « Baigneuses », entreprend de peindre « l’Atelier », qui doit être le clou de l’Exposition universelle de 1855. Digne de l’événement, le tableau sous-titré « Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale » est d’abord une enseigne : combinant audacieusement tous les genres de peinture, il étale le talent et la diversité de l’artiste. Courbet, qui croit au talent individuel et au travail plus qu’à la théorie, prend donc ses sujets et ses personnages dans la réalité quotidienne : « être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque selon l’appréciation, être non seulement un peintre, mais encore un homme, en un mot, faire de l’art vivant, tel est mon but ». Transgressant la hiérarchie des genres, il transcende son sujet pour en faire une allégorie sociale, traitée en grand format comme une peinture d’histoire. Gustave Courbet s’est lui-même portraituré en peintre réalisant un paysage : autonome, l’artiste affirme la subjectivité de son regard face à l’histoire et au monde réel qu’il convoque à sa guise dans son atelier. Cette activité de paysagiste sera désormais au cœur de sa pratique à venir.

M. Courbet dans toute la gloire de sa propre individualité, allégorie réelle déterminant une phase de sa vie artistique. L’illustration ( 21 Juillet 1855).

Le jury refuse toutefois « L’Atelier » ainsi que « L’Enterrement », considérés comme « désastreux pour l’art français ». Qu’à cela ne tienne ! Défiant à nouveau les traditions, Courbet monte alors sa propre exposition et bâtit une baraque, en marge de l’Exposition universelle, au 7 de l’avenue Montaigne, réunissant les œuvres refusées au Salon; parmi elles, « L’Atelier du peintre », est la plus regardée. Ouvert six semaines après l’Exposition universelle, le Pavillon du Réalisme présente quarante tableaux. Créant ainsi l’événement, il est applaudi par de jeunes peintres tels Henri Fantin-Latour, Whistler, Edgar Degas…. Dans les gazettes, il n’est alors question que de Gustave Courbet celui qui a « osé ». La brasserie Andler, rue Hautefeuille, et la brasserie de la rue rue des Martyrs, deviennent aussi de véritables quartiers généraux des artistes luttant contre l’académisme : Courbet bien sûr, Théodore Duranty, rédacteur en chef de la revue « Le réalisme », les écrivains Charles Baudelaire … Le jeune Claude Monet vient y voir Courbet, le chef de la peinture indépendante, qui trône au milieu de tout le cénacle réaliste. Outre le combat en faveur de la peinture en plein air, les décisions d’affronter le jury des Salons et d’organiser ensuite une exposition de groupe sont prises dans les cafés. Tous ces débats artistiques ont pour thème principal : de quelle manière l’art peut-il exprimer, représenter les diverses facettes de la vie moderne ? Comment peut-il être l’interprète de ces changements ? Durant l’été 1874, à Argenteuil, Claude Monet rappelle à Manet, venu peindre auprès de lui, l’importance de ces discussions : « Rien de plus intéressant que ces causeries avec leurs chocs d’opinions perpétuels; on en sortait toujours plus trempé, la volonté plus ferme, la pensée plus nette et plus claire ».

 

L’atelier du peintre 1855

Musée d’Orsay  Paris

Désobéissant à l’enseignement académique, refusant l’idéal, Gustave Courbet redonne la primauté au regard de l’artiste. Il ouvre ainsi le chemin à Manet, aux impressionnistes et aux peintres du XX ème siècle. Ainsi nait l’art moderne, fondé sur la sensation visuelle. 

Esprit d'avant