De la frontière aux discontinuités. Regards de géographes

François Moullé

Bulletin n°10 – Limites

• La frontière, une réalité incontournable et nécessaire

 

La frontière est une limite séparant deux Etats, deux divisions administratives, deux régions caractérisées par des phénomènes physiques ou humains différents (Larousse, lexis, 1999). La recherche d’une définition pertinente n’est pas nouvelle, Jacques Ancel en 1938 avait déjà donné quelques bases rappelées par Paul Guichonnet et Claude Raffestin en 1974. Ils insistent sur le lien entre la mise en place progressive des Etats modernes et la notion de frontière qui prend forme à partir des XIIIe-XIVe siècles (Guichonnet, Raffestin, 1974, p. 12). Dès l’instant où l’on admet la compétence territoriale, la frontière linéaire continue et stable s’impose. Nous ne reprendrons pas dans le détail les différents types de frontières définis par les auteurs, mais nous nous nous permettons d’en donner quelques caractéritiques :

– le caractère sacré des frontières et des limites est observable de l’Antiquité à nos jours (ibid, p. 16)

– la frontière a eu aussi le sens de limite de civilisations (…) (ibid, p. 16)

– La frontière, en tant que limite de nationalité, a pu coïncider avec des faits de nature linguistique, ou mieux culturelle. (ibid, p. 20)

– La frontière, limite d’empire avec des approches soit scientifiques comme le britannique Curzon, soit politiques avec la triste géographie du lebensraum de Kjellen.

– Enfin, la situation rare de la frontière contractuelle.

D’une certaine manière Michel Fouchet (1991) est allé jusqu’au bout de l’exploration des pistes proposées de manières succinctes par Guichonnet et Raffestin. M. Fouchet apporte en plus une vision exhaustive puisque qu’il a rassemblé une documentation impressionnante pour traiter de presque toutes les frontières du globe.

Nous ne reviendrons pas non plus en détail sur le concept de frontière naturelle. Il est très rare de rencontrer au XVIIe siècle un auteur qui défende la théorie des frontières naturelles (André, p. 2). Rappelons simplement que le terme de naturel s’oppose dans la pensée du siècle des Lumières au concept de divin. La nature dans le sens de l’environnement n’a donc rien à voir avec la nature de l’action politique décidée par les Princes. Le relief ou un cours d’eau n’est donc qu’un simple support matériel d’une ligne frontière. D’une certaine manière, ces supports sont des éléments facilitant la cartographie du territoire, ce qui ne garantit pas une facilité de contrôle. Les fleuves sont bien souvent des espaces vécus. L’exemple du fleuve Maroni entre la Guyane et le Surinam est suffisamment démonstratif. Au-delà de la volonté de sortir de l’obscurantisme et des interprétations divines, la Nature est instrumentalisée et institutionalisée parce qu’elle présente des avantages importants dans la délimitation des territoires (Picouet, 2008, p. 86). Par ailleurs, la dimension environnementale est de plus en plus importante dans la compréhension du fonctionnement des frontières contemporaines, cela n’a rien a voir avec un glissement idéologique en faveur d’une frontière organique, adaptable aux besoins d’une nation. La nature peut même devenir l’objet de coopérations transfrontalières (Fourny, 2004).

La démarche de Guichonnet et Raffestin est innovante en 1974 parce qu’elle complète l’approche historique et géo-politique avec une démarche de géographie régionale et sociale. C’est le rôle et les effets de la frontière qui nous ont retenu (…) elle crée des phénomènes qui échappent au pouvoir central (…) Les marges territoriales ont une vie propre qui résulte de la confrontation de systèmes différents (ibid, p. 25). C’est à l’échelle locale où l’ambivalence permanente entre coupure et soudure est la plus évidente. Sans l’affirmer, les auteurs sont déjà dans une approche multiscalaire.

Dans les années quatre-vingt-dix, de nombreux travaux de recherche portant sur les frontières ont été réalisés, ces travaux sont rappelés par Patrick Picouet (2008, p. 60)

 

Cette multiplication des approches géographiques de la frontière et des espaces frontaliers permet à Jean-Pierre Renard (2002, p. 44) de proposer une définition plus complexe :

(…) c’est une limite politique articulée à l’exercice de pouvoirs (maîtrise, contrôle, défense …), capable de séparer des territoires. Souvent abordée en termes de rupture et de concurrence, la frontière peut sous certaines conditions internationales particulières, devenir un lieu d’échanges créateurs d’innovations, de complémentarités. Selon les dynamiques engagées, elle engendre des effets spatiaux très différents. La frontière est donc à la fois la ligne de séparation mais aussi l’espace de proximité concerné par la dynamique de la ligne.

 

Nous retrouvons l’acceptation duale de la frontière à la fois élément géopolitique pour le maillage stato-national et objet géographique ambivalent à grande échelle. Par ailleurs, cette définition est aussi influencée par l’observation de la politique expérimentale de l’Europe en matière de coopération transfrontalière. La force de la proposition est de permettre une distinction simple entre des termes géographiques courants et pourtant ambigus où les qualités de la frontière peuvent parfois s’appliquer en-dehors du champ des frontières stato-nationales. Jean-Pierre Renard s’inspire pour sa démonstration (idem, pp. 45-46) des travaux de Roland Pourtier sur les villes africaines.

Dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003), Jacques Lévy propose une définition qui a eu le mérite de provoquer des réactions vives. Elle ne permet pas de comprendre les complexités des frontières actuelles. Dans un monde démilitarisé ouvert aux échanges, elle perd son sens (idem, p. 384). Michel Lussault reviendra lui-même en 2009 sur ce positionnement qu’il qualifiera de naïf (Lussault, 2009).

Ce dictionnaire a donc eu le mérite de provoquer une réaction féconde de la part du groupe Frontière (2004) autour du Professeur Jean-Luc Piermay. Pour être honnête intellectuellement, il faudrait tout simplement recopier le texte qui est en soi une démonstration magistrale. Les points que nous soulignons comme déterminants pourraient sembler illusoires tant la cohérence du document est signifiante.

Dès l’introduction, les auteurs montrent la difficulté de l’évolution actuelle. Cette tendance ne signifie d’ailleurs en rien la disparition de l’objet même de « frontière ». S’estompant sous ses expressions conventionnelles, la réalité frontalière réapparaît ailleurs, sous d’autres formes, mais toujours en des lieux investis d’une forte capacité de structuration sociale et politique. De manière imagée, nous passons de la place forte aux centres commerciaux, du douanier aux flux de frontaliers, les uns n’excluant d’ailleurs pas les autres.

La grande originalité réside dans l’affirmation des différentes formes spatiales : ponctuelle, linéaire, aérolaire ou réticulaire. Nous changeons de paradigme même si de nombreux travaux précédents ont touché du doigt la complexité des formes contemporaines de la frontière. Néanmoins, apporter ces éléments dans une définition, c’est donner les moyens de chercher les marqueurs spatiaux contemporains de la frontière au-delà de l’image d’Epinal de la ligne, elle-même marquée par le poste frontière.

Les frontières réticulaires sont particulièrements pertinentes. Ces frontières viennent se greffer sur les principaux nœuds, là ou justement l’accessibilité est maximale. Elles s’y relocalisent en se conjuguant avec les terminaux de toutes sortes : aéroports, ports spatiaux, maritimes ou fluviaux, gares routières et ferroviaires, plates-formes logistiques. Comme pour Jean-Pierre Renard, la discontinuité peut devenir frontière notamment dans le domaine social où les logiques socio-spatiales peuvent entrainer des phénomènes d’exclusion ne permettant pas à certains groupes d’aller librement au-delà de certaines frontières fortement spatialisées notamment dans l’espace urbain. Nous y reviendrons.

Par ailleurs, amener le concept de frontières gestionnaires pour montrer l’évolution des comportements des agents qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux vis-à-vis de la frontière permet de comprendre l’objet frontière comme un outil possible pour structurer de véritables stratégies. Pour les auteurs, les frontières gestionnaires correspondent à de nouvelles formes spatiales dont la localisation ne correspond plus aux frontières historiques. Pourtant, les frontières stato-nationales peuvent aussi être instrumentalisées comme frontière gestionnaire. Le recrutement des infirmières françaises dans le Canton de Genève relève d’une utilisation de la frontière comme outil de gestion d’une politique de santé publique. La majorité des infirmières genevoises est ainsi formée à l’extérieur, puis attirée par des salaires attractifs en Suisse.

Quatre fonctions pour définir la frontière :

– Une frontière est une construction territoriale qui « met de la distance dans la proximité » (Arbaret-Schultz, 2002)

– Une frontière est conçue comme un système de contrôle des flux destiné à assurer une maîtrise du territoire à travers un filtrage.

– Une frontière est un lieu privilégié d’affirmation et de reconnaissance de pouvoirs politiques

– Une frontière institue une distinction par l’appartenance matérielle et symbolique à une entité territoriale dont elle est l’expression

La première fonction avait déjà été soulignée par Jean-Christophe Gay en 1995. (L’Etat) en déterminant les normes techniques indépendamment et souvent à l’opposé de ses voisins pour des raisons stratégiques, engendre des situations difficilement remédiables en raison de l’ampleur des investissements nécessaires à une uniformisation (p. 20). La frontière symbolise la rupture, la production de « distance dans la proximité », les normes techniques permettent un renforcement dans la durée. La frontière est dans ce contexte le révélateur de l’anisotropie de l’espace.

L’article propose enfin des pistes de réflexions concernant les effets spatiaux. C’est sans doute cette partie qui aurait pu aller plus loin notamment concernant l’idée d’espace à risque et l’émergence de lieux d’hybridation. Pour ce dernier point, nous avions dévelopé dans la thèse (Moullé, 2003, p. 467) l’idée d’homotone correspondant aux marges des territoires identitaires, lieu de syncrétisme puisqu’au contact d’autres signes culturels, déterminant un autre territoire identitaire. Nous pourrions comparer la frontière à une forme de talus culturel où les éléments identitaires de la maille s’enrichissent de particularités liées à la présence d’une autre culture à la fois proche et distante. L’ambivalence n’est pas seulement caractérisée par des oppositions dialectiques, elle se situe aussi dans des subtilités synthétiques où des éléments de « l’ailleurs » sont culturellement intégrés sans le reconnaître. L’idée de talus permet de comprendre que nous sommes dans du cumulatif et non du restrictif. Nous approchons de fait le concept de frontiéralité travaillé par Patrick Picouet. La frontiéralité s’inscrit donc dans le regard que les hommes portent sur la frontière, et en retour, dans les effets que la frontière exerce sur les individus, les populations riveraines et sur les nations, donc dans les relations que les hommes entretiennent de part et d’autre de la frontière (Picouet, 2008, p. 78). Son travail, sur la résistance des iconographies au changement dans la façon de gérer la frontière, est intéressant car cela souligne un paradoxe avec le processus de résiliance des populations face aux changements territoriaux. La résiliance est particulièrement forte face à l’altérité de la frontière où l’adaptation est permanente dans une logique de recherche des profits possibles face à une situation nouvelle. L’homotone caractérise l’ensemble des processus identitaires liés à la frontière incluant, bien entendu, la frontieralité.

 

Le seul regret dans ce texte de référence est l’absence de l’idée de porosité (Gay, 1995, p. 72) lié au degré d’ouverture de la ligne, en relation directe avec la gestion même de la frontière. Face à une coupure de l’espace, certains éléments passent à travers et d’autres non. La frontière peut donc être poreuse ou fermée, sans oublier que la fermeture induit nécessairement des comportements réactifs clandestins. La même ligne peut-être poreuse aux flux de marchandises et relativement fermé pour les flux de personnes, les combinaisons sont multiples et correspondent à une politique utilisant la frontière comme outil de gestion pour son territoire.

 

À travers cette recherche des mots justes pour décrire le phénomène complexe qu’est la frontière, nous n’avons aucunement cherché à retracer l’historique de la frontière qui a été magistralement présenté par Maïté Lafourcade (1998) sur le plan juridique et par Daniel Nordman (1998) à partir de l’exemple de la France. Le but est d’avoir « une caisse à outils » suffisamment diversifiés pour pouvoir analyser les effets des frontières contemporaines.

 

• De la frontière aux discontinuités, un saut géographique éclairant

Comme le dit Marion Segaud, la question des limites et des frontières a une portée heuristique non négligeable dans le champ de la prospective territoriale, notamment si l’on garde à l’esprit que la dimension anthropologique de la délimitation a toujours été présente dans les pratiques et dans les représentations humaines (Segaud, 2002, p. 91). En sociologue, elle ne cherche pas à faire une dimension bien nette entre frontière et limite. Par contre elle insiste sur l’effet de l’esprit : il confère à l’espace sens et fonction. Ce ne sont pas les territoires ou les pays qui se limitent (délimitent) mutuellement mais leurs habitants qui exercent une action réciproque. La frontière devient alors une cristallisation, une spatialisation des processus psychiques de délimitation. (…) cet aspect de mitoyenneté, dans ce qu’il y a de part et d’autre. Ce qui fait sens est ainsi l’interraction (Segaud, 2002, p. 104). Cet extrait un peu long est néanmoins fondamental car il met en perspective la frontière dans la problèmatique plus générale des liens, donc des réseaux, et des discontinuités (dans le sens général). C’est le rapport à l’autre qui crée le paradoxe du lien et de la distance, l’acte fondateur étant la naissance de l’enfant par rapport à la mère.

La frontière est en apparence la forme la plus simple à définir car elle correspond à une entité construite et sécurisante du dedans et du dehors. La porte close de la chambre de l’adolescent est-elle alors une frontière ? La réponse est non car cette porte a une valeur symbolique et sociale mais ne représente rien en terme politique. Le vocabulaire doit donc être plus précis pour permettre à chaque forme de « discontinuité » d’être clairement repérée.

 

Jean-Christophe Gay part du constat de Roger Brunet : l’espace géographique est fondamentalement discontinu (Brunet et Dollfus, 1990, p. 104). L’agitation du monde produit continuellement des discontinuités (Gay, 1995, p. 5). Il propose une définition qui englobe les frontières tout en s’ouvrant sur un champ géographique large. (…) les discontinuités ne sont pas seulement ces limites nettement indiquées sur les cartes et appartenant à l’espace d’encadrement. Il peut s’agir aussi de formes spatiales provenant d’une rupture dans l’évolution d’un phénomène à l’origine de structure auréolaire ou bandée. Cela peut-être aussi des interfaces entre deux ensembles spatiaux différents (idem, p. 7).Nous reviendrons sur la notion d’interface plus loin, l’intérêt premier est de situer les discontinuités, soit en fonction d’une polarité, d’un centre, soit directement par l’existence de qualités spatiales différentes. La discontinuité peut-être perçue comme nette, mais elle est dans bien des cas une notion floue. Le géographe doit savoir que le flou n’est pas synonyme d’échec et qu’il doit se décider dans bien des cas, pour ce qui est indécis (idem, p. 18).Son travail est basé sur de multiples exemples particulièrement diversifiés tant au niveau des échelles que des thématiques. Il aboutit à une approche philosophique et morale de la discontinuité. Les discontinutiés découlent d’une différenciation conceptuelle de la surface de la Terre (idem., p. 14). Son argumentation se base principalement sur une étude des perceptions de la frontière par des collègiens de la région de Nice et Vintimille sur l’importance des ressentis. Sans le dire, il admet que l’angle phénomènologique est nécessaire pour apréhender les discontinuités car elles sont autant des expériences vécues que des réalités concrètes, parfois même, leurs inscriptions spatiales sont très faibles comme le passage de certains quartiers à un autre dans une ville comme Paris. Sa conclusion s’inscrit pleinement dans une dimension morale et éthique de la discontinuité. Plus les civilisations progressaient et plus les discontinuités se sont multipliées et diversifiées afin de canaliser les pulsions agressives et de régler les rapports humains. (…). L’Humanité s’achemine vers une communauté mondiale, ce que certains appellent un « village planétaire ». (Mac Luhan, 1967)L’hybridation si fructueuse des sociétés entre elles se poursuivra tant que l’espace géographique ne sombrera pas dans l’indifférenciation (idem ; p. 103). La production de discontinuités serait donc à la fois un fait de civilisation, mais en plus une nécessité pour conserver une diversité. J.-C. Gay fait lui-même appel à J.-P. Hubert pour suggérer que les individus comme les sociétés ont l’intuition d’une hétérogénéité (Hubert, 1993, p. 103) notamment à partir de l’environnement que propose la surface de la terre. Elle n’est pas uniforme, sa morphologie a été utilisée par l’homme soit de manière sacralisée, soit de plus en plus dans une logique fonctionnaliste et marchande avec une utilisation à la fois volontaire et subit des discontinuités. Les plus fortes concentrations humaines sont sur les littoraux, ces discontinuités sont paradoxalement une formidable ouverture sur le monde tout en étant des espaces fondamentalement à risques (tempêtes, tsunami, …). Pour Hubert, l’exemple de la nature marquée par des ruptures, des seuils, des coupures a participé à la structuration des territoires.

Jean-Pierre Renard (Fig.1) propose des définitions plus simples mais opérationnelles pour différencier limite, discontinuité et frontière.

  Figure 1 : Limite, Discontinuité, Frontière

Source : Renard J.P., 2002, p. 60

Ces définitions ne doivent pas être statiques, au contraire les marges s’intègrent dans une logique de mutation permanente car les différences qu’elles révèlent sont sources d’interactions. Il peut donc y avoir passage d’un degré à un autre, dans un sens comme dans un autre. Jean-Pierre Renard se fonde pour sa démonstration sur les travaux de Roland Pourtier à propos des bouleversements socio-spatiaux des villes africaines. Des discontinuités se tranforment en frontières intra-urbaines car elles sont le fruit de tensions politiques aboutissant à des partages territoriaux.

Quelque soit la qualité de la discontinuité, nous ne pouvons pas oublier les distinctions de Roger Brunet (1967), pionnier de l’analyse des discontinuités en France. Il propose deux paramètres clés :

– Paramètre causal : Discontinuités exogènes / discontinuités endogènes

– Paramètre temporel : Discontinuités statiques / discontinuités dynamiques

L’encart sélectionné par Jean-Christophe Gay (1995, p. 14) est une série d’extrait de Brunet, ceux qui permettent le mieux de comprendre la combinaison de ces deux paramètres.

 

Les jeux de limites, discontinuités et frontières sont à intégrer au concept d’interspatialité. Jacques Lévy propose trois formes d’interspatialités (cf. figure 2) avec l’interface des espaces ou territoires, l’emboîtement et la cospatialité. Il précise que les interactions ne peuvent pas être traitées comme s’il s’agissait de gérer la contradiction géographique fondamentale entre contact et écart (Lévy, Lussault, 2003, p. 523).

Les connexions peuvent alors devenir complexes puisque

–  l’interface peut se faire avec une limite, une discontinuité ou une frontière

–  l’emboitement peut intégrer lui même les trois possibilités

–  la cospatialité donne la possibilité de partager la même limite ou discontinuité, voire même qu’un des espaces se caractérise par une limite et l’autre élément de la cospatialité par une discontinuité.

 

  Figure  2 : Les interspatialités

Source : d’après J. Levy (Lévy, Lussault, 2003, p. 523)

 

Par ailleurs, comme le précise J. Lévy, interface, emboîtement (hiérarchisé ou non) et cospatialité peuvent eux-mêmes se combiner. La combinaison permet des interfaces qui ont elles-mêmes des caractéristiques variables. Ainsi, les trois éléments spatiaux et les trois éléments d’interfaces donnent au géographe la possibilité de nommer avec précision la qualité des « discontinuités » et par là-même des éléments de compréhension sur le fonctionnement des marges territoriales. Par exemple, la frontière joue un rôle d’interface transfrontalière tout en étant au cœur d’un espace linguistique dont les isoglosses, correspondant soit à des limites soit à des discontinuités, sont ailleurs. La frontière entre le Valais Suisse et la France ne coïncide pas avec l’isoglosse qui coupe la vallée du Rhône entre Sion et Sierre. C’est une simple limite puisque l’identité valaisanne est largement partagée par les germanophones et les francophones. Par contre, l’isoglosse du Français dans le Val d’Aoste est une discontinuité forte qui permet une identité spécifique au territoire valdotain par rapport au reste de l’Italie, ce qui n’empêche pas l’emboîtement d’un territoire Walser (germanophone) dans la haute vallée du Lys à l’intérieur du Val d’Aoste.

 

    Figure 3 : Tableau synthétique des interspatialités

Type d’agencement Caractéristiques Exemples Type d’interface
Obliques emboîtement + interfca Italie / Val d’Aoste Discontinuités
Enchâssés emboîtement + cospatialité France / Occitanie Limite
Feuilletés emboîtement + cospatialité + interface France / Catalogne Frontière / Limite / Discontinuité

Source : d’après J. Levy et J.P. Renard

 

Pour aller encore plus loin, nous pouvons intégrer les rapports à l’altérité. Même si l’approche de Jean-Christophe Gay est partie de l’étude des espaces touristiques, une généralisation n’est pas inintéressante. Pour le tourisme, il propose donc (2008) trois types d’interfaces en fonction de la gestion de l’altérité :

– Des interfaces qui ménagent l’altérité. Les contacts sont minimisés et encadrés par un certain nombre de codes. La caricature est le village-vacances.

– Des interfaces qui exploitent l’altérité. Les différentiels de l’interspatialité permettent des stratégies pour profiter de l’interface. Les duty-free, mais aussi le travail frontalier sont des exemples.

– Des interfaces qui mettent en scène l’altérité. Pour le tourisme, l’auteur montre que ces mises en scènes se font à une échelle fine comme les marchés régionaux. En géographie des frontières, cela peut se manifester par des mises en scène de la présence et de la force comme entre l’Inde et le Pakistan où un spectacle anime les postes frontières au moment des relèves militaires.

Que se soit au niveau des limites, des discontinuités et des frontières, le contact  avec l’altérité est réel. À partir de là, les acteurs territoriaux vont mettre en place des stratégies pour gérer ce contact et plus souvent en tirer des bénéfices matériels ou immatériels.

 

Repartons de l’idée fondatrice de Jean Gottmann (1952) où l’encloisonnement du monde et la mobilité constituent deux éléments structurants de compréhension du monde. Le maillage des coupures de l’espace et le treillage des réseaux permettant la mobilité se surimposent et soulignent la complexité d’un système et des représentations qui y sont liées. Nous entendons par réseau, un ensemble de lignes ou de relations aux connexions plus ou moins complexes (Brunet, 1995, p. 430).

Un exemple simple permet de comprendre la difficulté pour le géographe d’aborder l’espace et le temps de nos jours. La ligne grande vitesse reliant Paris à Bruxelles permet de franchir la frontière franco-belge sans aucun arrêt. La fonction filtrante de la frontière ne disparaît pas pour autant. Les services de douanes ont la possibilité de s’intégrer dans le réseau au nom du contrôle de la ligne frontière. Ainsi, ils ont le droit de contrôler les passagers pendant le déplacement. Un service immobile de contrôle de la ligne devient mobile et sans relation directe, vécu avec la ligne frontière. La frontière devient alors réticulaire. Pourtant l’objet du contrôle reste bien celui du filtre lié à la frontière fixe.

L’ensemble des flux permet le contact avec l’altérité, c’est ainsi que l’augmentation spectaculaire des échanges peut produire des réactions de peurs comme l’hypothèse de Samuel P. Huntington liée à l’inertie des représentations, exacerbées dans un contexte d’hyper-médiatisation et d’événements exceptionnels et meurtriers.

Néanmoins, les flux ne jouent pas de la même manière avec les limites, les discontinuités et les frontières. Les flux financiers, dans une moindre mesure les flux d’informations, ne se développent plus en prenant en compte l’existence des frontières contrairement aux flux de personnes et de marchandises. Les logiques liées à un monde géométrique sont bouleversées même si, pour le moment, le temps de l’horloge et des fuseaux horaires sont encore des contraintes partielles.

Ces flux générent tous des limites, voire des discontinuités au niveau de leurs encrages territoriaux, notamment au niveau des nœuds du sytème-monde localisé dans les grandes métropoles. Par exemple, les centres financiers constituent au cœur des CBD des îlots spécifiques particulièrement marqués par les discontinuités y compris celles qui sont spécifiques liées au temps entre le jour et la nuit, entre le plein et le vide, entre le sécurisé et l’angoissant. Le district financier de Manhatan est une caricature explicite, la City de Londres aussi.

Les flux permettent à l’altérité de prendre de la consistance, parallèlement ces mêmes flux favorisent aussi la résiliance dans l’interface.

Nous sommes en présence d’un jeu d’une complexité infinie liant espaces, territoires, limites, discontinuités et frontières.

L’approche du territoire (…) part des noms de lieux, elle privilégie les cœurs territoriaux aux dépens de leurs marges souvent imprécises, en général mal identifiées. C’est pour cette raison majeure que le présent ouvrage ne prend pas directement en compte la question des frontières territoriales. Il s’agit d’un thème spécifique qui mériterait à lui seul de longs développemens, voire un livre entier.

(Di Méo, 2001, p. 12)

 

Guy Di Méo ne s’y était pas trompé en estimant que la thématique des limites était un champ d’étude en lui-même qui ne pouvait pas être traité en même temps que l’étude approfondie de la géographie sociale et du territoire.

 

 

 

 • Conclusion

 

Entre la limite qui circonscrit des espaces en soulignant des différences et la frontière qui exprime ou révèle des conflits de pouvoirs et de contrôles territoriaux (Renard, 2002) nous avons l’enjeu des discontinuités qui ont des effets sur l’oganisation de l’espace. C’est à ce niveau-là que les territoires mettent en place des phénènomènes de protection et d’ouverture en fonction de la représentation (Sfez) de l’Autre et de la représentation de la frontière. Le géographe se doit d’observer les processus d’intégration et de coupure aux différentes échelles pour chercher à en comprendre les interrelations.

Les limites, les discontinuités et les frontières ont des manifestations structurelles, parfois violentes. Néanmoins, leurs réalités dépendent tout autant des représentations liées à l’expérience géographique de tout individu, des médiateurs disponibles pour véhiculer une ou des images de la ligne, des dynamiques d’ouverture et de fermeture qui y sont associées et de l’influence de ces images sur la construction des représentations individuelles et collectives.

Par ailleurs, le franchissement de la ligne, est une expérience géographique forte pour chaque individu. Passer les fourches caudines d’un système de sécurité, attendre le tampon du douanier pour passer la frontière, franchir le seuil d’une enclave touristique ou immobilère, constituent des actes qui participent à la construction des représentations qui fortifient la conscience de l’Ici et de de l’Ailleurs, concept existentiel de l’Homme sur la Terre (Dardel).

 

François Moullé
Maître de Conférences en géographie
Université d’Artois. Laboratoire DYRT, EA n° 2468

 

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