De la lumière primordiale au mythe de la caverne

Les mystiques ainsi que certaines personnes traversant des périodes hallucinatoires évoquent souvent leur expérience en termes de feu, de lumière, d’illumination, éclairant le monde en eux et autour d’eux. C’est une expérience que l’on peut comprendre si l’on se réfère aux premières périodes de la vie. Le psychanalyste Serge Lebovici par exemple, explique que le bébé conçoit le regard de la mère comme une lumière dont il est entouré, baigné, et qu’à l’inverse, les perturbations qu’il y perçoit l’atteignent de plein fouet comme des ombres inquiétantes, au point d’entraîner parfois des troubles persistants[1]. Un psychanalyste anglais, D. Meltzer, inverse quant à lui cette perspective : il explique que lorsqu’il vient au monde, l’enfant jette un regard émerveillé et poétique sur le visage maternel et l’univers qui l’entoure. Il est toutefois partagé entre la fascination pour la lumière qu’il y découvre et son attirance persistante pour le monde invisible qu’il vient de quitter[2]. Ces travaux donnent à penser qu’il existe des moments lumineux au départ de la vie, fussent-ils fugaces, épisodiques : l’enfant a le sentiment de faire apparaître et miroiter le monde ou de le faire disparaître à son gré, rejoignant ainsi la conception admise dans l’antiquité, selon laquelle c’est l’œil qui éclaire le monde et non l’inverse. Cette vision naît chez l’enfant dans un climat relationnel dans la mesure où au départ, elle est indissociable de la présence de l’autre. On comprend alors pourquoi les mystiques ou les hallucinés ne sont pas les seuls à avoir le don d’illuminer intérieurement certaines scènes ; nous le faisons tous dans nos rêves, nos moments privilégiés, et si certains sujets témoignent au cours de leur vie adulte d’états particuliers dominés par la lumière, le feu, ou à l’inverse, par l’obscurité, l’ombre, les ténèbres, ils ne font que transposer dans leur vie consciente une expérience que tous les hommes connaissent dans leur vie onirique.

 

Le mythe de la caverne revisité

 
Le sujet humain vit toute sa vie écartelé entre cette vision merveilleuse et toute-puissante dont l’impression reste inscrite dans son esprit depuis les origines, et des retrouvailles qu’il espère et qu’il est parfois tenté d’anticiper en recourant à certaines expériences limites. Car la vision que nous impose la réalité est à l’opposé de ce vécu idyllique, elle est par définition circonscrite, fragmentaire et surtout incomplète. Pour rendre compte de cette situation éminemment conflictuelle, je vais me référer au mythe platonicien de la caverne dont je rappelle les composantes principales[3]. Pour Platon dans La République, les hommes sont ici-bas des prisonniers enfermés dans une caverne, avec derrière eux “ une entrée qui s’ouvre largement à la lumière ”. Bien plus, “ un feu brûle en arrière d’eux ”, redoublant la lumière précédente. Ils ont la face tournée vers le fond de la caverne, “ empêchés par des liens de tourner la tête ” tant vers leurs semblables que vers tout ce qui se trouve derrière eux. Dans cet espace arrière, d’autres hommes agitent au-dessus d’un mur des objets hétéroclites de toutes sortes, ce qui fait que les prisonniers ne voient en tout et pour tout “ que des ombres projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face. ”
 
Ce texte a donné matière à d’innombrables commentaires au cours des siècles. Pour ma part, poursuivant une réflexion précédente, j’y vois une mise en scène élémentaire mais suggestive de l’appareil psychique qui préside à l’élaboration de nos fantasmes et de nos rêves. Freud a proposé dans L’interprétation du rêve une présentation topique ou plane de cet appareil. Avec Platon, je l’envisage ici d’un point de vue économique, en donnant la priorité à l’énergie lumineuse qui le fait fonctionner. Aucune représentation onirique ne serait possible en effet, si nous n’avions pas au départ de la vie intégré la lumière dont parle le mythe, et dont les analystes d’enfants placent la découverte à l’orée de l’existence : située maintenant loin derrière, mais toujours présente, elle fournit la lumière qui alimente notre cinéma intérieur. D’aucuns ont démontré qu’il n’y aurait pas de rêve possible sans la mise en place d’un écran issu des relations premières (Lewin B.D., 1949). Il est curieux que l’on ait pas songé qu’il faut aussi un projecteur envoyant de la lumière pour que des images viennent s’y projeter.
 

Certains se demanderont pourquoi Platon ajoute à cette lumière un feu qui fait danser les ombres, ce qui en soi peut sembler superflu. Si on replace cet élément dans le contexte psychique, c’est une véritable trouvaille : j’y vois la figuration du feu de la libido propre au sujet. Ce feu représente la façon dont chacun s’approprie la lumière d’origine pour l’inscrire au cœur de sa vie psychique[4]. Ainsi se trouve clairement distingués le point de vue de Lebovici, qui insiste sur la lumière émanant du regard de la mère, et celui de Meltzer, qui met l’accent sur la potentialité propre au sujet, sur le feu qui en résulte. 

Car la lumière primitive ne saurait suffire : réduite à elle-même, elle alimente nos hallucinations, elle crée l’univers des rêves. Il faut aussi que s’allume le feu qui va alimenter les rêves et les désirs qui sont toujours par définition uniques et propres à chacun

Certes le rêve n’existerait pas sans la lumière primitive qui a mis le feu aux désirs, comme le soleil est censé avoir mis le feu au Buisson Ardent dans l’Exode, mais ce feu en est distinct et représente le foyer de libido qui habite le sujet. Quant aux ombres des objets dont parle Platon, elles correspondent à ce que Freud appelle les restes diurnes, issus de nos rencontres du jour avec les êtres présents aujourd’hui. Ce sont ces restes qui provoquent nos fantasmes et nos rêves : ces ombres sollicitent nos désirs inconscients et nous conduisent à nous les représenter à travers les scénarios que nous connaissons bien.Car la lumière primitive ne saurait suffire : réduite à elle-même, elle alimente nos hallucinations, elle crée l’univers des rêves. Il faut aussi que s’allume le feu qui va alimenter les rêves et les désirs qui sont toujours par définition uniques et propres à chacun. Certes le rêve n’existerait pas sans la lumière primitive qui a mis le feu aux désirs, comme le soleil est censé avoir mis le feu au Buisson Ardent dans l’Exode, mais ce feu en est distinct et représente le foyer de libido qui habite le sujet. Quant aux ombres des objets dont parle Platon, elles correspondent à ce que Freud appelle les restes diurnes, issus de nos rencontres du jour avec les êtres présents aujourd’hui. Ce sont ces restes qui provoquent nos fantasmes et nos rêves : ces ombres sollicitent nos désirs inconscients et nous conduisent à nous les représenter à travers les scénarios que nous connaissons bien.

  Les deux foyers lumineux qui illuminent la vie psychique

 
La lumière dont parle Platon existe donc bel et bien dans l’esprit de chacun, de même que le feu libidinal, et ils concourent à engendrer nos rêves, nos fantasmes et beaucoup de nos réactions inconscientes. Mais il est capital de préciser que ce sont des réalités psychiques, qui appartiennent à un univers totalement différent du monde dans lequel nous évoluons. C’est un donné de base, indispensable et fondateur, qui fait partie intégrante de l’appareil animique au sens où l’entend Freud. A l’inverse, et paradoxalement, les reflets et les ombres sont engendrés par des réalités actuelles. Ils sont agités par des hommes d’aujourd’hui à la façon des simulacres dont fait état Platon, et ce sont eux qui fournissent au rêve ses matériaux de base : ils proviennent de personnes vivantes ou de réalités actuelles, car le rêve et le fantasme s’élaborent en écho au vécu des jours. La lumière d’origine et le feu sont indispensables pour les faire miroiter, mais quel serait l’intérêt de cette projection si elle n’offrait pas la possibilité au rêveur de fantasmer à partir de ces ombres, d’exprimer ses désirs et de les situer dans le contexte psychique qui lui est propre ? Le rêve n’est pas là pour isoler du monde, sauf si on se laisse prendre à la nostalgie d’un passé soi-disant merveilleux ; il offre à chacun l’occasion d’investir jour après jour les désirs qui l’habitent en profitant de toutes les occasions que la vie lui propose et dont les ombres lui reviennent une fois la nuit venue[5].
 
De ce point de vue, les prisonniers que nous ne sommes ne sont pas totalement isolés de la réalité comme le suggère Platon, et même encore Freud qui considère le rêve sous son aspect autoérotique. Il est indispensable de sortir de ce cadre de pensée si l’on veut faire la part des choses. Les rêves sont provoqués et nourris par des restes diurnes issus de rencontres, d’échanges humains, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui, et grâce auxquels ils prennent sens ; les lumières intérieures qui font miroiter ces ombres ont elles aussi une origine relationnelle, mais elles sont là pour faire resurgir les plaisirs ressentis dans d’anciennes relations et les réinvestir dans celles d’aujourd’hui. Certes, nous sommes les prisonniers de nos désirs cachés, mais des prisonniers qui profitent des relations vivantes et libres vécues par le passé pour nourrir celles d’aujourd’hui et pour faire de ce temps un moment de partage.
 
Pour y parvenir, deux conditions s’imposent donc, et elles sont absolument primordiales : la première, c’est qu’on respecte la différence entre les deux mondes dont parle Platon. Il y a d’un côté le monde fictif du feu et de la lumière, qui correspond à notre propre façon de voir, nous appartient en propre, éclaire nos productions internes, et qui n’est pas fait pour être vu mais pour donner à voir ; et il y a d’un autre côté le monde des simulacres et des ombres, produit par les réalités du moment, qui est fait pour être vu, de façon à revivifier des expériences passées et à les réinvestir dans l’existence actuelle. L’autre condition, c’est qu’on ait intégré aussi la différence entre ces acquis du passé, dont nous sommes habités, animés, nourris, au plan individuel comme au plan collectif, et les expériences actuelles qui ne prennent sens et consistance que sous l’effet des premières, sans lesquelles elles n’auraient pas la possibilité d’exister.
 

Quoiqu’il en soit, rien de tout cela n’existerait dans notre esprit sans la lumière intérieure qui s’est allumée en nous aux premiers jours de notre vie et que Platon nous invite à retrouver un jour. Les aveugles eux-mêmes y participent, car il s’agit d’une création interne effectuée dans un contexte de chaleur et de tendresse dont la lumière réelle est l’une des expressions privilégiées. 


[1] Pinol-Douriez M., Bébé agi, bébé actif, Paris : PUF, 1964.
[2] Meltzer D., L’appréhension de la beauté, Ed. du Hublot, 56260 Larmor Plage, 2OOO.
[3] Platon, Œuvres Complètes, Gallimard, Pleiade, t. 1, p. 11O1. On trouvera un commentaire très suggestif de ce texte dans Max Milner, L’envers du visible, essai sur l’ombre, Paris : Seuil, 2005.
[4] Sur le symbolisme du feu dans la psychanalyse, je renvoie à mon ouvrage : Symptôme et conversion, PUF, 2004, p. 51.
[5] Pour l’analyse de ces rêves, cf G. Bonnet, L’autoanalyse, Que sais-je N° 3759, PUF, 2006.
Esprit d'avant