En communauté sur la toile

Blogs et réseaux – Miroirs et cyber « addition »

Les nouvelles technologies et la démultiplication des modes d’échange qu’elles développent, les phénomènes de reconnaissance, d’engagement, de dépendance, qui se manifestent au sein des groupes créés sur leurs bases de communications, invitent à se demander si les mondes virtuels ne sont pas en passe de devenir les vraies communautés de demain.

Blogs, chats, forums, réseaux sociaux, jeux en ligne, les formes sont multiples, multiples aussi les usages. Mais il ne s’agit pas que d’outils. Une vision différente de l’individu peut s’y dessiner et aussi une vision nouvelle de la société. Savoir si cet espace qui s’ouvre menace et détruit en créant une dépendance nuisible, «addiction », ou apporte un complément bénéfique, « addition », est toujours en question.  

  

 

•  Le cyber-espace sert l’image de soi. 
 

Même si la fascination de Second life s’écarte et avec l’éloignement de cette plate forme celle d’une existence virtuelle où les individus pouvaient se projeter dans des créatures idéales, il n’en demeure pas moins que les questions qui se sont posées à son sujet demeurent, notamment celles de la relation entre le réel et le virtuel, celles de l’image de soi. Evitement, embellissement ou partage, le cyber-espace permet une revalorisation de l’image de soi.

Tout d’abord par la performance.

Dans les jeux on a le choix entre différents types. Par le choix d’un type, on sort de la représentation idéale unique. On appartient à une guilde où chacun a une place très déterminée. Entre le Tank, le dealer, le prêtre ombre ou le chasseur, les compétences sont très différentes et nécessaires pour faire avancer une entreprise. Finir un raid le plus vite possible, être meilleur qu’une autre guilde renommée, c’est un peu comme dans une équipe de foot, on est dans l’espace du game. Ce qui est valorisant, ce n’est pas l’image, c’est de réussir la performance. On a pu voir un cadre d’entreprise jouer de façon qui pouvait paraître démesurée et s’en  justifier en disant tellement manquer de valorisation dans sa situation professionnelle qu’il ne trouvait que dans le jeu les possibilités de reconstituer son estime de soi. Les enfants qui ne sont pas valorisés à l’école sont fiers de dire : « dans world of warcraft, je suis dans la meilleure des guildes ».

Les réseaux sociaux favorisent essentiellement la reconnaissance.

Sur Face Book ; il n’y a pas d’utilité. Dans les réseaux sociaux, la seule médiation est l’idée que l’on va nier la différence pour aller tous dans le même sens, non pas dans les compétences mais dans ce que l’on est. On se regarde les uns les autres de manière un peu infantile et régressive sans doute mais on y gagne l’accroissement en image sociale. La valorisation se mesure grâce au « Social graph », mise en scène graphique de son réseau social. Une personne totalement seule dans la vie peut être au cœur d’un réseau très étendu dans sa chambre derrière l’ordinateur. Le phénomène est d’autant plus fort dans une grande ville où toute la journée vous êtes entourés de personnes mais où on ne se parle pas. Par exemple, une jeune femme qui ne se plaît pas beaucoup, se voit avec des kilos en trop et pense qu’on ne la regarde plus, lorsqu’elle rentre et découvre son « meetic », peut apprécier : « j’ai eu 25 visites, 14 flashs ». Voilà ! On a besoin de valorisation.

Au-delà de la démultiplication des communications, une véritable valorisation de soi peut venir par le travail d’élaboration, sinon de création, que permettent les blogs.

Sur un blog, vous écrivez un article, vous le travaillez. Vous ne faîtes pas qu’afficher votre vécu. Le choix des mots et de leur écriture, l’utilisation de polices de caractères ou des couleurs, les photos sont une manière de mise en scène. Par exemple, lors d’une séance d’animation d’ateliers blogs à la Casita, maison des adolescents dirigée par Rose Marie Moro, où l’on écrivait des petits articles sur des thématiques imposées : la ville, la famille, le corps, l’amour, la sexualité, un jour un jeune me demande : « M. Stora, le mot amour je l’écris en quelle couleur et avec quelle police de caractère ? ». Il m’a fait comprendre à quel point la forme va nommer ce que je suis, que par ce qui donne forme, je dis quelque chose sur ce que je suis et donne sens. Derrière la question, quelle couleur, quelle taille, quelle police de caractère, … ce qu’il demandait c’est « qu’est-ce que c’est l’amour ? ». C’était une question forte qu’il posait. Et finalement, en travaillant sur les blogs, c’est l’aspect création de ce mode d’expression qui m’apparaît. Une autre fois, dans le cadre d’une cellule psychologique sur un réseau d’échanges, on m’envoie une page d’un blog où une adolescente évoque son désir de mourir. Elle avait écrit en police de caractère 4, de couleur grise, sur un fond noir. Elle était presque en train de dire, « si vous voulez me déchiffrer, il faut vous pencher sur l’écran pour mieux comprendre ce que je suis en train de vous dire ». Les adolescents actuels utilisent les images comme n’importe quel autre mode de communication, comme les mots. Les blogs proposent à l’adolescence une des armes les plus valorisées pour pouvoir travailler, car l’adolescence est un travail. Pour acquérir un début d’autonomie par rapport aux figures parentales, aborder les questions très existentielles, penser la mort, le devenir adulte, les blogs ont des ressources beaucoup plus créatives, beaucoup plus puissantes que Face Book. Et bien sûr l’écriture est plus intérieure. Permettre la créativité à l’adolescence, c’est lui donner une des plus belles armes qui lui permet de s’affranchir de l’angoisse massive d’advenir comme adulte, de la sublimer, de transformer cette souffrance en relation. C’est le moteur même de tout artiste.

Toutes les maisons d’édition ont des têtes chercheuses sur internet. Ils cherchent les blogs qui leur paraissent révéler un caractère ou un talent. Parfois ils les publient ou offrent de réaliser de plus grands ouvrages. Le virtuel peut enrichir le réel. On en voit là une dimension vraiment intéressante, même si tout le monde n’a pas de talent pour bien écrire, ou bien utiliser photo shop.

•  Le cyber espace ouvre à la recherche de l’autre

Il y a un vrai paradoxe dans la communication sur Face Book. Un jeu complexe entre la recherche de reconnaissance et la perte dans la massification.

Bien sûr, la quête est avant tout quantitative. La réussite consiste à se faire le plus grand nombre d’amis, à recevoir le plus grand nombre de commentaires. Par le jeu des invitations en ligne, cela peut aller très vite mais cela conduit à une sorte de dépersonnalisation, même si chacun cherche à exister de manière plus forte que l’autre, même si un effet qualitatif – recherche du meilleur commentaire, de la meilleure référence musicale, du meilleur jeu video, la « perle » laissée en commentaire sur le mur – vient compenser l’effet quantitatif.

Sur Face Book, il y a une sorte de formatage du bien être à tout prix qui peut devenir très angoissant. Les pensées négatives n’ont pas de place. L’ergonomie elle-même rend impossible de choisir sa propre police de caractère, impossible de se différencier, de rechercher quelque originalité. Dans un blog vous pouvez choisir la manière dont vous allez vous mettre en scène, sur Face Book, c’est la même ergonomie pour tout le monde. Il est impossible de choisir le fond, impossible de rechercher le plus intime. Le bouton permettant de réagir en disant «  je n’aime pas » a été supprimé. C’est le règne du « Think positif », du « commercial smile ».

Bien sûr il y a de l’échange et du partage, si le partage va dans un sens commun. C’est la théorie de l’évitement que l’on retrouve ici. Il ne faut pas perturber. Tout le monde va dans le même sens, alors que la communication devient intéressante lorsque l’autre va à contre sens. La rencontre est dans la différence. La médiocrité est là où la différence n’a pas droit de cité.

A l’extrême, c’est un déni, le déni de la souffrance ou au moins de la complexité humaine. Il faut recevoir comme une véritable alerte les débordements qui ont suivi l’organisation des apéritifs géants Face Book. Les organisateurs ont voulu montrer que les gens qui se rencontrent sur internet sont capables aussi de se rencontrer dans la vie réelle. Mais le  bien être ensemble, narcissique, groupal, a été mis à l’épreuve. La communauté narcissique existe d’autant plus que l’on n’a pas l’autre en face, dans la réalité du corps à corps. Ceux qui se sont rencontrés ont eu besoin d’alcool. Pour retrouver le propre de la communication que l’on a sur internet, dés-inhibition, il faut boire ; Il faut perdre connaissance. Ce que je suis réellement est tellement insupportable qu’il me faut perdre connaissance. L’alcool a toujours eu cette fonction de dés-inhibition. Dans ces rassemblements géants l’effet a été démultiplié.

Le but explicite : flatter le narcissisme de chacun, vient révéler que chacun est très fragile mais le succès de cet audimat intime, même s’il vient remplir le vide de l’adolescence, n’est pas suffisant. On peut se demander s’il ne révèle pas une quête beaucoup plus forte.  Par exemple, lorsqu’une adolescente montre sur son blog des photos d’elle, prises par en haut, montrant un visage qui garde des traces de l’enfance mais qui va devenir femme, montrant  des formes, une poitrine naissante. Quelle est sa quête ?  A qui est-ce qu’elle s’adresse ? Qui est cet autre à qui elle adresse sa photo ? Qu’est ce qu’elle recherche ? Pour une jeune fille c’est le regard du père qui lui permet de devenir femme. Le regard de la mère est beaucoup plus archaïque. Cet autre qui lui a manqué, est le plus souvent le père. Comme si elle était en train de dire « papa regarde, ce que je suis en train de devenir » peut-être même « est-ce que je te plais ? ».

Il peut il y avoir une expression de la relation oedipienne par la mode ou par des attitudes qui sont en fait l’expression d’un manque, comme si en s’adressant à tout le monde ou personne, n’était cherchée qu’une seule personne. Freud a beaucoup travaillé sur «das Anderer», « l’autre ». D’autant plus que je ne connais rien sur l’autre, je peux imaginer qu’il est cet être qui  me manque, ce « personne » qui est précisément l’autre.

C’est au profit de ce même quasi-anonymat qu’une femme, lorsqu’elle attendait son deuxième enfant et que son premier enfant a eu deux ans, est devenue accro à un site de rencontres pour intellectuels universitaires. La psychanalyse a permis de retrouver que lorsque elle avait deux ans, elle-même ayant la deuxième place dans la fratrie, son père était parti. Elle ne savait rien de lui, sinon qu’il était intellectuel et universitaire. Il y avait avec l’anniversaire de son premier enfant, une sorte de date anniversaire pour elle-même qui la mettait à la recherche de son père. C’est un phénomène de bal masqué qui met à profit les jeux de projection, de transfert et de contre transfert sous un mode nouveau. Cet autre à qui je m’adresse, parce qu’il est tout le monde, est celui que je veux. Les relations transférentielles sont d’autant plus efficaces au sein des communautés virtuelles que  je ne connais pas l’autre. Il y a une joie à ne pas connaître, redoublée du fait de la relation à l’objet virtuel. Ce qui va être sur-investi, ce n’est pas l’autre tel qu’il est mais la relation avec lui. Cela ressemble à la relation avec l’analyste ou à la relation passionnelle, amoureuse. La relation virtuelle permet quelque-chose qui ne s’exprime pas autrement.

•  Les blogs et réseaux sont des laboratoires palliatifs

Les réseaux ne sont pas seulement déréalisants. Ils peuvent avoir avant tout une dimension utile. Ils permettent la rencontre sur une cause commune.

Toute personne, toute association qui a vocation humanitaire, qu’il s’agisse de l’insertion des malades mentaux, du droit au logement, d’Emmaüs, toutes les associations ont leur page Face Book. C’est devenu un moyen de communication incontournable. Sitôt un projet défini ou une identité formulée, un mini réseau social est ouvert pour soutenir son développement. On voit des sites de rencontres pour la marque Apple, pour les musulmans, pour les Juifs, pour ceux qui votent à droite … les réseaux sociaux peuvent être établis pour corriger le manque ou dans un esprit de solidarité. C’est un peu ce qui se manifeste dans les jeux de masse : faire équipe, défendre une cause commune. Ce n’est pas nécessairement  un objectif productif, ni une vocation humanitaire.

Cela peut-être un moyen d’échange pratique. Vous partez plusieurs mois à l’étranger ou une partie de votre famille est à l’étranger, le réseau en ligne est un moyen  apprécié pour donner des nouvelles ou transmettre des images, pour rester en lien. Dans ce cas comme souvent avec les adolescents, ce sont des personnes qui se connaissent dans la vraie vie qui se retrouvent sur les réseaux sociaux, ce qui infléchit l’image du cyber prédateur, de l’inconnu dans la cyber communauté. Ou encore, après une soirée où tout le monde a pris des photos, tout le monde met ses photos sur le mur de Face Book. C’est le mode nouveau des récits plus anciens. La confirmation du bien être ensemble. On se raconte tous les détails en images.

Des ressources plus innovantes apparaissent lorsque les groupes se constituent autour de soucis ou d’interrogations qui ne trouvent pas moyen de s’exprimer dans un groupe traditionnel. On a pu voir par exemple la constitution d’un forum participatif sur les recto-coliques hémorragiques, maladie terrible avec une composante un peu honteuse, qui ne permet pas vraiment qu’il en soit parlé aux proches. Ce groupe assure à ses participants un soutien thérapeutique très fort. D’autres communautés d’intérêt, femmes enceintes ou futurs pères permettent de trouver un autre semblable qui va être soutien parce qu’un échange va exister entre pairs.

Sans se substituer au réel, internet peut pallier des manques. C’est ce que l’on a vu lors du Printemps arabe. Dans un contexte où le travail d’information devient impossible, les réseaux sociaux deviennent le seul lieu d’une liberté d’expression, la possibilité de créer des journalistes citoyens. Chose que l’on trouve dans certains blogs. Possibilité de témoigner preuve et image à l’appui, avec le détail ou le nom de personnes qui se sont fait arrêter ou tuer et par une diffusion telle qu’il devient impossible d’arrêter l’information. Toutefois il ne s’agit pas vraiment de communauté.

En fait les échanges sur internet s’offrent comme des laboratoires pour tester des images de soi ou des relations. Par des glissements en miroirs ou des réponses en biais, les échanges peuvent jouer comme des éléments thérapeutiques. Au-delà de la grande banalité à laquelle invite le formatage du média : « je sors de chez le dentiste – qu’est-ce que je vais mieux » et des réponses que cela entraîne, souvent de même étiage : « C’est trop cool ce que tu nous dis, c’est génial », il y a parfois un humour qui permet de prendre conscience du ridicule. Par exemple, une adolescente obèse a un blog qui s’appelle «  je suis grosse et alors ». Ses messages disent « je me trouve moche », les commentaires sont le plus souvent « mais non tu es mignonne, … », puis à un moment vient le commentaire : « tu dis que tu vas bien mais tout ça te gonfle. ». Une remarque qui n’est pas frontale, qui n’est pas narcissisante mais qui va faire que la personne ne va pas se déprimer, c’est bon. C’est le miroir de biais qui permet d’avoir un regard un peu décalé. Dans les grands réseaux sociaux, dans les chats, l’autre ne va pas forcément répondre ce que je vais attendre. Cela peut amener des prises de conscience productives.

Plus ou moins consciemment, le réseau internet peut intervenir comme un biais utile pour faire admettre une prise de distance de l’adolescent face aux parents. Cela peut-être par le biais d’images visibles par les réseaux sociaux que les parents découvrent que leur fille se laisse embrasser par des amis ou qu’un adolescent fume et pas que des cigarettes. C’est une façon de dire aux parents « je ne suis plus un bébé » alors qu’on n’arrive pas à le dire en face.

Si les rencontres sur internet ne permettent pas de  constituer des groupes ou des identités fortes, elles permettent au moins d’intensifier ou de révéler des mutations. Il est significatif par exemple que Barack Obama se soit dit très fier d’avoir « presque autant de fans que Bob l’éponge ! ». Ce n’est pas une figure représentant une position humaine forte comme celle de l’abbé Pierre ou tout autre militant pour une grande cause dont il est fier de se rapprocher mais de la figure étonnante de Bob l’éponge, un personnage très propre à l’adolescent, comme une éponge, dont la caractéristique est avant tout l’ironie, la capacité à se moquer de lui-même. L’auto ironie est une manière de se défendre contre le poids de l’idéal. De s’affranchir de la crainte de ne pas être à la hauteur de cet idéal. C’est ce que l’on a dans les jeux en ligne. A travers mon avatar, je peux continuer à me battre, à me défendre.

Après les héros tristes ou victimes, comme Caliméro : « C’est vraiment trop injuste » ou Cosette, l’anti héros qui a de l’humour devient l’archétype de l’image de soi.

De nombreux exemples de réseaux et de blogs montrent que, plutôt que l’appartenance à un groupe, ce que souhaite l’individu et plus particulièrement les jeunes, c’est une nouvelle manière de s’approprier la réalité. Les outils de correspondance sont aussi des moyens de manipulations. Les réseaux sociaux sont des laboratoires de transformation de l’image de soi, des espaces palliatifs où l’on expérimente comment créer une réalité nouvelle.

L’adolescent n’a pas un seul mais plusieurs blogs qui correspondent chacun à un aspect de sa personne. Chaque blog vient mettre en scène une facette et toutes ont leur droit :

  • Un aspect pensées noires
  • Un côté un peu érotique avec des interrogations écrites en rose énorme.
  • Un blog pour rassurer les parents, sorte de site vitrine très proche d’un album de famille.
  • Un blog à tendance plus culturelle, dédié à un groupe de chanteurs à un joueur ou des joueurs, au cinema. (On remarque plus cela pour les garçons qui se mettent moins facilement directement en scène que les filles mais utilisent des personnages de cinéma ou de jeu video  pour dire quelque chose d’eux).

Le virtuel n’est pas plus fort que la réalité mais reste un outil de la quête d’identité pour les individus qui y sont acteurs. Par la multitude d’alliances et de regroupements qu’il offre, il permet le déploiement de potentiels nouveaux. Le vrai partage est rare et reste majoritairement un faux semblant. Toutefois, une nouvelle image de la composition de la société s’y dessine. Nous la découvrons plus mobile, plus fluide, capable de nouvelles formes de relations.

 

Michaël Stora
Propos recueillis par Camille Petit