Fragilité du monde agricole – Entre options durables et mesures délétères

Matthieu Calame

L’homme a une conscience très ancienne de sa responsabilité quant il entame les forces de la nature

Les fragilités de notre monde ne sont pas une fatalité, ni le résultat de faiblesses insurmontables. Nous en sommes responsables pour partie. Très tôt, l’homme a eu conscience de la fragilité de l’environnement et de sa responsabilité dans les atteintes et les transformations. Avant même l’apparition de l’agriculture, à l’époque des chasseurs-cueilleurs la pression de l’homme sur la faune a conduit à l’extinction des grands herbivores.  Le chasseur cueilleur ne fait pas un geste conscient pour modifier son environnement mais il le transforme profondément. Avec l’apparition de l’agriculture cependant l’homme modifie son environnement délibérément. L’homme façonne l’espace. Avec l’essor des civilisations agraires apparaissent les religions sacrificielles, le don du sang, principe vital, fait aux divinités pour se les rendre favorables. Ce développement témoigne de la pensée que le monde pourrait aller vers l’épuisement du fait de l’action humaine et le tribut payé aux divinités permettrait d’éviter leur courroux, d’acquérir la garantie du renouvellement de la Vie.

Entre le 8° et le 6° millénaire avant JC., l’homme continue d’être majoritairement chasseur-cueilleur, mais il se sédentarise peu à peu et les  fondements du monde agricole se font jour : l’apparition de la maçonnerie et de la poterie indispensables à la conservation des grains, la domestication et sélection  des premières plantes et animaux agricoles. Cependant, les pratiques du défrichage, de la culture sur brûlis appauvrit les sols et leur capacité d’absorption, de nutrition. Les terres défrichées appauvries en matières organiques, ne retiennent plus l’eau. Le Déluge des mythes du Moyen-Orient ou la dévastation des terres par le dérèglement du cycle de l’eau, serait une conséquence de l’action humaine. L’environnement est fragilisé de façon telle que l’eau, par ailleurs symbole de vie, devient destructrice. Au 3° millénaire, à la grande époque de Sumer, ces évènements cataclysmiques apparaissent dès la première littérature. Quand l’écosystème est solide, il agit comme tampon entre l’humain et les phénomènes géophysiques (précipitations, vents, vagues de chaleur ou de froid, etc…). Mais quand les écosystèmes vivants sont affaiblis, plus rien ne tempère les phénomènes de températures et de précipitations extrêmes. L’élevage ne précède pas l’agriculture. Il en est une forme dégradée. Les agriculteurs sont sédentaires. Lorsque leur culture a dégradé l’environnement, le nomadisme, ou la transhumance apparaît. On sait par exemple que les causses du Languedoc ont été défrichés en 2500 av. JC. et cultivés pendant 700 ans. C’est après, que livrés à l’érosion, ils sont devenus de maigres pâtures.

Une bonne part des civilisations du sacrifice qui apparaissent à cette période, est une réponse angoissée aux désordres du monde. Les cultes d’Egypte témoignent de la lutte entre l’ordre du Nil et le chaos du désert dominé par Seth. Ils traduisent la dialectique entre la  fertilité et le désert.

La tradition sacrificielle, témoignant de la mauvaise conscience, se révèle également dans la tradition de Gilgamesh. Le héros veut se rendre célèbre et il affronte les divinités qui gardent les cèdres du mont Liban afin de les couper. Le geste d’humanisation des forêts – par leur destruction ! –  est une recherche de gloire. Les cèdres devront permettre la construction d’un portique du temple d’Enlil. Enkidu, compagnon de Gilgamesh mourra de maladie à la suite du succès de leur raid. La malédiction suit la transgression de l’état naturel. Avant ce défi porté aux divinités, Enkidu, élevé par les animaux sauvages, incarnait la justice face au monde humain. Selon Bottéro, cette tradition remonterait au troisième millénaire av. JC. Elle anticiperait la vision de l’homme comme animal dénaturé telle que l’énonce Vercors. Les relations entre l’homme et l’animal, entre l’homme et les divinités que relate cette épopée sont très liées à l’apparition du monde agricole.

J’ai évoqué précédemment le fait que la chasse avait fait disparaître les grands animaux. Or, cette suppression n’est pas vue de manière univoque comme un progrès. Dans des espaces de plus en plus domestiqués, la mise à l’écart ou la préservation prend une aura sacrée. En témoigne le mot  « forêt » : « for-est », mise à l’écart. Il est permis de penser que l’espace sacré des bois de Diane constitue la première réserve, peut-être le modèle de nos actuels parcs naturels. Ne parle-ton pas de sanctuaire ?

 

La conscience de la responsabilité s’estompe au regard du pouvoir de la technique qui ouvre un désir de puissance sans limites.

Les temps sont loin où ne rien donner aux forces nourricières en retour de leurs bienfaits constituait un forfait ou une malédiction. A partir de la renaissance, les progrès de la technique et la puissance qu’elle procure ont laissé croire que l’homme serait capable de parvenir à la réalisation de l’Eden promis par Dieu (Cf. Novum Organum de Bacon).  Le progrès ouvre la voie à une domestication générale des lois et ressources naturelles.  Le rapport aux grands équilibres naturels ne passe plus par le truchement d’une transaction de nature religieuse.

Mais cependant cette foi dans le progrès technique capable de procurer un bien-être infini et même infiniment améliorable va à son tour connaître un arrêt. Les épisodes dramatiques des XIXe et XX°S (empires coloniaux, guerre de 14-18) éveillent une sérieuse inquiétude vis-à-vis du potentiel de la technique destructeur pour l’humanité et les sociétés, notamment du fait de la puissance de l’armement. La bombe d’Hiroshima, les camps de concentration vont faire d’elle une forme d’ange déchu, de compagnon de Lucifer.

A cela va s’ajouter la question environnementale. Les considérations sur le climat et la prise de conscience que l’on n’arrive pas à régénérer ou créer des capacités sans limites, l’alerte sur le climat et la géo-ingénierie sont des préoccupations récentes. L’apparition du terme d’anthropocène (Cf. Crutzen) souligne que l’action de l’homme peut avoir une empreinte telle qu’elle fait passer à une autre ère géologique.

Après avoir cru que son savoir et sa maîtrise technique le mettraient à l’abri de tout danger, de tout manque, l’homme se trouve face à une fragilité tout aussi menaçante, celle de ne pas savoir maîtriser son désir de puissance.

« La base du développement durable, c’est le renoncement ».  Le développement durable comme renoncement librement consenti est une très belle définition. Elle souligne l’interdépendance et le respect de la vie. « Vivre simplement, simplement pour que l’autre puisse vivre ». L’apparente austérité de la formule ne doit pas faire peur. Le dessein d’un développement durable ne doit pas avoir peur de ses exigences. Au contraire, une de ses faiblesses serait de ne pas savoir s’assumer dans toutes ses dimensions, notamment la part morale dont il est porteur et qui caractérise d’ailleurs toute vision du monde et de la cité. L’écologie n’est pas plus moralisatrice que ne le seraient les autres systèmes d’idées, mais elle  renouvelle profondément la morale civique. Les grandes figures qui ont conduit les courants de pensée et les courants de vie dans notre vingtième siècle ne sont pas des figures hédonistes. Les figures hédonistes ne sont pas celles qui conduisent le développement et ses changements.

L’homme ne supporte pas ses angoisses existentielles. L’hédonisme, dans son versant expansionniste, la recherche de la satisfaction et du plaisir, est au fond une réponse possible à la recherche de « divertissement » (Cf. Pascal) pour échapper à l’angoisse de la solitude et de la mort. Le désir de voyages, de la parure et des vêtements sont des formes dérivées de la volonté d’échapper à l’angoisse existentielle. Si l’esthétique peut être un moyen de prévenir cette angoisse de manière apparemment apaisée, il n’en reste pas moins que la volonté de puissance n’est jamais loin.

C’est la volonté de puissance qui conduit Pharaon à dominer les hommes et le vivant. Pendant les années de vaches grasses et de prospérité,  Pharaon accumule les richesses. Il peut les revendre au prix fort lorsque viennent les sauterelles et la sécheresse et il devient alors propriétaire de tout le pays et de ses populations. Le songe de Joseph qui voit les gerbes de blé de ses frères s’incliner devant lui peut être relu comme les autres récits des temps de passage où un monde fini est confronté à ses limites. Pharaon maîtrise l’eau et les crues du Nil. Il réussit le premier exemple de culture hors sol, conquête de l’intelligence pratique contre l’aridité du désert. Mais il sait aussi faire usage de cette conquête pour mettre un peuple en servitude.

La loi des marchés et les inégalités qu’elle instaure peuvent être relues à cette aune. L’emprise sur la reproduction des semences, l’appauvrissement des sols provoqués par l’utilisation de composants qui accroissent la production, le déséquilibre des systèmes écologiques et économiques généré par les monocultures, sont des exemples de dérives du désir de puissance. La rareté des ressources offre d’immenses possibilités de contrôle social. En cela on ne saurait répondre à l’enjeu écologique indépendamment des autres dimensions de l’humanité, économie et morale.

 

Des options intelligentes pour l’environnement ne peuvent être prises sans une conscience neuve.

Riches ou pauvres, la seule perspective de la précarité, parfois avant même qu’elle n’ait réellement eu d’effet, fait de nous des prédateurs destructeurs des ressources. L’agronome Young relatant son voyage en France, peu avant la révolution, écrit : «  Donnez à l’homme un bail précaire, il fera du paradis un désert. Donnez- lui un droit de propriété, il fera d’un désert un paradis. » A l’heure où la transmission ne se fait pas de façon généalogique ou lignagère, où les sociétés d’ordre fixant leur rôle à chacun pâlissent, la formule demande à être repensée. Ce que nous avons gagné en liberté, nous pouvons le payer en  précarité accrue faute d’un dispositif efficace de régulation. S’il peut être normal d’accepter une émulation, nos sociétés sont allées trop loin dans le principe de compétition permanente qui conduit à une précarité et donc une prédation générale. Il ne pouvait y avoir qu’appauvrissement de l’environnement, à court terme, environnement humain, à plus long terme, l’environnement du sol et des espèces.

Durant les trente dernières années  le seul principe universel, celui en tout cas dominant discours et modes de pensée  a été celui de la compétition. Celui qui l’emporte est celui qui fait produire de la richesse aux facteurs de productions (hommes, sols, eau, biodiversté, territoire) quitte à générer un déséquilibre profond du fait du mépris des rythmes de reconstitution et de l’équilibre nécessaire entre les espèces et cultures.

Les échanges ne peuvent se faire sans un minimum de règles et de régulations. Si l’emprise du marché est telle que seules les lois marchandes régissent l’espace, le pouvoir qui s’implante est un pouvoir aussi précaire que dévastateur. Lorsque les multinationales ont imposé leurs lois, face aux déséquilibres sociaux, elles appellent à un retour de l’État autoritaire qui rétablisse un ordre social. Mais ce nouvel ordre est souvent injuste. Il fige les inégalités et les injustices plus qu’il n’y répond.

En matière d’agriculture et d’alimentation nous sommes confrontés à l’éclatement de tout cadre. Eclatement dû au mépris  du temps (celui des cycles de la maturation et de la régénérescence) à la surenchère d’exploitation des lieux, au mépris des distances spatiales. Une même plante peut-être  élevée aux Pays-Bas pour produire des semences, mise en culture en Amérique latine pour être vendue en Chine. Le système du marché n’a qu’une seule règle, la transgression à court terme de toute limite en ignorant les graves destructions que cela entraîne à moyen terme sur le tissu social ou l’équilibre environnemental. Comment peut-on alors maintenir des acteurs responsables si le seul objectif est de survivre dans un marché transgressif ?  Ce qui fondait autrefois la cité doit être ressaisi dans toutes ses dimensions d’engagement : éthique, économique, technique.

Matthieu Calame
Entretien pour EDA
Mardi 27 Octobre 2015