Imago – Derrière le masque
Jean Tenant de La Tour
Bulletin n°14 – Image
Image. Du grec, imago. Dans la Grèce du IIIème siècle avant Jésus-Christ, l’imago est le masque que portent les acteurs afin de figurer les dieux dans les drames sacrés. Ces théophanies avaient alors une fonction sacerdotale primordiale dans le fonctionnement de la société.
Cette filiation sémantique m’a amené à m’intéresser à la tradition vivante du masque africain.
Imago, derrière le masque, est le fruit d’un travail collectif à l’occasion du FESTIMA, festival des masques africains qui se tient tous les deux ans dans la ville de Dédougou, au Burkina Faso. Les images présentées dans ce reportage sont un regard croisé entre Ibrahim Regtoumda, photographe burkinabé, et moi-même.
Le texte est le résultat d’un travail d’entretiens mené avec Léonce Ki et Charlotte Peiffer, tous deux ethnologues. Léonce Ki est doctorant à l’Université Paris 1 et directeur de la Maison du Masque. Il est également l’ un des organisateurs du FESTIMA. Dans le cadre de son Master 2 en Anthropologie sociale et culturelle à l’Université de Strasbourg , Charlotte Peiffer a mené des recherches de terrain au Burkina Faso.
JTT –Qu’est-ce que le masque en Afrique ?
LK –Le masque ne se résume pas au visage : c’est un ensemble qui inclut le visage, mais aussi des accessoires, une musique, une danse et des tabous. Ce sont tous ces éléments qui constituent le masque. Car le masque est la manifestation des esprits qui prennent une forme accessible aux humains pour faire passer un message. Pour qu’ils puissent se faire entendre, il faut que tout le corps soit couvert.
JTT –On peut donc dire que le masque est la manifestation visible des esprits ?
LK – Oui, c’est exactement cela. C’est la forme que prend l’esprit pour s’exprimer auprès des hommes.
CP –En fait, le masque n’est que la « face » visible de toute une institution qui régente l’ensemble de la vie de la communauté. Il est le garant des lois non écrites, agissant comme la mémoire vivante d’une collectivité. Il œuvre au maintien de l’ordre, que celui-ci soit social, économique ou cosmique. A tel point qu’on pourrait le qualifier comme le symbole de la religion traditionnelle, communément appelée animisme.
JTT –De façon paradoxale, on peut donc dire que le masque ne cache pas mais qu’il révèle ?
LK –Oui, c’est ça. D’ailleurs, dans le vocabulaire, on ne dit pas que le masque sort. Un masque apparait.
CP –Le masque voile en dévoilant. Ce n’est plus un homme mais le dieu qui apparaît sous les traits du masque.
JTT –Qui sont les porteurs des masques ?
LK – Ca on ne peut pas le dire, car le masque est un esprit. Par conséquent, il n’y a personne sous le masque. Les membres de la société de masques sont initiés depuis leur enfance. Evidemment, on ne peut pas dire en quoi consiste l’initiation car elle est soumise au secret. Mais ce qu’on peut dire, c’est que les initiés apprennent l’histoire du masque : comment il est venu, quelle est sa fonction, le langage de la musique et des pas de danse. Il y a plusieurs degrés dans l’initiation et il faut une vie pour tout apprendre. Chaque masque a son propre rythme, son pas de danse et tout a une signification. Tout a une fonction. Rien n’est fait au hasard.
JTT – Peut-on parler de religion à propos des masques ?
CP –Si l’on se réfère à l’étymologie du mot religion qui vient du latin religare, signifiant « ce qui relie », il est tout à fait approprié de parler de religion à l’endroit des masques. En effet, que sont les masques, sinon la manifestation visible des dieux sur Terre, la matérialisation d’entités divines ? Le masque n’est pas un simple déguisement sous lequel l’homme masqué cherche à se cacher, mais une théophanie, c’est-à-dire l’apparition d’un dieu qui peut se manifester dans le visible. Ainsi, les masques en fibres du village de Boni incarnent la puissance nommée lanlé, tandis que les masques de feuilles sont une manifestation de Do.
JTT – La culture des masques est-elle en danger ?
CP –Oui. Si certaines tendances chrétiennes ou islamiques cherchent à proscrire le masque, la menace la plus pressante vient de la modernisation : l’urbanisation croissante qui désagrège les campagnes et favorise l’exode rural, la nouvelle économie de marché, ou encore les conflits entre générations, qui sont autant de freins à la perpétuation des traditions. Bien que les individus essayent de revenir au village pour les occasions les plus importantes, les rites et institutions traditionnels périclitent en milieu urbain, où le brassage ethnique et culturel augmente, et où les idées modernes se diffusent. L’institution scolaire tend à s’opposer à la culture traditionnelle, notamment du fait que les initiations doivent se dérouler dans la brousse. Dès lors, les jeunes ne connaissent plus toutes les règles relatives à l’usage du masque, toutes les prescriptions à respecter ainsi que les mythes et autres explications ésotériques donnant sens à ces objets de culte.
LK –Il faut aussi parler des matériaux : dans la construction des masques, on n’utilise jamais de matériaux modernes. Par exemple, le couteau sacrificieldoit être fabriqué par le forgeron en suivant la coutume, les fibres doivent être récoltées sur des arbres particuliers dont dont certains sont menacés. Les pigments doivent être des pigments naturels. Ce qui est un problème car ces produits et ces savoir-faire tendent à disparaitre. En fait, la Tradition est un ensemble où chaque chose est liée.
JTT –Depuis que les surréalistes se sont entichés de « l’art nègre », les masques font l’objet d’un trafic très important. Ce commerce représente-t-il une menace pour les masques ?
LK – Oui. D’abord, ce commerce, qui réduit le masque à sa tête sculptée, fausse sa compréhension en le réduisant à un objet. De plus, il entretient un quiproquo sur la perception du masque à travers le prisme de sa seule valeur esthétique alors qu’en Afrique le beau est défini par la nécessité : la valeur du masque repose sur son utilité. Il doit être assez effroyable pour éloigner les mauvais esprits. Ce que je veux dire c’est que l’aspect du masque découle de sa fonction et non d’un désir de faire du beau. Cette conception occidentale du masque le dénature en un objet individuel, alors que le masque appartient à la collectivité. Il ne lui appartient pas : elle en est seulement le gardien et c’est l’ensemble de la société qui bénéficie des retombées. Par exemple, je pense à un village où le masque mère avait été volé (nota : le masque mère est le masque « premier » qui sert de matrice aux autres masques). C’est tout le village qui pleurait en disant que la maman avait disparu. Heureusement, le soir même, le masque est revenu. C’est une chose qu’il faut comprendre : si un masque est vivant, il arrive toujours à se protéger lui-même et on n’a pas besoin de prendre beaucoup de précautions. Mais pour cela, il faut que le culte soit pratiqué normalement. Si on ne pratique pas le culte, le masque est vulnérable et cela pose problème.
JTT –Vous voulez donc dire que dans la mentalité traditionnelle, ce qui compte n’est pas la pérennité de l’objet mais celle de l’esprit ?
LK – Tout à fait. L’objet vit et meurt. L’esprit se transmet. La vision des Occidentaux ne prend en compte que l’objet. Elle aboutit à la marchandisation et ne prend pas en compte la valeur coutumière et liturgique.
JTT –Pour vous c’est donc un affrontement entre le point de vue africain spiritualiste et une perception occidentale matérialiste et esthétisante ?
LK – Les européens, mais aussi beaucoup d’africains qui ont adopté le point de vue matérialiste, le masque a juste une valeur formelle esthétique ou financière. Alors que dans la société traditionnelle, le masque est l’intercesseur avec les forces invisibles.
JTT –Est-ce que le masque peut être montré en dehors de son contexte d’origine ? Si oui, comment ?
LK – Il peut ! Mais toujours en respectant les interdits. Je prends un exemple : certains masques peuvent apparaitre dans une autre localité que la leur. Dans ce cas, ça ne pose aucun problème si on les montre, même à l’étranger. En revanche, d’autres masques ne peuvent quitter leur village d’origine. Certains ne peuvent aller dans un endroit couvert comme une maison ou un hangar. Un masque feuilles n’apparait jamais pendant l’hivernage. On ne doit pas le regarder de trop près car on ne doit jamais voir ou même dire qu’il y a quelqu’un en dessous. Si on fait des photos ou des vidéos, on doit prendre soin de le respecter ce tabou. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces interdits ne sont pas des plaisanteries qui doivent être prises à la légère : si on ne respecte pas ces interdits, des personnes peuvent mourir. En même temps, il faut vraiment que les masques soient montrés pour qu’ils puissent s’inscrire dans la mémoire collective. Le mieux serait donc de montrer des masques qui ne sont pas trop sacrés, car ceux-là sont régis par des interdits plus souples
JTT – Assiste-t-on à une folklorisation des masques ?
CP –Il est clair que tous les facteurs précités ont concouru et concourent encore à modifier l’usage qui est traditionnellement fait des masques. S’ils sont devenus des objets à marchander, ils sont également exhibés aujourd’hui lors de cérémonies plus ou moins programmées. Ces manifestations exécutées hors du cadre conventionnel, sans aucune prescription coutumière, tendent à accréditer l’idée d’une folklorisation. Il est certain qu’en passant ainsi du monde fermé de la coutume à celui de la sphère publique, le masque tend à perdre sa sacralité. Plus encore, il arrive que les masques sortent contre de l’argent. Pour certains observateurs, les populations vendent ainsi leur âme sur l’autel du tourisme. A l’inverse, il est reconnu au tourisme un rôle important dans le maintien de certaines activités culturelles traditionnelles, qui sans lui péricliteraient. Par ailleurs, si on désigne par « authentiques » des danses effectuées uniquement dans un but sacré, on sera trop rapidement enclin à parler de dégénérescence culturelle, puisque même dans le contexte traditionnel, certaines cérémonies n’ont d’autre but que le simple divertissement. Toutefois, dans l’esprit des populations, la confusion n’est pas possible entre les deux types de danses : ce qui est réellement sacré doit être conservé à l’abri des regards. Il s’agirait donc plus selon moi d’une spectacularisation que d’une folklorisation. Le sens prêté aux nouvelles formes de danses masquées ne peut se limiter au folklore, mais illustre au contraire un renouveau identitaire.
LK –Lorsqu’il apparait, le masque doit s’en tenir à sa fonction première, à savoir vénérer l’esprit des Ancêtres. On ne doit pas tout mélanger. Il ne faudrait pas faire comme certaines sociétés qui vont emprunter des pas de danse qui n’ont plus aucun lien avec les mythes d’origine, sous prétexte de se mettre au diapason de la modernité.
JTT –Quel message souhaiteriez-vous faire passer à un conservateur de musée européen ?
LK : En fait, ce qu’il faudrait, c’est surtout appréhender le masque par sa symbolique. C’est à dire rompre avec l’approche muséographique actuelle qui se résume à une notice : « masque bobo, fibres et bois » ou « masque bwaba, feuilles ». Il ne faut pas réduire le masque à son visage : la sculpture, c’est juste la tête, et le masque ne se résume pas à cela. D’ailleurs, les musées ont une approche faussée puisqu’ils ne montrent que les masques de bois sculpté et pas les masques feuilles qui n’ont pas de visage. Ce qui compte, c’est moins la forme que l’histoire qui est derrière.
JTT –Vous voulez dire qu’il faut avant tout replacer le masque dans sa fonction ?
LK – C’est cela.
JTT –Pour conclure, comment la tradition est-elle compatible avec le monde moderne ?
CP – Si les valeurs sont maintenues, et surtout transmises et comprises par les nouvelles générations, on peut espérer que la tradition des masques se perpétue. Il ne faut certes pas s’attendre à ce que les danses redeviennent « comme avant » : l’évolution des mentalités est une réalité, de même que le tourisme est une donnée incontournable avec laquelle les populations doivent composer. Il faut se refuser à la nostalgie.
Il semble désormais acquis par l’ensemble des communautés que la culture du masque doit être préservée. Si les politiques restent encore frileuses en matière de préservation du patrimoine matériel et immatériel, des relais se créent au sein même des populations ; des associations culturelles émergent et mènent des actions de conscientisation. Le FESTIMA en est une des manifestations.
Enfin, et surtout, il importe de concevoir la tradition non pas comme une structure figée, mais comme évolutive : toute tradition a toujours évolué dans son contexte. Cette adaptation est nécessaire afin de susciter l’adhésion des jeunes. Les masques peuvent par exemple porter des chaussures aujourd’hui, chose ô combien impensable quelques décennies en arrière. Il en est de même de la nudité, imposée auparavant aux initiés, mais qui n’a plus cours aujourd’hui, ces derniers étant autorisés à porter un short. La durée même du rite de passage qu’est l’initiation est écourtée et se trouve alignées sur les vacances scolaires. Les populations ont compris qu’il était nécessaire de « faire avec son temps ». C’est une telle conception ouverte et dynamique de la tradition qui permettra de penser intelligemment les mutations auxquelles doit faire face le masque aujourd’hui.
Pour conclure, la survie des masques passe par un triple dialogue : un dialogue entre les différentes religions, un dialogue entre les générations et enfin un dialogue entre tradition et modernité. Je pense qu’une fois ces conditions remplies, un regard optimiste peut être porté sur l’avenir, et que l’on peut espérer, à la suite d’Alphonse Thiérou que « l’âme du Masque demeure et ne quittera jamais l’Afrique ».
LK –Je pense aussi que ce qui est nécessaire, c’est avant tout le dialogue, cette compréhension de l’altérité qui est vraiment fondamentale. Les religions nous parlent d’Amour. Elles devraient donc encourager à accepter l’Autre dans sa différence et mettre en pratique la tolérance. Ceci est aussi vrai pour les traditionnalistes.
Concernant la survie des masques, malheureusement nous n’avons pas encore un inventaire complet des masques. C’est un travail que nous nous efforçons de mener à travers la Maison du Masque de Dédougou. Si on veut que le masque survive, il faut arriver à l’inscrire dans la mémoire collective. C’est pour cela que nous avons lancé le FESTIMA.
Le masque doit rester fidèle a sa fonction première, à ses origines. Il doit garder sa fonction première d’intercesseur avec les forces invisibles. Il faut éviter que l’aspect figuratif prenne le pas sur la spiritualité.
En fait, il faut éviter que les masques se transforment en un théâtre de masques.