La cité facteur de relégation ou de recomposition sociale

•    Un espace collectif déserté par la citoyenneté ordinaire

Lorsque j’ai quitté, en 1992, l’association de prévention spécialisée du centre ville de Bordeaux, pour travailler dans les grands ensembles à Champigny, est né dans mon esprit un impérieux besoin de comprendre la structure de l’univers social dans lequel je mettais les pieds. Avec l’enthousiasme du néophyte, la naïveté du militant qui voulait travailler en dehors des idéologies, je m’engageais dans ce nouveau terrain professionnel. J’avais la ferme intention de nourrir mon expérience, d’un point de vue pratique, mais sans jamais imaginer que j’allais trouver dans cet univers l’étonnement initial qui allait constituer l’amorce du parcours de recherche dans lequel je suis maintenant engagé.

Avec la vision et l’usage quotidien de ce vaste paysage urbain 

 

Un vaste paysage urbain obstacle à la vie sociale

peuplé d’immeubles et d’itinéraires aménagés comme de longs couloirs sans perspective, j’ai éprouvé le sentiment d’évoluer dans un lieu conçu pour le passage. Il m’est venu confusément l’idée que l’espace, ainsi organisé et codifié, constituait une invitation au vide de sens et un obstacle majeur à la vie sociale du quartier.

Au fil des jours, je me suis rendu compte que les habitants adultes eux mêmes, interdisaient à la vie sociale de prendre corps dans l’espace public de la cité. Certains groupes de jeunes, après le temps scolaire, semblaient comme rivés dans l’espace collectif déserté par la citoyenneté ordinaire. Avec cette idée vague et incertaine, j’ai commencé à douter de cette réalité qui se donnait à voir. J’ai regardé ce monde urbain comme un immense point d’interrogation. Il était construit pour que rien n’arrive.

Caractérisés par une architecture massive, imposant une forme d’entassement démographique, les lieux semblaient hostiles à la vie sociale. Il fallait  chercher les conditions de possibilité de son existence, fournir des efforts quotidiens pour que les interactions individuelles et collectives prennent corps dans l’espace public. Notamment pour permettre la constitution d’une histoire nécessaire à l’intégration des individus dans une entité stable et l’émergence d’une mémoire collective, destinée à la construction d’un soi social déterminant,vecteur de reconnaissance.

La cité qui est la matrice dans laquelle cette jeunesse, devenant jeunesse des « cités », trouve un ancrage lui permettant de structurer son horizon psychique. C’est un lieu où elle peut élaborer une subjectivité, nourrie par une estime de soi et un système d’identification articulant «  l’être actuel » et « l’être possible ».

Seulement, en raison sans doute de son absence de perméabilité sociale et spatiale, 

Permettre l’émergence d’une mémoire collective, vecteur de reconnaissance

l’espace caractérisant l’univers de la cité est le lieu d’une logique de clivage, contraignant une partie de sa population juvénile à vivre en vase clos, confinée dans le périmètre de son espace.
De sorte que même si la question de la construction subjective des individus se pose aujourd’hui à l’échelle de l’ensemble de notre société, elle se traduit de façon particulièrement problématique dans ces espaces d’assignation collective où «  les jeunes » dits « des cités » sont confrontés à la difficulté de construire une représentation collective de soi qui leur permette de s’inscrire positivement dans le jeu social, ou, pour le dire autrement, dans une entité plus large que l’espace de résidence.

Le parcours social de cette population juvénile  se caractérise souvent par l’absence de situation « réellement valorisante », et, en plus, les trajectoires de cette jeunesse sont porteuses d’une profusion de situations « réellement  négatives ». Ces deux variables constituent une dynamique d’influence invalidante, dans la mesure où elles installent l’identité de ces jeunes dans un espace où la reconnaissance et la fierté, nécessaires à l’intériorisation d’une représentation positive de soi et des autres, sont des éléments quasiment absents dans leur parcours social.

Pour témoigner des problèmes de socialisation rencontrés par cette catégorie de la jeunesse, il me parait intéressant de prolonger mon propos par des observations illustrant à la fois le travail de recomposition sociale et l’étreinte inégalitaire qui pèse sur l’existence de cette population juvénile.

Les éléments correspondant à l’année 2005, c’est-à-dire des observations participant du contexte social et politique associé à la période des émeutes, qui ont heurté la conscience collective et mobilisé même les médias internationaux, peuvent servir de point de départ pour le constat des difficultés encourues sur le chemin d’une socialisation.

•    Les « émeutes » révèlent l’existence d’une définition de soi construite essentiellement par des forces exogènes

Les « émeutes » de l’automne 2005 nous ont montré que les jeunes savaient efficacement interpeller la société civile et politique dans son ensemble, même si les réponses qui leurs sont apportées par la collectivité ont tendance à fabriquer plus de quadrillage que de tissu social.

Les «émeutes», dans certains quartiers dits «sensibles», ont décidé les locataires qui peuplent ces lieux à sortir de leur confinement. Un certain nombre s’est illustré comme habitant porteur de normes, de valeurs, d’engagement citoyen vis-à-vis d’un environnement habituellement confié à des professionnels, afin qu’ils assurent, à leur place, une fonction de socialisation et de régulation.

Or, si ce changement de posture, tendant à transformer des locataires en habitants, fut salué par les médias comme un acte civique, c’est pourtant d’une défaillance de citoyenneté ordinaire, dont souffrent ces espaces urbains désertés par ses habitants au profit de spécialistes de la socialisation et de la gestion urbaine. Alors à quelle logique correspond cette délégation ? De quelle signification est porteuse cette façon d’habiter ? A quelle structure d’intégration renvoie ce type d’administration ?

Ce qui fut préconisé, c’est le renforcement du pouvoir des élus locaux et le financement des associations qui interviennent dans ces espaces dits de «non droit ». Il me semble que ces deux solutions vont précisément dans le sens du renforcement d’une logique d’enfermement, d’assignation collective, de différenciation en œuvre.

Ces jeunes ont besoin d’être avant tout reconnus par leur environnement, mais aussi par la société dans laquelle leur existence, comme leur devenir, est inscrit. Au lieu de cela, la reconnaissance dont ils disposent s’effectue à partir des stigmates organisant leur identité sociale et des dispositifs politiques de prise en charge.

Avec l’état d’urgence reconduit durant trois mois, pour rétablir la sécurité, le service civil volontaire, 

 

Quadrillage ou dynamique d’autonomie ?

pour rétablir la cohésion sociale, le renforcement des adultes relais, pour rétablir le lien social et «l’aide financière aux associations» qui interviennent dans «les quartiers», dans une perspective normative  peut on considérer ces décisions comme des outils ou des actes visant à la production d’une dynamique d’émancipation individuelle et collective pour cette jeunesse en panne de socialisation ?

En guise d’accompagnement dans la construction d’une représentation positive de soi, ces orientations ne visent elles pas, au contraire, à produire et à installer, dans une société de marché, une population colonisée par des prescriptions et des procédures exogènes ? Ces réponses politiques ne continuent-elles pas à concevoir le lien social sous la forme du quadrillage, dans des espaces urbains préalablement définis comme « sensibles » ?  

Les associations seront-elles en mesure de dire à cette population assignée collectivement dans des normes juridiques et administratives : « tu es porteur de ton propre savoir et je vais t’aider à devenir ce que tu veux être « ou » moi je sais ce qui bon pour toi  et je veux que tu deviennes ce que je veux que tu deviennes ».

 

Là est la question.

•    L’incarcération peut elle jouer un rôle dans la construction d’une représentation positive de soi ?

Parmi les jeunes correspondants à la classe d’âge 19/23, avec laquelle je travaillais depuis plusieurs années, une vingtaine a fait l’objet d’une incarcération courant 2004/2005; pour des affaires différentes, qui ont donné lieu à des condamnations, parfois très lourdes.  

Il ne m’a pas été possible de rendre visite à tous les jeunes détenus, en raison de la diversité de leurs lieux de détention. J’ai privilégié les visites à « la Maison d’arrêt la santé » puis, à plusieurs reprises à « l’hôpital pénitentiaire de Frênes ».

Les jeunes visités m’ont dit que la régularité des parloirs » fait que le temps passe plus vite ». Mais surtout que le contenu des conversations leur permettait de prendre de la distance vis- à- vis des « histoires » qui alimentent et structurent le quotidien d’un détenu en milieu carcéral; notamment pour se faire admettre dans un système hiérarchisé, inhérent à l’univers de la prison, et atténuer la stigmatisation qui en résulte. D’autre part, ils sont conscients que le véritable enjeu d’une libération ne consiste pas seulement à sortir de « prison » mais surtout à ne pas y revenir. C’est un schéma qu’ils observent, « tous les jours, on voit des gars qui sortent et qui retombent juste après « . Trois d’entre eux m’ont dit que, dans leur for intérieur, le « je veux sortir de prison » était associé à la « peur de sortir de prison …C’est bizarre, hein! ». Cette forme d’appréhension me rappelle la crainte qui se manifestait, chez ces mêmes jeunes, lorsqu’il s’agissait de sortir de leur espace habituel, pour exister indépendamment de « la cité ».

L’accompagnement que j’ai mené, dans le contexte carcéral, conduisait les jeunes à construire eux-mêmes une prise de recul critique vis-à-vis des expériences induites par « la mentalité de la cité ». Recul critique vis-à-vis du passé, qui prend un autre relief, mais aussi du présent, car « les histoires du quartier » restent accessibles aux jeunes incarcérés,  » d’ici on sait tout ce qui se passe » disent-ils. »En plus on comprend mieux, on sait ce qu’il faut pas faire ». Ils se projettent dans une configuration du « dehors », avec un regard lucide et une image intérieure de soi plus consciente et plus responsabilisée. Seulement, le fait de « s’amender », qui fait  » qu’on comprend mieux », devient encombrant pour ces jeunes qui ont réalisé un travail de prise de conscience et qui, en même temps, sont dans l’impossibilité de lui donner un caractère opératoire. « Si j’étais dehors, là !… je penserais pas aux bêtises, je trouverais un travail : pour aider ma mère et donner une bonne image, à ma fille, tu vois ! Parce que…je sais pas si tu sais…mais j’ai une petite fille (…) elle vient me voir des fois, c’est ma mère qui l’amène, parce que… on est plus ensemble avec la mère de ma fille. Et, j’aimerais que ma fille…elle ait un bon exemple… pour quand elle grandira « .

Par ailleurs, à la sortie, la prise de conscience et le fait d’avoir effectué sa peine n’efface pas l’existence du casier judiciaire, qui constitue un véritable obstacle à l’accès à l’emploi. C’est par exemple le cas de A, licencié de son emploi dans la sécurité, en raison d’une condamnation mineure et antérieure à son embauche. Pourtant A travaillait depuis six mois dans cette société et il était reconnu comme « un bon élément » par sa hiérarchie et ses collègues. Avec A, comme avec d’autres, nous avons fait une série de démarches pour obtenir « une levée de condamnation ». Mais il n’est pas aisé de se débarrasser « de ses casseroles », même lorsqu’on a purgé sa peine.

La durée de l’incarcération, lorsque les jeunes se « sont amendés », devient elle-même contre productive, car elle crée nécessairement un « trou » dans l’histoire sociale des jeunes. Alors que l’environnement de référence et le sentiment local continuent de changer dans la globalité, les jeunes ne retrouvent pas intact un système de relation, de ressource et de valeur, qu’il s’agit de reconstruire. Ce travail de reconstruction de liens, préalable dans un processus de socialisation, exige des jeunes beaucoup d’énergie et de temps, surtout s’ils se sont montrés vulnérables dans ce type d’expériences où les liens de solidarité et le rapport aux valeurs sont interrogés et durement mis à l’épreuve. C’est sans doute cette exigence d’énergie et le décalage  avec l’état de la société et de ses contraintes, qui font que L, une fois libéré en « provisoire », a oublié de chercher du travail et continue de «  fumer du  shit », comme il le faisait d’ailleurs «  en prison».

A leur sortie, courant 2005, plusieurs jeunes ont été contraints de se mobiliser dans une activité de reconstruction des affinités. 

 

L’épreuve des liens de solidarité par rapport aux valeurs

Au cours de cette période, la configuration du groupe initial a changé, sous l’influence des uns et des autres. Ce changement a abouti à la formation de petits groupes, composés de deux ou trois jeunes. Le lien avec les « autres » groupes, devenus moins proches, est caractérisé par des frictions. Il « y a trop d’histoires entre nous maintenant », disent quelques-uns. Il semble que cette phase de séparation, soit le lieu d’une crise intense. Elle prend les formes d’une rupture. Mais il est vrai qu’elle se traduit par une redéfinition de soi, une remise en jeu qui passe par une différenciation des pôles d’intérêt et surtout des aspirations. C’est sans doute une phase de  » destruction créatrice », qui se traduit par l’abandon des anciennes formes de solidarité et la recherche d’une nouvelle, toutefois encore inscrite en pointillé dans leur devenir .

•    La nécessité du temps long dans l’accompagnement à l’élaboration d’une estime de soi

 Il me semble que les actes qui ont conduit à cette série d’ incarcérations  sont la conséquence d’une frustration rencontrée par ces jeunes, lorsqu’ils ont ressenti le besoin de s’émanciper, sans y parvenir, d’un environnement faisant continuellement obstacle à leurs aspirations. Dans les périodes de découragement, ces actes délictueux apparaissent comme des réponses permettant d’échapper au sentiment et à l’image d’un soi dévalorisé.

L’utilité d’un travail de rue,  lorsqu’il passe par un processus d’accompagnement inscrit dans un temps long, est à souligner. D’un point de vue marqué par la culture du résultat, l’investissement éducatif en prévention spécialisée est, certes, inefficace. Mais du point de vue des personnes victimes d’un parcours chaotique, la stabilité et la permanence dans l’accompagnement rendent possible un travail de réassurance. Car, l’identité subjective n’est pas inscrite une fois pour toutes dans l’esprit des individus, mais au contraire elle est le résultat d’une définition de soi attribuée ou niée par les institutions.

Voici un exemple. Un des jeunes visités à la prison « de la santé » a été transféré et mis en quarantaine à « l’hôpital de Frênes », en raison des risques de contagion liés à une maladie qu’il a contractée dans le cadre de l’exécution de sa peine. 

 

Une définition de soi reconnue ou niée par les institutions

J’ai continué à aller voir ce jeune dans ce nouvel environnement qui nécessitait le port d’un masque médical côté visiteur et côté malade. Lors de mes premières visites, ce jeune m’a dit : « des fois, ils m’oublient pour la douche ou pour nettoyer ma cellule. Mais je dis rien  parce que sinon ça va se retourner contre moi » . Il m’a semblé évident que, dans un contexte qui laisse naître l’idée qu’une sanction peut intervenir lorsque des droits sont sollicités, ma présence garantissait un lien social essentiel. C’est à dire la possibilité d’une reconnaissance qui permette au jeune de maintenir son identité et son moi dans un devenir possible, face au principe de déshérence subjective qui accompagne sa trajectoire sociale et son expérience des institutions.

La question est donc de savoir comment un individu peut se construire une identité, en vue d’une sortie, dans un milieu contraignant ? Or, pour ces mêmes jeunes, cette question a déjà été posée, dans le contexte familier de la cité, sans avoir été résolue.

•    L’estime de soi confrontée aux inégalités sociales ou au «  principe de réalité »

A leur sortie de prison, plusieurs jeunes se sont associés pour tenter de créer leur premier emploi. Quelques projets ont pris consistance, durant quelques mois. Pendant une période, ils ont pu se retirer du quartier et s’investir dans une activité professionnelle indépendante de l’espace de résidence. Mais, il semble que le capital socio-économique dont ils disposent, ne leur a pas permis de se positionner plus longtemps sur le terrain du monde de l’entreprise. La plupart a alors retrouvé l’espace de la cité sous un mode négatif. Car, ce retour est interprété par l’environnement des jeunes, comme un exemple de retour au point de départ. Ils avaient pourtant cherché à s’extraire du quartier en créant les possibilités de leur autonomie et de leur indépendance, par une prise de risque sur le registre d’une activité « honnête ». La situation inspire à M. cette remarque : « on dirait que ça sert à rien, on revient toujours à la cité ». Pourtant ils étaient « partis pour réussir », en mettant toutes les chances de leur côté, mais l’expérience semble confirmer à leurs yeux que « c’est difficile de s’en sortir quand tu es jeune, que tu es noir ou arabe et que tu as grandi dans une cité ».

Dans la cité, ces jeunes ont retrouvé les plus petits pour lesquels ils sont des repères d’identification et les plus grands, restés en panne, pour qui ils sont également des exemples, mais en même temps, ils sont » jaloux d’eux », parce que ce groupe « se bouge ». Jusqu’ici, c’est cette classe d’âge, 19/23, qui a ouvert les perspectives sur un horizon extérieur à la cité. Les aînés ont souvent suivi, mais leur détermination est de courte durée, elle a débouché systématiquement sur une démobilisation, le retour aux activités habituelles et le temps, dans le contexte d’un voisinage restreint, a retrouvé son organisation rituelle.
– » Bien, K… ça se passe? »
– » On est là,… hein ».

•    Sortir de la cité : une lente entrée dans la vie adulte

L’entrée dans la vie adulte ne correspond pas à un processus d’évolution et de progression ordonnée dans l’échelle des âges. La période 23/26 ans correspond à une période de panne et de stagnation autour de l’espace de résidence. L’investissement dans la cité et la mobilité sont recherchés par cette classe d’âge. Mais les modalités de mise en œuvre prennent la forme d’une énigme difficile à résoudre. De sorte que la dépendance vis-à-vis de la cité et de la famille se prolonge encore à ce stade, parce que la carte relationnelle des jeunes ne fournit pas de réponse dans le domaine de l’emploi et du logement. De même la famille ne peut favoriser l’accès au monde du travail. Pour d’autres, qui ont réussi à trouver un emploi « par relation », c’est le logement qui fait obstacle à leur entrée dans la vie adulte.

Au niveau de cette tranche d’âge les filles sont déterminantes dans le parcours affectif des garçons. Elles leur ont permis d’intérioriser des préoccupations individuelles. Ils voudraient se mettrent en couple, parfois ils ont un enfant. Pour ce faire ils cherchent  « un appart…n’importe où! ». Seulement leurs efforts n’aboutissent pas. Ils consultent  » le journal particulier à particulier, mais on dirait que les gens y veulent pas nous louer parce qu’on est noir ». Cette idée conduit par exemple O. à me demander « tu connais pas un blanc qui pourrait louer à ma place et moi après, je lui sous-louerais ».

Il faut pourtant considérer que la posture identitaire de ces « jeunes de cité », assignés dans un espace résidentiel stigmatisé et stigmatisant, est déterminée par des processus sociologiques beaucoup plus larges et complexes que la simple carence éducative, systématiquement et exclusivement attribuée au jeune et/ou à sa famille.

La classe d’âge des 23 ans et plus est porteuse de projets et certainement mobilisable. Ils m’ont sollicité pour la reconstruction de leur association et pour un « projet de création de studio d’enregistrement », avec la perspective de création d’emplois et l’objectif de valoriser les compétences artistiques qui peuvent émerger de la cité. 

L’accès aux facteurs d’intégration sociale – travail, logement – nécessitent des « efforts vers l’extérieur »

Il est vrai qu’il existe un potentiel collectif qui mériterait d’être accompagné par une « formation par l’action », vers des formes d’autonomie sociale et la création d’un réseau de compétences, ou de connaissances adaptées aux besoins exprimés au cours du processus d’apprentissage.

Sur le plan individuel, ils continuent à me demander d’assurer un lien avec l’extérieur : » t’as pas un travail pour moi » ou « tu peux pas me pistonner pour un travail ». Pour plusieurs leurs contrats « emplois-jeunes » est arrivé à terme sans solution de continuité, ils cherchent du travail.

Ces observations montrent comment une catégorie de la jeunesse se heurte à des murs invisibles. Ces « murs », ayant pour effet de maintenir cette jeunesse « hors du jeu social », sont déterminants dans l’élaboration de leurs représentations à l’égard des institutions. Ces interactions avec les institutions s’inscrivent de façon tangible dans l’expérience concrète de cette population juvénile, et se traduisent par une tendance à appréhender les règles sociales comme des formes extérieures et étrangères, comme des instruments de domination.

•    Citoyenneté ordinaire, problème de socialisation et religion


C’est sans doute en réaction à cette logique de production de « non-forces sociales », que le phénomène religieux trouve sa fonction et sa consistance. Fonction à la fois intégratrice, stratégique, morale et productrice de valeurs universelles. Ce sont ces différentes propriétés qui expliquent, semble-t-il, l’intérêt des jeunes pour la pratique et la manifestation religieuse.

En effet, la religion apparaît, « en prison » mais aussi « dehors », comme solution face au besoin de développer une philosophie pratique. « Parce que la religion elle montre où il est le bien et où il est le mal. Elle nous dit ce qui est bien et ce qui est pas bien. Comme ça on sait où on va et qui on est ! », disent les jeunes. Car il semble que dans leurs expériences, les institutions laïques et républicaines, ne se soient pas suffisamment montrées garantes de l’esprit d’égalité et de justice, dans un univers fondé essentiellement sur un principe de compétition, qui procède par le jeu de la qualification et la disqualification, aux devenirs des identités individuelles et collectives.

Comment les éducateurs peuvent-ils accompagner ces jeunes institués, vers les solutions qui leur permettront de devenir des acteurs instituants, dans un système social et politique qui proclame que les valeurs de  » liberté, égalité, fraternité » sont au cœur d’un modèle républicain qui fonde et légitime la cohésion sociale.

 

 

                                                        Tahar Bouhouia
Chercheur
Educateur en prévention spécialisée