La cité

Lieu de puissance ou demeure véritable

  • Vivre en ville, ou vivre ensemble, peut être un rêve lointain ou une évidence. Que peut-on attendre d’une vie en territoire sans limites, ni repères, ni figures, semblables ou dissemblables ?  Il n’en demeure pas moins que la question de ce qui fonde la cité où se retrouvent forces, silhouettes et visages, se pose. Il n’est pas surprenant que les textes les plus anciens nous apportent sur ces questions leur sagesse.

    •    La ville, lieu de puissance

    La ville attire et rassemble. Elle est aussi le lieu de l’accumulation et de la puissance.

    Selon le livre de la Genèse, la première ville porte le nom du fils Caïn : Hénoch (Genèse 4,17). Le chapitre 4 de la Genèse porte d’ailleurs un jugement terrible sur la civilisation : elle est toute entière caïnite. En effet, d’Abel, il ne reste rien. Il meurt sans enfant. De Caïn, par contre, proviennent toutes les acquisitions de la civilisation.

    Tout le chapitre 4 de la Genèse exprime cette perspective : non seulement la première ville, mais aussi les arts, les techniques, les métiers (Genèse 4,18-22). Tout provient donc de la famille de Caïn. Ce qui d’ailleurs était déjà indiqué dans les noms de ces deux fils d’Eve.

    Le premier fils s’appelle Caïn, le second Abel. Le nom « Caïn » (qayin) vient du verbe « acquérir » (qnh), tandis que « Abel » (hevel = « souffle léger, buée ») est une métaphore habituelle de l’éphémère, dans le langage biblique.
     
    Par les noms opposés des deux frères, la langue hébraïque induit la vision de destins différents. Le fils nommé Abel n’est pas destiné à durer. Par contre, dans la descendance de Caïn les « acquisitions » vont se multiplier.

    Rien d’étonnant donc à ce que  -dans la suite du récit- Abel le nomade soit tué par Caïn le sédentaire (agriculteur). C’est là une vieille histoire : les sédentaires font la guerre aux nomades.

    Il reste que la civilisation est mortelle. Aucun membre de la famille de Caïn ne traversera le déluge. De fait, la généalogie de Genèse 5 fait de Noé un descendant d’Enosh donné par Dieu « pour remplacer Abel que Caïn avait tué » (Genèse 4,25).

    Ainsi, il y a bien une descendance d’Abel : Seth l’imprévisible, puis son fils Enosh, l’ancêtre de Noé qui traversera le déluge.   
     
    Il est, certes, d’autres perspectives à partir de ce récit. Il reste que l’image de la ville comme lieu de puissance est bien illustrée dans les écrits bibliques. Les sages qui ont rédigé ces textes avaient une vision profonde de l’origine de la cité humaine. La ville fait partie d’un tout et ce tout est caïnite.  

    •    La ville, lieu de vie ou de dispersion

    La ville est lieu de la vie des hommes lorsqu’ils s’assemblent. Le récit de la ville et de la tour (Genèse 11) en est une illustration symbolique. Dans leur marche vers l’Occident, les humains veulent se rassembler. Et la ville est le nom de ce rassemblement.
     
    « … partis de l’Est, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar, et ils s’y installèrent… Ils dirent… Bâtissons-nous donc une ville et une tour dont le sommet atteigne le ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre »
    Genèse 11,2-4

    De fait, la suite de l’histoire humaine montre que les humains, dans leur marche vers l’Ouest, édifieront des villes et des tours de plus en plus hautes et de plus en plus nombreuses. Afin –dit le texte de la Genèse – de n’être pas dispersés. C’est justement la dispersion qui sera la conséquence de cette action…

    Ici intervient le récit de  « la tour de Babel ». On devrait dire : « la ville et la tour ». En effet, la tour n’est que la partie la plus haute de cette ville qui devait unir les hommes. Le résultat obtenu est exactement inverse : la dispersion sur toute la surface de la terre ! Groupés, les hommes devaient se comprendre. Dispersés, ils ne se comprendront plus.

    L’étymologie de « Babel » est rapprochée de « bll » (« confondre », cf verset 11,9). C’est philologiquement impossible mais pourtant, l’allitération fait sens. Il s’agit de pédagogie sapientiale – non de linguistique. Au lieu d’un « bâb ‘ilânî » (« la porte des dieux »), les scribes suggèrent  un rapprochement avec la grand’ville nommée « Babel » (« confusion », « brouillage ») comme si ce nom désignait le lieu de la confusion. Là, on mélange tout, depuis le début. La langue et la parole, le bitume et le béton, la pierre et la brique… Les jeux de sonorité abondent dans ce texte et les traductions ne les rendent que faiblement.

    Ce bref récit nous donne la raison d’une situation très actuelle… Car le point de départ est la situation des hommes divisés et qui ne se comprennent pas. Lors même qu’ils vivent entassés dans des tours de en plus hautes, ils ne se comprennent ni ne se connaissent, même parlant apparemment la même langue :
    « Toute la terre était langue une et paroles quelques » Genèse 11,1

    Autrement dit – selon une interprétation fort ancienne – ils avaient une « langue sainte » commune, et des idiomes, particuliers à chaque peuple ou tribu. Ce qui sera perdu est cette « langue ». Ne resteront que les mots des langages humains, lesquels sont des « paroles », mais non « la parole ».

    « Dans leur voyage depuis l’Est, ils trouvèrent une plaine, au pays de Sinéar. Et ils résidèrent là » Genèse. 11,2

    Cette marche vers l’occident est le chemin de la civilisation caïnite. C’est aussi la marche du soleil. L’origine est appelée « orient ». Ici, c’est le pays de Sinéar (la région de Babylone –au cœur de la Mésopotamie) qui est indiqué, mais la terre est ronde et cette « marche » symbolique peut s’appliquer à toutes les plaines…. Pourquoi une plaine ? C’est que les plaines sont le lieu de convergence des tous les courants : les fleuves et les échanges. Toute civilisation est d’aval.

    Ils trouvèrent…
    Ils cherchaient un lieu où s’arrêter. L’homme est un pèlerin. Voyageur comme Abel. Mais Caïn est sédentaire. Les propriétaires sont sédentaires.

    Là est l’essentiel de ce texte, lors même que beaucoup d’autres remarques pourraient être faites (« jeux » de mots, assonances, reprises significatives). Une situation est révélée : les hommes ne se comprennent pas. Leur marche vers l’Ouest et leur rêve de puissance (« se faire un nom » dit le texte) les éloignent de l’essentiel : ils ont perdu la « langue » par laquelle ils pouvaient communiquer. Ne sont restées que les « paroles » par lesquelles l’un peut tromper l’autre. Des restes de « langue » subsistent cependant dans les langages religieux ou artistiques. Et dans quelques circonstances exceptionnelles.

    Ainsi, alors même que leurs efforts de construction sont une tentative pour se rassembler, l’effet est celui de la dispersion.

    « Le Seigneur les dispersa de là sur la face de toute la terre… »
    Genèse 11, 8

    On pense au dicton touareg : Eloignez vos tentes ; rapprochez vos cœurs ». Les hommes des villes font le contraire. Ils se rassemblent et –en même temps- s’éloignent les uns des autres. Au point que le légiste pourra demander à Jésus : « Qui est mon prochain ? » (Luc 10,29). Mais ce thème ouvrirait une autre histoire…  

    Pour des sédentaires, cependant, la ville est le seul lieu de vie. Petite ou grande, la ville ressemblera les humains. Pour le meilleur comme pour le pire.

    •    La cité fidèle

    Cependant, tous les lieux de la terre ne sont pas identiques. Dans l’un, je suis à demeure ; dans un autre, je suis un étranger, un exilé, un passager. Les villes, de même, sont des lieux de vie ou des lieux de passage.

    Dans une perspective biblique, une grande place est faite à la terre de Palestine, depuis l’époque dite patriarcale. Pour les semi-nomades qu’étaient les ancêtres, la bénédiction était attachée à la permanence dans le « lieu des pérégrinations des pères ». Cette promesse est plusieurs fois rappelée (voir, par exemple, Genèse 37,1).  

    En effet, à l’époque patriarcale, les hébreux sont des semi-nomades qui se déplacent selon les besoins du troupeau, et séjournent dans des villes de passage où ils sont des « étrangers-résidents » (« ger » ,  en hébreu).

    Plus tard, ils s’installeront et fonderont des villes, dont la principale est Jérusalem, la ville de David. C’est la ville par excellence, dans laquelle la tradition chrétienne verra la figure de la Jérusalem céleste
    « … Il me transporta en esprit sur une grande et haute montagne et il me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu… »
                                                     Apocalypse 21,10

    Cette cité merveilleuse n’a pas de Temple : elle est toute entière un Temple :
     « Mais de Temple, je n’en vis point dans la cité, car son Temple, c’est le Seigneur… »
                                                    Apocalypse 21,22

    Evidemment cette cité onirique est loin des cités humaines. C’est ainsi que lors d’un tournant tragique de l’histoire de l’ancien Israël, une parole prophétique nous rappelle à la réalité humaine ordinaire.

    Encerclée par ses ennemis, la Ville (Jérusalem) est vouée à la destruction. Et le peuple se réfugie dans le Temple, pensant que Dieu ne permettra pas que son trône sur la terre soit pris. C’est alors que retentissent ces terribles paroles du prophète :
    « … réformez vos voies et vos agissements et je laisserai demeurer en ce lieu… »
                                                      Jérémie 7,3

    La protection n’est donc pas automatique.  La justice est la condition de cette permanence.  De là, ces autres paroles :
    « … ne vois-tu pas ce qu’ils font dans les villes de Juda et dans les rues de Jérusalem ?… »
                                                      Jérémie 7,17

    Suit une dénonciation de l’idolâtrie, laquelle est un comportement humain courant. C’est dans cette vue que la cité fidèle est dénoncée par les prophètes, pour ce qu’elle est devenue : un lieu d’injustice et de violence ; un lieu d’idolâtrie… Une telle ville ne peut subsister.    
    Ainsi, une relation est établie entre un séjour en un lieu et un comportement du peuple qui y demeure. La relation est inéluctable, hier comme aujourd’hui, en tous lieux de la terre.

     Il ne peut exister de cité humaine sans amour. En effet, au contraire des produits marchands, l’amour est plus grand lorsqu’on le partage. Et la cité est le lieu du partage.

    Ainsi, un lieu de rassemblement doit aussi être le lieu où chacun peut s’enrichir d’un don. Il reste à organiser cette situation, ce en quoi consiste la réalité de la cité des hommes. La justice, la solidarité, la fondent.