La direction de la communauté

Ma communauté ne s’accordera jamais sur une erreur

(Hadith)

 

Introduction

 

Le christianisme et l’islam sont depuis longtemps des religions communautaires[1]. Elles se pratiquent dans des communautés aux frontières indéfinies (ce sont initialement des assemblées de croyants, non des agglomérats de territoires) aspirant à l’exhaustivité, autant qu’elles prétendent à l’universalité. Les adhérents de ces communautés, véritablement transnationales, poursuivent le même idéal éthique,partagent des représentations mythiques communes et revendiquent un imaginaire collectif qui affecte leur identité et réciproquement.

On entrevoit à partir de ces premières considérations rudimentaires que la notion de communauté religieuse diffère grandement des définitions que lui réserve le droit belge (confédération de deux communautés régionales et de trois communautés linguistiques), français ou encore la manière dont elle est administrée par les différentes jurisprudences dans des sociétés communautarisées (Angleterre, E.U.), polarisées (Pays-Bas, Belgique). Aussi, leurs adhérents n’entretiennent-ils pas nécessairement le sentiment d’appartenir à des minorités religieuses ou ethniques.

Dans la perspective holiste, il va sans dire que la communauté transcende les croyants[2] qui la composent.

 

L’imaginaire communautaire

Le concept umma a d’importantes implications théoriques et théologiques, pratiques et pragmatiques. C’est un élément central dans le prône du vendredi mais aussi dans les études islamiques les plus pointues, ainsi que dans plusieurs genres littéraires.

Malgré l’influence de l’imaginaire judaïque, le musulman ne se considère point comme un membre d’un peuple élu. Non pas, parce que le musulman ne se sent pas guidé par la foi véritable, dont il demeure persuadé qu’elle est la seule qui soit authentique et transcendante, mais parce que cette croyance est tempérée par l’imaginaire de la révélation coranique, qui lui enseigne le principe de l’égalité absolue de tous les humains devant le Créateur. La distinction ethnique inaugurale[3]  que l’on trouve ouvertement dans le judaïsme n’a pas été reprise dans l’imaginaire de l’Islam. En fait, ce que Muhammad a prêché[4]figurera plus tard chez Luther sous la forme d’une thèse théologique : la doctrine de la sola fide. La foi seule justifie, sans distinction de statut social, de couleur de peau, d’origine ethnique ou de genre de la personne. L’appartenance à une ethnie, une nation ou une tribu spécifique n’est pas un critère recevable. Pour Allah, la communauté musulmane dans sa multiplicité reste néanmoins toujours une.

Al-Ghazâli, a probablement le mieux exprimé le principe sur lequel la société islamique est fondée[5]. Ce principe est celui du  lien d’amitié et de fraternité entre tous les croyants[6]. La maxime est la suivante : deux amis sont comme deux mains, dont l’un lave l’autre. Cet adage ne peut néanmoins être pris au pied  de la lettre, dans la mesure où l’islam prescrit la modération en tout. Le démocratisme[7]qui a surgide ce climat social, ne peut être comparé à la compréhension de la démocratie occidentale, qui concerne seulement un système politique. L’argument islamique est très simple : vu que personne n’est autorisé ou habilité à parler au nom de Dieu, seul le consensus complet de toute la communauté musulmane peut à propos d’une question (de nature religieuse,  morale ou juridique) prendre des décisions qui acquerront force de loi pour les croyants. Les imageries de l’Égalité et de la Liberté, telles qu’elles furent élaborées lors de la Révolution française, ne s’appliquent pas ici. Seule celle de la Fraternité est mutatis mutandis compatible. Le respect de l’intérêt communautaire emboîte le pas à celui de la diversité des intérêts individuels. En outre, la base de l’inventivité de l’imaginaire arabe n’est pas vraiment idéaliste, mais évolue plutôt sur le plan empirique. Ce réalisme qui voudrait dire que dans la conception et l’imagination d’un modèle social, seul ce qui peut être concrètement observé est retenu et employé. Donc, puisque dans la praxis de la vie sociale on ne trouve nulle part la liberté ou l’égalité, tandis qu’il est plausible d’observer le fait de la fraternité, il était dès lors logique de proposer la Fraternité, aussi bien concrète qu’abstraite, comme constitutive de la communauté musulmane.

Le musulman déploie ses potentialités dans la communauté ; de même que l’on ne peut être chrétien en dehors de la communauté de salut institué par le Christ. D’un point de vue eschatologique, la « communauté du prophète » [ummat an-nabî] est le peuple pour lequel il intercède[8] en cette vie et dans l’au-delà.Cette fratrie a un lien d’unité spécifique qui est leCoran, incréé et éternel selon la doctrineinitialement soutenue par les hanbalites et ensuite par la majorité des sunnites.

L’ensemble de l’imaginaire social sunnite est axé sur la protection et la préservation de l’unité de la communauté, sans toutefois renoncer aux avantages que peuvent procurer un dialogue ouvert et une dialectique des idées et des imaginations. Néanmoins, un tel système fideocratique fermé rencontre des difficultés lorsqu’il est confronté à la présence de personnes d’autres confessions au sein du système idéologico-religieux de l’Islam. Cette présence a nécessité la conception de règles particulières à leur égard. Les non-musulmans[9]en terre d’Islam, désignés par le statut de protégés [ahl adh-dhimma], feront donc l’objet d’un traitement juridique spécifique ayant ses règles, que les juristes ont systématisées dans des traités de droit généralement appelés « règles applicables aux protégés » [ahkâm ahl adh-dhimma]. Ce système juridique a permis l’existence et la coexistence de communautés religieuses au sein d’une communauté religieuse élargie et politiquement dominante.

 

Le gouvernement de la communauté ?

Si l’homme s’apparente plus aux loups (Hobbes) qu’aux abeilles, s’il est moins un « animal politique » (Aristote) ou un « être par nature politique » (Ibn Khaldun) qu’un égoïste anarchique, prompt à s’engager dans une guerre civile qui emporterait la société et l’état, dans ces conditions, l’organisation d’une entité collective va de soi[10]. Ce qui l’est moins c’est la forme qu’elle doit revêtir. 

Le calife, le lieutenant du Messager de Dieu [khalifa rassûl al-allah] dirige la communauté des musulmans, qui lui doivent obéissance, dans le cadre de la sharia. Cette fonction, relevant de la plus haute importance, a divisé sunnites et shiites quant auxmodalités de sa mise en œuvre ; quant auxmodalités de désignation de l’imam et aux qualitésrequises de sa personne ; à la manière dont le pouvoir doit être exercé, etc.

 

L’imagination shiite

Le premier évènement préjudiciable, tragique et mouvementé qui entama l’unité de la communauté musulmane n’a pas été provoqué par un mouvement de réforme s’insurgeant contre des dogmes religieux ou par de subtiles disputes théologiques, mais par un conflit politique de succession. La victoire du parti de Mu`âwiya I sur le parti de Ali en 661 abouti à une bifurcation au sein de l’islam. À partir de ce moment, le développement religieux de l’Islam évoluera selon deux courants parallèles, mais distincts : celui qui domine numériquement (représente actuellement env. 85%), qui deviendra le sunnisme (les gens de la Tradition) et celui, bien moins nombreux (actuellement env. 15%) mais plus dynamique qui deviendra plus tard encore le shiisme (les gens de la Famille).

À partir de cette divergence, les sensibilités de ces deux tendances s’éloigneront l’une de l’autre et créeront des imaginations et des imaginaires spécifiques, qui deviendront de plus en plus évidentes. Leurs modes d’aspirations religieuses s’aliénèront également. Les sunnites conserveront le modèle d’ascendance israélite de la révélation divine d’une Loi ; les shiites auront plutôt tendance à s’inspirer du modèle chrétien relatif à une inspiration divine d’un chemin de Salut. Aussi leurs modes de pensée s’adaptent en conséquence : plus kantienne[11]chez les sunnites, plus hégélienne[12]chez les shiites. Bien d’autres différences renvoient directement au conflit politique relatif à ​​la succession du prophète.

Les imamites ont érigé le fondement, l’Imamat, en une doctrine religieuse qui les distingue des autres écoles juridiques. Selon eux, l’imam infaillible est désigné par décret divin, par un texte explicite (clair et évident) ; ensuite il demande à son Messager de le faire connaître et d’ordonner aux croyants d’obéir à son successeur : l’Imam Ali. Les shiites trouvent dans le Coran des versets qu’ils interprètent comme des désignations claires[13] de l’imamat d’Ali. Celui-ci interviendrait dans les « raisons de la révélation » [asbâb an-nuzûl]. C’est la volonté d’une désignation surnaturelle directe par Dieu qui s’exprime à travers un texte révélé. Ainsi, l’imam infaillible[14] exerce-t-il la même autorité que le Prophète. L’acceptation des arbitrages du Prophète, en cas de litige, ainsi que l’obéissance que lui doivent les croyants[15], se trouvent réactualisées dans le chef du « successeur temporel et spirituel » du Prophète. 

 

L’imagination sunnite

Les sunnites soutenaient que le calife devait être choisi [istishara] par la communauté[16]. Ildoit être élu par une sorte de collège électoral comprenant les docteurs [`ulama’] qui s’imposent par leur savoir et leurs qualités morales. On peut toutefois parler d’une élection d’ordre providentielle dans la mesure où Dieu se sert de la communauté des croyants, principalement de leurs érudits pour élire un calife. Comme la « communauté des croyants ne peut s’accorder sur une erreur »[17], la providence guide quand même l’élection.

Néanmoins, pour Ibn Taymiya qui se distingue de la position sunnite généralement admise, instaurer une sorte de collège électoral conduit à une forme de caste ou de classe de clergé, comme dans le christianisme, dit-il, qui servirait d’intermédiaire autorisé entre le croyant et son Seigneur. Ce qu’il refuse d’envisager. Il ne peut y avoir constitution d’un corps de professionnel servant d’intermédiaire et d’écran d’une certaine façon entre le commun des croyants et leur Seigneur.

On assiste graduellement, à un glissement dans la théorie sunnite du consensus : on passe sensiblement de la communauté[umma] à l’assemblée [jamâ`a] (ensemble plus restreint de la umma), de celle-ci aux notables [a`yân] ; des notables [wujahâ’] aux meilleurs ; et enfin des vertueux [afâdhil] à la personne du chef. Le principe de consensus général dévolu sur le principe du consensus partiel, dont seule l’élite [surât] sociale (en général les docteurs de la Loi [uléma,ahl al-hal wa al-`aqd], les chefs de groupements humains (tribus, nations, …), les gouverneurs, les commandants [umara’], les juges supérieurs [qadî al-quadhât], les officiers de l’armée, les chefs de ville, les ordres professionnels, les représentants des confessions non islamiques, etc.), peut être membre.

Au début du XIVe siècle, Ibn Taymiya mettait déjà en garde contre la restauration d’un califat unitaire pour toute la communauté. Ce serait réduire ce califat à une simple forme sans véritable contenu. Comme c’était notamment le cas à la fin du califat ottoman.

 

Mohammed Jamouchi

 


[1]Si l’on veut élargir la comparaison, on parlera de religion familiale à propos du judaïsme.

[2]« Vous êtes la meilleure communauté [umma] qui ait été produite pour les hommes : vous ordonnez le bien, interdisez le mal et vous croyez en Dieu » (Coran 3,110).

[3]Cf. Bible hébraïque« Israël est le fils aîné de Yhwh »

[4]Cf. Coran 98, 5

« Mais ceux qui croient et accomplissent des œuvres pies, leur Seigneur les dirigera à cause de leur foi. Les fleuves couleront à leurs pieds dans les Jardins de délice. » (Coran 10, 9)

[5]Cf. Abû Hamid al-Ghazâli, La Revivification dessciencesreligieuses, Paris, al-Bouraq, 2000, Livre I.

[6]« Les croyants et croyantes sont de proches amis les uns des autres. Ils s’ordonnent mutuellement ce qui est bienséant et s’interdisent ce qui est malséant ; ils s’acquittent de 100 prières, ils font l’aumône et obéissent à Dieu et à Son Envoyé : À ceux-là, Dieu fera miséricorde. Dieu est puissant, sage. » (Coran 9, 71)

[7]Par démocratisme, nous entendons l’idéologie de la démocratie plutôt que son application réelle dans le quotidien de la cité.

[8]Hadith

[9]Le critère de démarcation n’est pas tant fondé sur l’ethnie (qui est accidentelle, involontaire) que sur la religion, la croyance (qui relève d’un choix, d’une adhésion volontaire, libre de toute contrainte)

[10]Le Coran ne s’adresse jamais à l’individu, mais interpelle toujours le groupe. Cf. Coran 103, 3.

[11]Ce qui caractérise le sunnisme fait effectivement penser à Emmanuel Kant par l’usage:

1) d’une finalité dont le bonheur est le but ultime ; 2) de la reconnaissance du pouvoir de la conscience (l’impératif catégorique) ; 3) de la confiance dans la raison humaine.

[12]Par contre, l’ « esprit » du chiisme rappelle Georg Hegel, qui tente de pénétrer dans l’essence de l’au-delà des choses, de la nature et de l’esprit. Il veut connaître ce qui est « en soi » et « pour soi », l’ultime justification, l’ultime fin, l’impérissable, l’éternel, en somme la vérité, qui n’est pas au passé mais à l’avenir.

[13]Voir par exemple : Coran5, 3 ;  5, 55 ; 5, 67 et 53, 2. Ibn Taymiya a consacré deux volumes considérables, Minhâj as-sunna, à la réfutation en bonne et due forme du Minhâj al-Karama de son contemporain shiite Jamal ad-Dîn al-Hillî, qui reste encore aujourd’hui, un des principaux théologiens enseignés dans les écoles des pays shiites, notamment de l’Iran.

[14]Dans leurs analysesde la question de l’imamat, Mawardi et Ghazali ne vont pas aussi loin que les shiites dans le développement des qualités requises de l’imam.

[15]Coran4,59 et 65

[16]Dans leurs intransigeances, les kharijites insistaient fermement sur le fait qu’il devait agir selon les prescriptions de l’islam, s’il manquait à son devoir, il fallait le démettre de ses fonctions.

[17]Le principe du consensus se fonde sur ce hadith considéré authentique.