La trame des faubourgs de Paris

Formation, liminalité et mixité sociale 

Paris est composé de quartiers, d’entités spatiales plus ou moins délimitées qui forment la mosaïque urbaine d’une ville étonnante. Paris est fait de mondes multiples, divers et interconnectés, où chaque pas peut faire franchir une « quasi- frontière » urbaine, et faire passer d’un monde à un autre. La cité est en évolution constante, en formation permanente : l’espace parisien s’est étendu « par strates successives, denses et concentriques » (1), et la ville est « le produit de sédimentations des vagues d’immigration » (2).

Dans ce tissu, en transformations constantes, les faubourgs sont une strate particulièrement sensible et mouvante. Peuplée par des immigrants, hier comme aujourd’hui. 

Un reflet des dynamiques socioéconomiques  qui ont concourru à la formation de la cité

Il est une part de ces faubourgs qui reflète peut-être plus que les autres les dynamiques socio-économiques qui ont formé la cité depuis ses origines et qui sont encore lisibles, malgré l’ébullition des transformations actuelles,  dans le quadrillage urbain. C’est le quartier formé par les anciens faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin au cœur du 10e arrondissement.

Ce quartier (3) est délimité au sud par le Grands-Boulevards, au nord par le boulevard Magenta puis par la rue de Paradis, à l’est par la rue d’Hauteville et à l’ouest par la rue de Lancry.  

 

Les dynamiques de population, même si elles s’inscrivent de manière très stricte et visible dans le maillage de la géographie urbaine, débordent cet espace. Elles sont connectées vers d’autres lieux, dans Paris, en Île de France ou dans le monde, à travers les réseaux sociaux des habitants. Plus que toutes autres peut-être, du fait d’une marginalité par rapport à la grande cité qu’elle borde et d’une grande activité dont cette même cité profite et dépend. 

 

Je propose dans cet article de revenir sur la formation historique de ce quartier, afin de  réfléchir sur les dynamiques urbaines, sociales et identitaires à l’œuvre dans cet espace, appelé jadis faubourg (4).   

 

Mon questionnement sera double :
– tout d’abord – mise en perspective temporelle -, comment se sont formés les faubourgs de Paris? Que reste-t-il  de cette liminalité/extériorité/différence, caractéristique et symbolique du faubourg originel?
– ensuite, comment les groupes qui vivent et pratiquent cet espace, aujourd’hui, s’approprient-ils la délimitation géographique en question ? Quels défis et quels enjeux le brassage des nouveaux arrivants pose-t-il pour le quartier et pour la cité ? 

 

Étant moi-même apprenti sociologue, travaillant sur les migrations dans un autre continent, et tout nouvel habitant du quartier, ce sont quelques pistes de réflexion fruit de promenades, d’observations, et de rencontres, que je propose ici plutôt que les résultats d’une enquête de terrain prolongée.
 
 
• De la plaine fertile au faubourg : IVème siècle – XVIème siècle
 

Le territoire du quartier est initialement une terre de bois et de marécages au nord de Lutèce, traversée par un bras de la Seine qui coule à l’emplacement de l’actuelle rue du Château d’Eau et des Petites Écuries. C’est « une plaine sans fin, cultivée en certaines de ses parties, boisées en d’autres, avec un unique chemin qui la traverse du Sud au Nord [probablement l’actuelle rue du Faubourg Saint-Martin] » (5) . Au VIème siècle, sur un morceau de graviers émergeants, au bord de cette chaussée romaine menant à Senlis et aux Flandres, (Saint-Denis, situé sur cet axe ne sera important que plus tard), des catholiques fondent l’église Saint-Laurent qui au fil de la colonisation des marécages allait devenir la grande paroisse de ces terres aux portes de Paris (6).  Au début du XIIème siècle les religieux lazaristes fondent la « Léproserie de Saint-Lazare », qui allait posséder une grande partie des terres pendant près de cinq cents ans. Jusqu’au XVIIème siècle, la vocation de ce territoire et de ses habitants allait être directement liée à ces deux institutions religieuses : cet espace serait essentiellement consacré à l’agriculture et demeurerait extérieur à Paris. 

 

Au XIIème siècle, pour prévenir les risques d’invasion et défendre la ville, Philippe Auguste ordonne la construction d’une enceinte, qui sera renforcée puis agrandie sous Charles V jusqu’à la frontière actuelle entre le 3e et le 10e arrondissements. Par cette enceinte, le roi coupe les faubourgs de la ville. Mais la croissance de la ville est déjà amorcée et les limites de Paris seront repoussées progressivement . Victor Hugo évoque cette croissance comme une force irrépressible : « Philippe Auguste (…) emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides. Pendant plus d’un siècle, les maisons se pressent, s’accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin comme l’eau dans le réservoir. Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée, et c’est à qui passera la tête par-dessus ses voisines pour avoir un peu d’air. La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit ; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe Auguste, et s’éparpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de travers, comme des échappées. Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. 

L’apparition des faubourgs, une extension de la ville dans un paysage rural

Dès 1367, la ville se répand tellement dans les faubourgs qu’il faut une nouvelle clôture, surtout sur la rive droite, Charles V la bâtit. Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle. (…) L’enceinte de Charles V a donc le sort de l’enceinte de Philippe Auguste. Dès la fin du quinzième siècle, elle est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin ». (7) 

 

A partir du XIVème siècle, les charges de la ville s’alourdissant, quelques habitants émigrent hors de ses limites et c’est ainsi que naissent les faubourgs, peuplés à l’origine de petits artisans, de jardiniers, maraîchers et vignerons. Pour tenter d’enrayer l’extension d’une ville qui deviendrait difficile à contrôler, les rois ont interdit de bâtir dans les faubourgs, qui de ce fait gardent jusqu’au XVIIIème siècle leur visage rural aux maisons dispersées et aux communications malaisées. (8)
 

Des faubourgs à la ville : XVIIème –XVIIIème

 

Pourtant, dès 1644 apparaissent les débuts de l’urbanisation du faubourg avec la création d’un lotissement dans un clos à la limite de l’actuel 9e et 10e arrondissements, le hameau de la Nouvelle France, qui devait rester un centre populaire pendant quelques siècles. À peine vingt cinq ans plus tard, en 1670, Louis XIV, estimant que la puissance française était bien établie, ordonne la destruction de l’enceinte de Charles V et, sur son emplacement, l’aménagement d’une large promenade plantée : les « grands boulevards ». En remplacement des portes Saint-Denis et Saint-Martin des anciennes enceintes, le roi fait constuire deux arcs de triomphe. Dès lors, les échanges entre la ville et les faubourgs se multiplient, le processus d’urbanisation s’accélère en dépit de l’interdiction de construire dans les faubourgs : 

Une urbanisation dans les  prolongement  des grands axes de la ville ancienne

La porte Saint Martin

« l’urbanisation au lieu de se faire en noyaux denses et serrés, progresse de façon centrifuge le long des faubourgs, qui rayonnent dans le prolongement des grands axes de la ville ancienne ». (9)  

 

Au début ce sont essentiellement des artisans qui s’y installent, mais avec les travaux d’aménagement du « Grand Égout » (10) (1737-1766) et avec les cessions des terres des religieux (1770-1773), le territoire est rapidement loti et de plus en plus de maisons de la haute bourgeoisie sont construites (11).  Parallèlement à ces changements, les Grands Boulevards, devenus lieux de promenade, voient fleurir de nouvelles activités liées à la mode et au divertissement (théâtres, magasins de textiles, coiffeurs, etc.). Ils voient aussi apparaître les débuts d’une industrialisation (manufactures de porcelaine, soieries, ateliers de confection, etc.). Attirés par le dynamisme économique de la capitale en mutation, les provinciaux viennent en masse des campagnes : l’exode rural commence. Il faut loger les nouveaux travailleurs. Les faubourgs explosent. (12) 

 

En 1784, pour faire état de la réalité urbaine de Paris, Louis XVI annexe à la cité la strate des faubourgs  et repousse les frontières de la ville à l’enceinte des Fermiers Généraux.
 
• Industrialisation, popularisation, immigrations : XIXème-XXème
 

Au XIXème siècle, l’exode rural et l’industrialisation de Paris vont façonner durablement le quartier. Deux évènements majeurs transforment et amplifient les dynamiques à l’œuvre : la construction du canal de l’Ourcq et ses prolongements dans Paris et la construction de la gare du Nord et de la gare de l’Est. 

Station de Métro Chateau d’eau

Le quartier se trouve au confluant de ces nouveaux axes de transport. L’ouverture, par Haussmann, d’avenues larges et dégagées facilite la circulation, et, rapidement, le quartier devient un des plus importants nœuds d’échanges économiques et humains qui assurent la dynamique de la ville. Dans cette ébullition, le petit artisanat fleurit, les commerces aussi, tout comme les théâtres et les lieux de divertissement sur les Grands Boulevards.

 

Les bouleversements économiques couplés à l’amplification du processus migratoire issu des campagnes font venir des millions de provinciaux dans la capitale. Paris change alors d’échelle. Les nouveaux arrivants s’installent principalement dans les anciens faubourgs où il y a encore de l’espace constructible. Les garnis, chambres meublées louées aux nouveaux arrivants, se décuplent. Les hôtels particuliers du XVIIIème sont encaissés, leurs corps de logis rasés et les jardins supprimés. 

 

Le monde frivole et bourgeois est sur les Grands Boulevards. A l’intérieur, dans les cours, est la misère et la surpopulation. 

 

Et peu à peu, la haute bourgeoisie cède la place aux nouveaux arrivants, négociants et ouvriers.

Qui sont ces nouveaux arrivants ? Ce sont des provinciaux pour la plupart venus de toute la France. On trouve dans les ateliers de confection des immigrants venus du Pas de Calais, de la région parisienne, du Limousin, du Puy de Dôme, du Gard, du Gers, des Bouches du Rhône, de la Moselle, du Bas-Rhin, mais aussi des étrangers de Liège, du Brabant, de Suisse, d’Espagne, d’Italie ou d’Allemagne (13).  Un grand nombre de travailleurs sont des saisonniers qui au fil des ans décident de rester à Paris et font venir leur famille. 

Boutique de confection – Rue du Faubourg Saint Martin

Ils s’établissent dans ces faubourgs où il y a du travail et où sont les seuls logements accessibles. Ainsi, une dynamique migratoire est perpétuée tout au long du XIXème et du XXème siècles. Sitôt que diminue le flux de migrants de l’exode rural, ce sont de nouveaux migrants venant de plus loin en Europe, de plus loin en Afrique, ou d’Asie, car le besoin en main d’œuvre demeure constant, et ce flux va se perpétuer tout au long du XXème siècle. Leur venue s’explique en fonction de liens historiques, religieux, familiaux ou culturels, ou imaginaires, avec la France, et à travers leurs réseaux sociaux.

 
 
• Identités/altérités dans le faubourg : activité économique et multiculturalité


Le quartier possède aujourd’hui une forte identité, une identité mosaïque constituée par l’imbrication des différents groupes immigrants qui cohabitent dans le faubourg. Les arrivants successifs ont su trouver leur place dans le quartier, en perpétuant la vocation commerciale du faubourg dans le commerce de détail, dans l’industrie de confection, et en inscrivant leurs activités dans le quadrillage local, dans une rue, dans un passage, dans un segment de construction, cour ou corps de bâtiment. 

 

Lorsque l’on franchit la Porte Saint-Denis, on arrive dans la rue du Faubourg Saint-Denis fourmillante d’activités et de bruits, fidèle à la rue qui existait au XIXème siècle. Le grand nombre d’épiceries marocaines, algériennes, turques, indiennes, chinoises, ou des épiceries fines à la française, les boucheries casher, halal et traditionnelles sont autant de lieux d’activités, de repères autour desquels s’organisent les différents groupes de clients et de commerçants qui font vivre l’économie locale et entretiennent chaque tradition alimentaire. Les bars et les cafés qui attirent jour et nuit des habitants du quartier, de Paris et d’ailleurs sont de véritables institutions locales animées au rythme des musiques de tous styles et de tous pays.

 

Lorsque un peu plus haut dans la rue on tourne à droite pour entrer dans le passage Brady, on est brusquement projeté dans une Little-India et un Little-Pakistan (14) comptant une dizaine de restaurants en enfilade. A vrai dire, le passage Brady est bien plus qu’un passage faisant communiquer la rue du Faubourg Saint-Denis, le boulevard de Strasbourg et la rue du Faubourg Saint-Martin. C’est une vraie destination. Les restaurants aux décorations évocatrices et les épiceries tout aussi exotiques qui se sont implantés dans ce passage étroit et couvert, en font l’endroit le plus touristique du quartier. Mais derrière la visibilité des commerces, il faut voir les centaines d’habitants, d’origine indienne et pakistanaise et d’ailleurs, qui vivent dans les hauts immeubles du passage, derrière la verrière. De la même façon, on ne saurait négliger la présence des salons de coiffure indiens, turcs ou d’Afrique sub-saharienne, qui ont presque remplacé les boutiques de textiles d’il y a à peine vingt ans, témoignant du développement et du renouvellement des activités.

Lorsque l’on sort du passage, tournant à gauche puis à droite dans la rue du Château d’eau, on se retrouve dans le territoire des ongleries et des salons de coiffure afro-antillais, où se rend essentiellement une clientèle d’origine antillaise et africaine. Continuant la rue, toujours vers l’est, en direction de la place de la République, on tombe au pied de l’imposante Mairie du 10ème arrondissement construite lors du pic populationnel du quartier. Lorsqu’il s’avance vers le sud sur la rue du Faubourg Sait-Martin, le passant est surpris du nombre de boutiques de confection de vêtements pour enfants qui bornent la rue et qui, en quasi-totalité, sont tenues par des personnes d’origine chinoise. 

Une multiculturalité ambiante. Des itinéraires qui se croisent mais demeurent bien distincts.

Passage Brady

Plus loin, dans cette même rue qui porte le nom de l’ancien faubourg, les immeubles cossus et les portes cochères alternent avec des portes délabrées ; laissant entrevoir la véritable mixité sociale et culturelle du quartier où co-existent des français de classe moyenne, des ouvriers clandestins originaires de Chine ou d’ailleurs, conduisant tantôt des camions de livraison, tantôt de grosses voitures luxueuses. Ainsi se mêlent des chinois naturalisés français, des étudiants de plus en plus nombreux, des personnes d’origine maghrébine et subsaharienne. Il s’y mêle toujours plus de « bobos parisiens (15) » venus chercher une vitalité cosmopolite et des espaces plus grands pour des loyers inférieurs à ceux d’autres quartiers de la ville.

Chacun, ancien habitant ou nouvel arrivant, s’approprie le quartier à sa façon, y crée ses habitudes, construit son réseau social, pratique le quartier, la ville – et le monde – selon des itinéraires qui parfois se croisent, mais demeurent toujours bien distincts. Généralement, les turcs vont à l’épicerie turque, les sikhs à l’épicerie indienne. Il est très rare de voir une chinoise se faire couper les cheveux par une antillaise. Il s’agit alors d’appréhender l’impact de la multiculturalité ambiante qui caractérise le quartier. Il semble que les groupes co-habitent en respectant des frontières organisationnelles et structurelles. Ces frontières sont elles explicites, intégrées ? Les codes de la rue sont-ils choisis, acceptés ? Ces frontières sont-elles nécessaires, à quoi servent-elles ? Que veulent-elles dire, que représentent-elles pour les différents acteurs du quartier ? Les questions se posent plus en terme d’intuition et d’usage que d’institution officielle. Sans doute est-ce le signe d’une réelle vitalité. 

 
 
• Ruptures et continuités du faubourg : liminalités et fonctions
 

Si la mixité est le caractère du quartier, elle est aussi le signe d’un retard/manque d’intégration

 

Le faubourg persiste à travers les siècles, et demeure une sorte de seuil privilégié pour une ville qu’il borde et observe sans véritablement la rejoindre. Depuis le champ agricole aux portes de la ville du temps de la royauté, l’entassement des garnis surpeuplés du XIXème siècle, jusqu’aux commerces multiples de nos jours, il est l’espace où la ville se développe, le lieu d’arrivée des hommes, lieu de production pour la ville, et lieu incontournable du divertissement. Il est aussi l’altérité de la ville où se génère peu à peu l’altérité qui sera progressivement intégrée. C’est l’espace d’ « un peuple qui a su se perpétuer malgré les changements » (16), pas tant dans son identité mais dans sa fonction et dans sa relative autosuffisance : « le faubourg se suffit à lui-même, il existe non point replié sur lui, mais indifférent à la ville, avec une pointe de feinte et de coquetterie dans cette indifférence.» (17)  

 

Cette autosuffisance ne signifie pas de rupture avec l’intérieur de la ville, bien au contraire, c’est une capacité de fonctionnement propre qui permet aux quartiers du faubourg Saint-Denis et du faubourg Saint-Martin d’établir des connexions avec le reste de la ville, voire le reste du monde, indépendamment de Paris. Comme on l’a vu, les vagues successives de migrants ont su mettre à profit les possibilités d’accueil, de production et de liminalité, du faubourg en l’adaptant aux nouveaux enjeux de l’espace économique. Le secteur de la confection semble s’être parfaitement adapté aux logiques du commerce de l’ère globale en se dotant de nouveaux marchés et en se projetant vers de nouveaux espaces.  Sur la rue du Faubourg Saint-Martin, les artisans du XIXème siècle cousaient essentiellement pour les parisiens –aujourd’hui, chaque semaine le passant peut être surpris de retrouver dans cette rue étroite un énorme camion de livraison portant l’un de ces grands conteneurs Maersk où l’on a déchargé des centaines de rouleaux de tissus provenant de Chine, et que l’on rechargera de vêtements d’enfants cousus dans les ateliers du quartiers par une main d’œuvre chinoise pour être vendus ailleurs, probablement loin, avec le label « Made in France ». 

 

La distance inscrite entre le quartier Saint-Martin et le noyau historique de la ville n’est pas seulement une différence d’organisation ou d’activité. Elle est aussi perceptible d’un point de vue urbanistique –le caractère du « faubourg » se maintient par une limite concrète, anachronique, mais inscrite dans l’espace. L’ancienne enceinte de Charles V exerce encore un pouvoir que le tracé des arrondissements entérine. Les « grands boulevards » sont une frontière urbaine que le passant perçoit spontanément lorsqu’il passe de la rue Saint-Martin à la rue du Faubourg du même nom. Le boulevard de Sébastopol n’a rien à voir avec son prolongement vers le nord, le boulevard de Strasbourg. 

Une activité qui sait s’adapter aux nouvelles contraintes.

Camion chargeant une cargaison – Rue du Faubourg Saint Martin

Par ces persistances, le quartier est « le fruit d’un lent enracinement des éléments de l’occupation et de l’utilisation de l’espace. (…) Cet enracinement s’intègre nécessairement dans une structure antérieurement constituée du parcellaire, des axes de déplacements, des pôles d’attraction. Comme tout espace, il est fondé sur la notion de continuité, c’est-à-dire qu’il ne connaît pas d’obstacle, de barrière interne. S’il y a limite, cloisonnement, il y a alors juxtaposition d’ensembles spatiaux au sein desquels se créent des caractères, une structure, une vie propres ». (18)

Dans toutes ces dynamiques – urbaines, sociales et économiques-, il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui constitue une continuité ou une rupture car tout est mutation et processus. L’adaptation à de nouvelles contraintes ou de nouvelles logiques doit-elle être perçue comme une rupture ou comme une continuité ? A partir de quel seuil de changement doit-on parler de rupture ? L’interrogation est présente dans toute réflexion sur le changement des sociétés, mais soulignons la difficulté propre qu’elle soulève ici.  Tout en perpétuant certaines dynamiques primordiales du quartier, les nouveaux arrivants le transforment irrémédiablement. Les chinois de plus en plus nombreux le transforment nécessairement. Les « bobos parisiens » participent à la vitalité du quartier tout en la condamnant à long terme si l’enchère des loyers provoque (et cela commence déjà) l’expulsion des populations modestes vers la banlieue, au profit de l’arrivée significative de nouvelles populations. Dans toute ville, certains habitants peuvent choisir librement leur quartier, d’autres n’ont pas ce choix. Demain, le 3e et le 10e arrondissement seront peut-être aussi nettement séparés qu’aujourd’hui, mais peut-être qu’au contraire la gentrification de ces quartiers aura jeté une trame de classe moyenne, plus homogène, dans tout Paris ?
• Les défis du faubourg sont les défis de la cité : diversité, intégration et vivre ensemble
 

Ce quartier affiche une forte identité car les acteurs qui y vivent et y travaillent affirment chacun leur appartenance à un groupe – ethnique, culturel ou social – ou à une toute autre entité de référence. 

 

Cette diversité peut représenter une richesse, une opportunité qui fait du quartier, un espace où les altérités se mélangent, et de Paris, une ville cosmopolite. Depuis un autre point de vue, certains penseront que cette diversité culturelle porte en germe le communautarisme et les conflits entre les groupes. Selon une autre vision encore, cette diversité est source d’incompréhension et de peur, peur d’une altérité perçue comme une menace identitaire pour la cité et pour la nation. 

 

Chaque citadin se représente la ville et la vit en fonction de son histoire et de son expérience, –milieu social, éducation.

Force est de constater que la ville est le résultat de la concentration de la population et qu’au plus fort de son activité, elle se peuple grâce à ses immigrants. Comme le disent les démographes, pour la France, comme pour les pays développés « l’immigration est le destin» (19). Ce sont les migrants qui permettront de pallier les effets du vieillissement de la population et assureront son renouvellement.

 

La notion d’intégration est fort complexe, tant dans sa définition, ses modalités que dans son évolutivité (20).  

Caractère d’un espace à la marge et intégration

 Entrée de cour – Rue Martel

Elle est essentiellement ce processus qui consiste à « passer de l’altérité la plus radicale à l’identité la plus totale » (21).  La logique du « Vivre ensemble » ne se crée pas sur décret. Elle ne relève certainement pas des dynamiques d’intimidation qui poussent les étrangers à se cacher aux marges de leur groupe. Le levier primordial de l’intégration est sans aucun doute le respect mutuel. Elle accepte la diversité et suppose le respect des altérités. Diversité et mixité sont justes et nécessaires.

Le quartier du faubourg garde à travers les âges son caractère de passage, de sas. A ce titre, il peut  servir de modèle d’intégration dans la ville.

 

Si l’on comprend que la gentrification est un danger (car au-delà de l’appauvrissement culturel et la muséification du quartier, elle signifie que les loyers augmentent, qu’un quartier populaire cesse de l’être et qu’une nouvelle population pourra remplacer les anciens migrants qui seront précipités dans les espaces de marginalité, banlieues le plus souvent), peut être faut-il repenser constamment la place qu’il convient de reconnaître aux espaces « à la marge » de la cité principale et reconnue, intégrer aussi ces espaces dont la fonction est essentielle pour le centre de la cité dont la légitimité de tout temps reconnue ne peut perdurer sans l’équilibre complémentaire des quartiers qui concourent à son activité.
 
(1) Eric Hazan, L’invention de Paris, Paris, Seuil, 2002, p.16-17
(2) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Paris Mosaïque, Paris, Carlmann-Lévy, p.11.
(3) Administrativement la mairie considère le faubourg Saint-Martin et le faubourg Saint-Denis comme deux quartiers contigus séparés par le boulevard de Strasbourg. Dans le cadre de cette étude je les considère indissociables tant par leur histoire que par leur activité actuelle.
(4) Faubourg : mot apparu au XIVème siècle, venant de « hors du bourg » : « partie d’une ville qui déborde ses enceintes, ses limites ». Le terme « faubourien/faubourienne » est apparu au 1801 pour désigner les habitants des faubourgs. (Définition : Le Petit Robert 2002).
(5) Alexis Martin, Paris : Histoire du X e arrondissement, Paris, Res Universis, 1990 (1e parution 1892), p.9.
(6) Pour une histoire du 10e arrondissement, voir Laure Beaumont-Maillet, Vie et histoire du Xe arrondissement, Paris, Hervas, 1991.
(7) Victor Hugo cité par Hazan, op. cit., p.17-18 [In Victor Hugo, Notre Dame de Paris, « Paris à vol d’oiseau », 1832.]
(8) Beaumont-Maillet, op. cit., p.26.
(9) Hazan, op. cit., p.147
(10) Le Grand Égout coulait le long du bras mort de la Seine et récoltait des eaux usées et les immondices de cette partie de la ville en les portant lentement vers la Seine. C’était un flux de putréfaction et de mauvaises odeurs. Son aménagement au XVIIIème siècle consista d’abord dans l’accentuation de sa pente et dans l’augmentation du drainage par les eaux de la butte de Belleville, puis ensuite dans sa canalisation souterraine.
(11) Beaumont-Maillet, op. cit., p.28.
(12) Les propos d’un auteur de guides parisiens de l’époque sont éclairants: « Paris est comme le centre de l’Univers : on quitte les villes, on déserte les campagnes pour se rendre dans cette capitale immense. C’est la rage de presque tous les peuples, c’est la folie des hommes ». Cité par Daniel Roche (dir), La ville promise : Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe – début XIXe), Paris, Fayard, 2000. [In Doppet, Les numéros parisiens, ouvrage utile et nécessaire aux voyageurs à Paris, A Paris, Imprimerie de la Vérité, 1788.]
(13) Roche, op. cit., p.217.
(14)  Le Passage Brady n’est en fait qu’une partie des communautés indiennes et pakistanaises situées principalement au nord du 10ème arrondissement et à l’est du 18e.
(15)  L’appellation « bobo » désigne communément les « bourgeois-bohème » venus s’installer dans les quartiers populaires des grandes villes, et contribuant ainsi au processus de gentrification de ces quartiers. Elle est parfois utilisée avec humour, rarement avec mépris, et j’entends l’employer ici sur un ton neutre, pour désigner une population jeune et dynamique, relativement aisée, « bourgeois-bohème » et qui bien souvent s’assume comme telle.
(16)  Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Payot-Rivages, 2004, p.424.
(17)  Idem, p.424.
(18)  Bernard Rouleau, Villages et faubourgs de l’ancien Paris: Histoire d’un espace urbain, Paris, Seuil, 1985, p.10.
(19)  François Héran, Le temps des immigrés : Essai sur le destin de la population française, Paris, Seuil, 2007.
(20)  L’intégration est comme l’identité ou l’altérité un des thèmes clé des sciences humaines et sociales qui soulève des questionnements multiples. Pour une approche sociologique de cette notion, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Dominique Schnapper, Qu’est ce que l’intégration, Paris, Folio-Gallimard, 2007.
(21)  In Abdelmalek Sayad, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p.307.