L’AUTORITÉ MORALE ET SYMBOLIQUE
L’autorité n’a pas bonne presse aujourd’hui, puisque l’individu est jaloux de sa liberté, dans une société qui n’a jamais été aussi individualiste. Mais on doit essayer de dépasser le refus spontané de toute autorité supérieure exercée par une personne sur d’autres ; il faut prendre au sérieux la question de l’autorité des idées.
Les textes canoniques sur l’autorité sont celui d’Annah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans le recueil La crise de la culture (Paris, gallimard, Folio Essais), et le texte d’Auguste Comte Le pouvoir spirituel (Paris, Hachette).
Malgré de très nombreuses déclarations, la notion d’autorité est au cœur de toute pensée politique. D’une façon très simple, le philosophe français Alain, qui fut un fondateur de la pensée du radicalisme et joua, par sa réflexion personnelle, un rôle structurant dans l’histoire de la troisième République, écrivait :
Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie[1].
On peut regretter qu’on n’entende (aux deux sens du mot) plus aujourd’hui le terme d’obéissance, qui définit bien l’accomplissement d’un service et la nécessité d’une hiérarchie. La thèse d’Alain est qu’il faut obéir aux lois, mais qu’il faut résister aux hommes qui prétendent accaparer le pouvoir. Être citoyen d’un État, c’est participer à son fonctionnement en obéissant à ses lois (par exemple payer l’impôt), et en contrôlant l’exercice du pouvoir. La résistance civique n’a donc rien à voir avec le fait de manifester dans les rues en cortège. Le refus de l’obéissance passive et la vertu de la résistance appartiennent à la tradition libérale[2]. Tout l’effort de Benjamin Constant pour concilier la liberté individuelle et la liberté civique implique ce droit de résistance[3]que refuse énergiquement Joseph de Maistre qui, emporté par sa flamme contre-révolutionnaire, n’y voit qu’un absurde « système de la résistance et de la révolte »[4].
Telle n’est pas là la pensée hégélienne du politique, profondément libérale et respectueuse du droit du particulier, et ôtant au Prince toute possibilité d’enfreindre les lois morales.
L’essence de l’autorité ne se concentre pas dans la nature du chef. La pensée hégélienne est très loin de la valorisation de l’individu providentiel, même si le rôle des grands hommes dans l’histoire est parfaitement reconnu. Mais pour Hegel, rien de grand ne se fait dans l’histoire sans passion, et les grandes passions sont le fait des grands hommes (comme le reconnaissait Descartes avec l’analyse très fine des « grandes âmes » que sont les « généreux »). Mais ceci ne saurait impliquer une supériorité des « chefs » sur les institutions. Chez Bergson, les grands hommes ont un statut ontologique spécifique, celui d’être les lieux où triomphe l’élan vital, freiné partout ailleurs par l’inertie de la médiocrité et la tendance de l’action à se diluer et à s’éteindre. C’est en ce sens qu’on a pu dire que Bergson inspirait la conception gaulliste du chef[5]. Pour Hegel le pouvoir n’est pas individuel, même si c’est un grand homme qui l’exerce ; et la rareté extrême de ces grands hommes est patente : Athènes n’a connu qu’un seul Périclès ; la Révolution française n’a produit qu’un seul Napoléon. La plupart des gouvernants sont des hommes ordinaires. Dès lors la question de l’autorité rebondit.
Auctoritas et Potestas ne sont en rien des notions obsolètes dans les Principes de la Philosophie du Droit. Hegel annonce le concept de Sittlichkeit par la référence à « l’autorité des lois morales » (§ 146). En principe l’auctoritas s’attache à la valeur de la personne ou du groupe qui la manifeste ; elle est l’objet du respect et du consentement intérieur de ceux qui l’approchent. La potestas est davantage de l’ordre des faits ; elle est la puissance qui contraint le sujet à obéir. Pour Hegel, l’autorité est dissociée du pouvoir, en ce qu’elle est ce que l’individu perçoit de la Sittlichkeit, et ne repose en rien sur une tradition, mais sur la raison immanente aux institutions. Le problème du pouvoir est second par rapport à l’autorité sans laquelle il ne saurait y avoir de réalisation effective de l’Esprit objectif ; en des analyses justement célèbres (et plus hégéliennes qu’on ne le croit en général), Hannah Arendt a dissocié l’autorité du pouvoir, en soulignant que le propre de l’autorité est de s’exercer à condition de ne pas utiliser les moyens de contrainte dont use le pouvoir[6]. Pour Hegel, en dehors du despotisme (système de pouvoir coercitif sans autorité) le problème du pouvoir est un strict problème d’organisation politique, de répartition entre trois instances différentes mais non séparées, chacune reflétant les deux autres en elles-mêmes (le pouvoir princier, le pouvoir gouvernemental et le pouvoir législatif). L’autorité, selon Hegel, est fondamentalement consensuelle[7], mais elle n’est en aucun cas contractuelle, dans la mesure où il ne peut y avoir de contrat juridique, au sens précis du terme, qu’entre des personnes à propos des choses. Ici comme ailleurs Hegel est plus proche de Platon que de Rousseau ; il souscrit à l’assertion de Platon que, pour qu’il y ait vraiment constitution politique (politeia), il faut « une autorité (archè) qui s’exerce de plein gré sur des gens qui l’acceptent de plein gré[8] ».
Il faut s’y arrêter un peu, bien que les commentateurs de Hegel aient négligé cette notion, qui ne figure pas dans l’index des ouvrages de Herbert Schnädelbach[9]ou d’Adrien Peperzak[10]. En effet, le sens de l’État hégélien est la conciliation de l’autorité suprême de la totalité étatique et de la liberté individuelle de chacun. Il n’y a point de liberté du particulier sans l’autorité du Tout, telle est la thèse hégélienne. Pour présenter la Sittlichkeit, dont l’État est la réalisation dans l’effectivité spirituelle, Hegel souligne l’autorité des lois morales pour l’individu[11]. Cette autorité est beaucoup plus forte que celle des lois de la nature. Hegel insiste :
La substance morale, ses lois et ses pouvoirs ont […] une autorité absolue et une force infiniment plus stable que l’être même de la nature (§ 146).
Par opposition à la conscience morale subjective, la « substance morale » est la moralité effectivement réalisée dans l’objectivité (en ses trois niveaux, famille, société civile et État) ; elle est une organisation de lois et de pouvoirs. Mais pour l’individu, l’essentiel est que cette substance est une force. Les « forces morales qui régissent la vie des individus » sont les réalisations effectives de la volonté libre. Hegel désigne par là les institutions dont l’individu est membre. Elles sont caractérisées par la stabilité — ce qui peut surprendre si l’on songe que l’histoire des hommes est foncièrement tragique et déraisonnable. Mais la stabilité en soi n’est qu’un aspect de cette haute autorité des forces morales. Comparée à l’autorité des objets de la nature, l’autorité des forces morales est d’un niveau infiniment supérieur pour l’individu, dans la mesure où il s’agit d’une autorité spirituelle. Il y a donc autorité là où quelque chose s’impose comme imparable. Dans l’ordre de l’Esprit, les forces morales sont, non pas une « seconde nature », mais une « nature supérieure » dotée d’une objectivité que l’individu doit reconnaître. C’est pourquoi Hegel peut parler d’autorité absolue. Ceci ne signifie nullement que l’individu est opprimé par cette autorité, mais inversement que c’est cette autorité qui lui permet d’être libre. L’autorité des forces morales vient de leur rationalité interne. L’individu reconnaît qu’il ne peut rien sans cette autorité. Le sens de la disposition subjective du citoyen envers l’État, en tant que fierté d’appartenir à cet État, est de garantir son indépendance individuelle dans le respect de l’autorité étatique. Privé du sentiment de l’autorité de l’État, l’individu n’est plus qu’un atome livré à toutes les compromissions et à toutes les manipulations de la simple relation interindividuelle qui caractérise la société civile. De même que la société civile a besoin de l’État pour que son libéralisme devienne politique, de même l’individu peut s’adosser sur l’autorité de l’État pour assurer sa liberté personnelle.
L’autorité est-elle de nature purement politique ou non ? En fait pour qu’un pouvoir politique puisse exister, avec son organisation propre, il faut un consensus sur l’autorité morale à laquelle le pouvoir doit se soumettre. Le politique n’a aucune autonomie par rapport à l’autorité véritable. On voit l’incohérence du pouvoir politique quand il n’obéit plus à des normes reconnues par la société en général. Le « pouvoir spirituel » est mal nommé comme tel, car il est l’autorité qui résulte des efforts continus des hommes pour organiser la société. Pour Auguste Comte, cette autorité est faite de la chaîne des grands hommes, vrais héros de l’humanité, dont la religion positiviste est le culte organisé[12]. La confusion du temporel et du spirituel est la source des plus grands malheurs ; l’anti-bonapartisme de Comte trouve ici sa source. Napoléon a confisqué à son profit tous les pouvoirs, y compris les séductions du rêve. Le terrifiant portrait de Napoléon par Ingres (aujourd’hui aux Invalides) le montre comme une icône byzantine, dotée de tous les attributs du pouvoir, mais faite pour être vénérée religieusement. Quand celui qui détient le pouvoir absolu s’attribue en plus l’autorité spirituelle, tous les symboles, tout l’imaginaire, alors les Auguste Comte n’ont plus la possibilité de rien dire ni de rien signifier dans la société. Comparons le portrait en pied de l’Empereur et le portrait de M. Bertin, premier magnat de la presse française, directeur du Journal des Débats. L’Empereur est une idole sanctifiée par le pouvoir ; elle a une aura spirituelle deant laquelle on ne peut que plier les genoux ; la Révolution française a produit un monarque supérieur à tous les rois d’Europe, auréolé par les idées révolutionnaires. Mais ce Napoléon n’a rien d’humain ; il est blafard, chamarré, en quelque sorte embaumé. Au contraire, avec Bertin, nous sommes dans la bourgeoisie concrète, et dans la volonté de puissance la plus empirique. Une volonté bestiale s’exprime par la mâchoire et par les mains du personnage.
L’autorité de l’Esprit vient de tout un ensemble de forces morales. Aujourd’hui, comme l’a bien senti John Rawls, c’est l’aspiration à la justice qui donne de l’élan aux hommes en exerçant l’autorité d’une pure idée. Mais les « Mages romantiques » (selon la belle dénomination de Paul Bénichou) avaient une autorité supplémentaire, celle de l’imaginaire poétique. C’est seulement quand l’autorité morale s’adjoint une autorité symbolique qu’elle peut contrebalancer les pouvoirs temporels en déficit de réelle autorité.
[1]. Propos sur les pouvoirs, éléments d’éthique politique, Propos choisis et classés par Francis Kaplan, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 162, propos du 7 septembre 1912.
[2]. Commentaire, n°87, automne 1999, « Droit, État et obligation selon Benjamin Constant », p.711-715.
[3]. Cf. Pierre Manent (éd.), Les libéraux, tome 2, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé en 1819 à l’Athénée royal de Paris, p.68-95.
[4]. Cf. Jean-Yves Pranchère, L’autorité contre les Lumières, la philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2004, p.157 et passim.
[5]. Cf Lucien Jaume : « Bergsonien et péguyste (bien plus qu’il n’est nietzschéen), le gaullisme de De Gaulle est une certaine idée de l’individu, entendons : de l’individualité apte à susciter la confiance, en ce que, par là, elle appelle et reconnaît la liberté chez autrui », dansCités, 2001, n° 6, p.92.
[6]. La crise de la culture, trad. française, Paris, Gallimard, 1972, p.123 en particulier.
[7]. Une très intéressante discussion de ce problème est donnée par Alain Renaut dans La fin de l’autorité (Paris, Flammarion, 2004), où il pointe la nature « énigmatique » de l’autorité, et le caractère problématique de la « démocratie » dans les domaines de la famille et de l’école.
[8]. Les Lois, VIII, 832 C, traduction Brisson et Pradeau, Pais, GF, 2006, p.83.
[9]. Hegels praktische Philosophie, Francfort, Suhrkamp, 2000.
[10]. Modern Freedom, op. cit., p.669-675.
[11]. Traduire sittliche Mächte par « puissances éthiques » ne peut pas rendre la spécificité de ce qu’en français nous appelons « forces morales ».
[12]. Voir le recueil de textes composé par Pierre Arnaud : Auguste Comte, Du pouvoir spirituel, Paris, Le Livre de Poche, 1978.