Le portrait, reflet d’une image ou image de marque

Chantal Humbert

Bulletin n°14 – Image

« Dieu créa l’homme à son image »

 … Et l’anima de son souffle, comme le rapporte le livre de la Genèse dans l’Ancien Testament (1,27 et 2,7).

L’homme, ainsi fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, brûle de contempler le modèle divin qu’il porte en lui comme le rapporte Grégoire de Nysse : « l’ardent amant de la Beauté, recevant ce qui lui apparaît continuellement comme une image de ce qu’il désire, aspire à se rassasier de la figure même de l’Archétype ».

Cette rencontre divine suscite dès l’Antiquité la naissance des portraits.

Portraits du Fayoum
Musée du Louvre © Éric Volant

Dans l’Egypte romaine, l’imago se répand dès le 1 er siècle après J.-C. Moulée sur le visage même du défunt, elle est peinte au naturel par un polinctor spécialisé, embellie de yeux incrustés et de faux cheveux. Les effigies dites du Fayoum, à l’ouest du Nil, peintes à la cire ou à la détrempe, en sont la plus belle expression. Ces images de vie, réalisées bien avant la mort de leur commanditaire, sont aussi un défi à l’éternité. 

Philippe III Le Hardi
Basiliqie Saint Denis

Le portrait a eu également dans l’art occidental pour dessein principal de reproduire le visage des défunts. Les magnifiques tombes royales à Saint-Denis comme celle de Philippe le Hardi sculptée au début du XIV ème siècle en sont des premiers exemples.

L’art religieux fait naître également en peinture la représentation d’une personne sous forme de donateur. Introduit ou reçu par un saint sur les volets de retables d’églises, il annonce l’indépendance complète du genre.

La Renaissance, pétrie d’humanité gréco-latine, s’associe à l’exploration de terres inconnues apportant d’autres visions de l’homme. Ce dernier prend conscience de sa place toute relative dans un univers plus étendu et son image va être progressivement traitée pour elle-même. Elle prend son envol au XV ème siècle en Flandres et en Italie, foyers des humanistes et des grandes découvertes. 

 
Jan Van Eick – Portrait d’homme avec turban
National Gallery – London
 Hans Memling – Maria Maddalena Portinari
Metropolitan Museum of Art -New York
Piero de La Francesca – Battista Sforza et Federico da Montefelto
Galerie des Offices – Florence

          Van Eyck, Memling, Piero della Francesca peignent des portraits d’une vérité rigoureuse et d’un naturalisme minutieux. 

 
Jean Fouquet – Charles VII
Musée du Louvre – Paris

De son côté, Fouquet transcrit l’effigie du roi Charles VII; saisissante par le réalisme ingrat du visage, cela ne l’empêche d’être le prototype du portrait royal français.

François Clouet – Françoise de Brézé, duchesse de Bouillon
Collection particulière

Dans la lignée, les Clouet réalisent au XVI ème siècle une importante galerie de portraits; représentant la cour des derniers Valois, elle témoigne d’un grand souci d’approche psychologique. 

 
Antoon Van dyck – Maria de Tassis
Vienne – Liechtenstein Museum

Au siècle suivant, Antoon van Dyck introduit le mouvement des corps dans le portrait et au moyen d’un jeu subtil de lumière il éclaire l’état d’âme des modèles à l’exemple du « Portrait de Maria de Tassis » ; ce faisant, il insère dans ses représentations une dimension nouvelle et hétérodoxe : le temps. 

Jouant sur le même registre, Rembrandt peint de nombreux autoportraits qui magnifient avant tout l’expression des sentiments.   

 
 Rembrandt Van Rijn- Autoportrait
Metropolitan Museum of Art – New York

 

« Dieu vous a donné un visage et vous vous en fabriquez un autre » (Shakespeare, Hamlet)

Telle est aux XVI ème, XVII ème et XVIIIème siècle la vocation du portrait d’apparat qui est ensuite largement diffusé par la gravure. Révélant la puissance gouvernementale, il sert admirablement la propagande religieuse et politique.

 
 Le Titien – Portrait équestre de Charles V à Mülberg
Musée du Prado – Madrid

Titien, peintre de Charles Quint, crée le portrait impérial en pied, assis dans un cadre architectural et figuré avec une échappée de paysage. Peint en 1533, il confère au modèle une allure élégante, un air résolu et courageux, toutes les qualités que l’histoire prête au souverain.

 
 Velasquez – Philippe IV d’Espagne
National Gallery – Londres

Diego Vélasquez, peintre du roi Philippe IV d’Espagne, concilie adroitement réalisme, ton courtisan et habileté à intégrer un personnage d’atelier dans un décor naturel.

 
 Philippe de Champaigne – Cardinal de Richelieu
National Gallery – Londres

Contemporain du peintre de la cour espagnole, Philippe de Champaigne représente Richelieu debout comme un monarque. Etirant les proportions de la silhouette de l’homme d’état, il le roule littéralement dans la pourpre; il use de la soie cardinalice pour exprimer la grandeur du personnage, inventant ainsi une rhétorique très convaincante du geste.

 
 Hyacinthe Rigaud – Louis XIV
Musée du Louvre – Paris

En 1701, Hyacinthe Rigaud fixe l’image majestueuse de Louis XIV en roi absolu; vêtu de l’habit de l’ordre du Saint-Esprit, il s’appuie sur son sceptre comme sur une canne et porte au côté Joyeuse, l’épée de Charlemagne. Le visage du monarque, peint d’après nature, a été ensuite fixé sur la grande toile.

 
Mignard – Autoportrait
Musée du Louvre – Paris

Idéalisés, les portraits se font aimables sous le pinceau de Pierre Mignard, de François de Troy. Empreints d’amabilité complaisante, ils diffusent une image flatteuse du modèle.

Nicolas de Largillière affectionne les mises en page brillantes et théâtrales, exécutées avec un savoir-faire savoureux.

Jean Marc Nattier – Duchesse de Chaunes en Hébé
Musée du Louvre – Paris

Certains artistes tel Jean-Marc Nattier se spécialisent dans des effigies charmantes, habillées de travestis mythologiques à l’exemple de la Duchesse de Chaulnes; en 1744, il la déguise en Hébé, une déesse personnifiant l’éternelle jeunesse.

 
 Frans Hals – Régents de l’hôpital Sainte-Elisabeth
Frans Hals Museum – Haarlem

Quant au portrait collectif s’épanouissant du XVI ème au XIX ème siècle, il dévoile la vie officielle de la cité. Combattant le pouvoir absolu et totalitaire, les « Vereine » ou confréries transcrivent la force sociale des villes et des ports marchands établis dans le Nord de l’Europe. Les « Conversationstücke » ou « Merry Companies » fêtent les gildes civiles ou corporations, les assemblées militaires ou milices. Elles honorent encore les associations charitables à l’instar des « Régents de l’hôpital Sainte – Elisabeth » que Frans Hals a portraiturés en 1641 à Haarlem. 

  

« Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendus » Voltaire (sottisier)

 Le XVIII ème siècle porte à son apogée la vie de société. La France exporte le portrait de cour mondain, représenté en pied et mis en page dans un cadre raffiné.

 
Alexandre Roslin – Zoie Ghika, princesse moldave
Musée national – Stockholm

 Il fait mener aux peintres comme Alexandre Roslin, Louis Tocqué, Elisabeth Vigée Le Brun de brillantes carrières internationales.

 
Elisabeth Vigée Le Brun – Hyacinthe Gabrielle Roland

A partir des auteurs de « l’Encyclopédie », ils font aussi pénétrer l’esprit français dans des Etats que gouvernent des despotes éclairés. D’autres effigies reprennent la théorie sensualiste de Locke et de Condillac et sont aussi peintes « au naturel » sous l’influence anglaise. 

 
 Portrait au physionotrace

Des techniques nouvelles apparaissent; on dépose des brevets pour les procédés de la silhouette, du physionotrace. 

 
 Maurice Quentin de La Tour – Maurice comte de Saxe
Musée des peintures – Dresde

Le pastel très employé saisit habilement l’expression fugitive d’un visage. Maurice Quentin de La Tour, illustre spécialiste du genre, est apprécié pour la ressemblance de ses œuvres et pour la finesse d’expression qu’il sait conférer à ses modèles, souvent souriants. 

 
 Louis David – Sacre de Napoléon

A la grâce pimpante du XVIII ème siècle succède le réalisme sévère du XIX ème siècle. Rompant avec l’art rococo, Louis David en portraitiste virtuose résout la difficulté de faire beau et nature. Représentant une réunion de notables sans précédent, « Le Sacre de Napoléon » brille de près de cent cinquante visages; ordonnés selon un rythme rigoureux, ils sont animés chacun d’une vie propre. 

Ingres – Monsieur Bertin
Musée du Louvre – Paris

 Sous la Restauration, la bourgeoisie aisée affirme son rang. A la fois actrice et bénéficiaire de la révolution industrielle, elle tient à laisser à la postérité l’image de sa réussite économique et sociale. Le portrait est alors particulièrement en vogue dans la peinture, au moment où la photographie n’est qu’une technique et un art naissants. Ingres représente en 1832 Monsieur Bertin, fondateur du « Journal des débats » et campe un « grand bourgeois » dans toute son autorité. L’attitude massive n’exclut pas, dans la science sans faille du dessin et la sobriété du coloris, un raffinement et une force évoquant la Renaissance italienne.

 
Léon Bonnat – Léon Gambetta
Musée d’histoire de France – Versailles
 
 Gustave Courbet – Jules Antoine Castagnary
Musée d’Orsay – Paris

Avec une même rigueur de chirurgien, Ernest Hébert, Gustave Courbet, Paul Baudry, Léon Bonnat, Emile Carolus-Duran… insistent sur une étude profondément fouillée du modèle. Exigeant l’authenticité et une grande pureté formes, ils composent un miroir inégalable de la société du Second Empire et des débuts de la III ème République.

 

 « C’est bien autre chose qu’une photographie » Van Gogh

Quel sort fait-on à la fin du XIX ème siècle au portrait supplanté dans son essence même par la photographie ?

Edouard Manet – Berthe Morisot

  Privilégiant les sujets modernes, Edouard Manet, Auguste Renoir et les impressionnistes le traitent comme un paysage et essaient de saisir les variations irisées de la lumière qui effleurent la peau. 

 
Eugène Carrière – Jeune femme appuyée à une table 
 
 Henri Fantin – Latour – Atelier des Batignolles
Musée d’Orsay – Paris

En réaction au scientisme et au machinisme, le symbolisme s’attache à des représentations plus intimistes. Eugène Carrière et Henri Fantin-Latour favorisent la quête psychologique et l’empreignent de tendresse, de mystère … 

 
 Edgar Degas – Elena Carafa
National Gallery – Londres

Continuant sa description de la vie parisienne, Edgar Degas illustre le naturalisme baudelairien dans des mises en pages dépouillées. 

 
Giovanni Boldini – Lina Cavalieri
 
Paul Helleu – Mademoiselle Vaugham
Collection particulière 

Des portraitistes de charme tels Giovanni Boldini, Paul Helleu, Jean-Gabriel Domergue se font chroniqueurs mondains et peignent de séduisants modèles dans tout l’apparat de leur rôle. 

 
 Jean Gabriel Domergue – Jeune femme
Collection particulière
 
Paul Cézanne – Le paysan
National Gallery of Art – Washington DC 

Les effigies de Paul Cézanne, peintes au couteau, affirment un style personnel qui débouche sur le cubisme et annoncent les audaces déformantes de Picasso.

 
 Pablo Picasso – Femme en pleurs

En écho aux siècles passés, le XX ème siècle revêt toutes les facettes de l’imago : sans fard, courtisane, aimable, grave, réaliste … Elle est surtout annexée aux diverses recherches des peintres aussi bien d’ordres technique, esthétique que psychologique. Le portrait importe désormais moins que le tableau qu’il faut faire, puisque la fonction de reproduction exacte est maintenant entièrement attribuée à la photographie. Il est désormais tellement identifié à la forme qu’il sert même de définition à un courant artistique : la peinture figurative; transcrivant la réalité extérieure, elle s’oppose à la peinture abstraite sans sujet défini. En point d’orgue, le néo-réalisme et l’hyperréalisme s’approprient la figure humaine à l’instar d’Andy Warhol et ses créations sérielles d’images – identités.

 
 

Reflet d’une image ou image de marque, le portrait est ainsi une composante du « grand œuvre » des artistes pour reprendre les mots de Rainer Maria Rilke.

 

Chantal Humbert