Mais encore faut-il en tirer toutes les conséquences quant à la question chromatique : si la lumière disparaît, en tant qu’elle est source de la couleur, en toute rigueur celle-ci devrait aussitôt disparaître à son tour ; or, force est de constater que la couleur non seulement ne disparaît pas mais tout au contraire explose dans les œuvres de Kandinsky. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : la couleur connaît une autonomisation inédite de son statut, en tant qu’elle se trouve irrémédiablement dissociée de sa source lumineuse, ce qui ne signifie pas que la couleur soit désormais entièrement autonome, mais ce qui signifie qu’à l’égard de la lumière, elle opère un affranchissement absolument inédit. Mais il faut aller plus loin pour bien comprendre ce qui est en jeu. Lorsque Hegel, par exemple, thématisait la lumière comme outil plastique permettant de modeler les objets et la nature, il proposait une vision extrêmement classique de la peinture, que finalement Kandinsky ratifierait des deux mains. Lorsque Hegel affirme que « les ombres et la lumière, ainsi que leurs jeux alternatifs ne sont qu’une abstraction : ils n’existent pas ainsi séparés dans la nature, et par conséquent ils ne peuvent pas être non plus employés de cette façon comme matériaux sensibles. »[11], il n’exprime pas là une conceptualisation de la lumière que rejetterait Kandinsky dans l’exacte mesure où, pour ce dernier, c’est précisément en raison de l’abstraction de la lumière, c’est-à-dire en raison du fait que sans l’objet elle n’est rien, que la disparition de l’objet entraîne nécessairement la suppression de la lumière.
En revanche, là où il y aurait divergence, ce serait sur l’idée très classique qu’exprime Hegel selon laquelle la couleur est une modulation teintée de la lumière. « Pour la couleur, expliquait Hegel, qui, vis-à-vis de la lumière, est déjà quelque chose de relativement obscur, il faut ce qui se distingue de la lumière, un obscurcissement avec lequel se combine le principe de la lumière. »[12] Pour le dire clairement, la couleur aux yeux de Hegel n’est autre que la combinaison de la lumière et de l’obscur. La couleur est donc une modulation et un noircissement de la lumière de sorte que représenter une couleur ne constitera en rien d’autre qu’à introduire une variation infinie de valeurs claires ou obscures. « Le premier point est celui qui concerne le clair et l’obscur dans les couleurs opposées les unes aux autres, en tant qu’elles agissent dans leur rapport alternatif, comme ombre et lumière, se rehaussent, se dépriment, se nuisent réciproquement. »[13] C’est là que Kandinsky ne saurait être d’accord avec toute une tradition dont Hegel est peut-être l’aboutissement : la couleur n’est pas une modulation de la lumière, la lumière n’est pas la source de la couleur, parce qu’il n’y a plus de lumière ; et s’il n’y a plus de lumière, c’est parce qu’il n’y a plus d’objet si bien que, transitivement, la couleur ne peut plus être couleur de l’objet.
Lorsque nous arrivons à un tel constat, il serait tentant de proposer la double hypothèse suivante : d’une part Kandinsky arrache la couleur à son origine plastique ; la couleur n’est plus le développement du travail de la lumière. Mais, d’autre part, la couleur n’est plus couleur de l’objet, puisqu’il n’y a plus d’objet. En d’autres termes, non seulement il met fin à la source plastique de la couleur mais de surcroît il en brise l’intentionnalité : toute couleur était couleur de quelque chose, en tant que couleur d’un objet. A présent, toute couleur ne semble plus que donner à voir son éclatante présence sans que nul jeu de renvoi ne soit impliqué. Tout se passe comme s’il y avait une évidence auto-suffisante de la couleur qui la dispensait à la fois d’une généalogie plastique et d’un renvoi objectal, dont Kandinsky aurait très vite pris conscience. A cet égard, Dora Vallier nous semble avoir perçu quelque chose de très vrai en évoquant une évidence première de la couleur ou, selon ses termes propres, un « pouvoir premier de la couleur »[14]
Pour autant, cette privation d’une généalogie plastique de la couleur, et ce refus d’un envoi objectal – c’est-à-dire d’un renvoi à l’objet – ne signifient en aucun cas que la couleur n’exprime rien et ne provient de rien. Ce que Kandinsky, c’est en fait un bouleversement extraordinaire de l’origine et du renvoi : la couleur provient de cela même à quoi elle renvoie. Dans une optique classique, la couleur provient de la lumière en tant qu’elle la module et l’obscurcit, et renvoie à une caractérisation d’objet ; chez Kandinsky, la couleur provient de l’esprit, et renvoie à l’esprit. Tel est le dernier point auquel nous aimerions consacrer quelques lignes.
La double nécessité intérieur
Le retrait de la lumière chez Kandinsky a pour conséquence immédiate la dissociation de la lumière et de la couleur ; de ce fait la couleur ne provient plus plastiquement de la lumière mais va exprimer le langage de l’âme ou de l’esprit, selon des tonalités particulières. Libérée également de l’objet et du renvoi à ce dernier, la couleur pourra en toute liberté indiquer la spiritualité la plus haute. « Dégagée de la gangue figurative, écrit Philippe Seers, la couleur devient en effet un modèle du voyage de l’âme, en même temps qu’une image de l’ordre du monde. »[15] Il a souvent été dit que la couleur se devait d’exprimer le mouvement même de l’esprit, mais il nous semble qu’il a trop rarement été remarqué que cela était la conséquence du retrait de la lumière : pour parvenir à un tel résultat, il fallait nécessairement que se trouvât délégitimée plastiquement l’origine lumineuse de tout effet chromatique.
L’idée générale de Kandinsky, quant à la couleur, est fort simple à comprendre : face à une couleur, le spectateur ressent d’abord une impression physique, liée à la nature matérielle de la palette, mais il peut, dans un second temps, s’élever à une impression spirituelle, qui lui révèlera l’état de son âme : tel est le leitmotiv de Du spirituel…, qui constitue une pensée désormais bien connue. « En règle générale, la couleur est donc un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme. La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses. »[16] Il va donc s’agir, en vertu de la couleur, de toucher l’âme, de renvoyer à l’âme, et donc de susciter une vibration spirituelle, en vertu de la tonalité que constitue chacune des couleurs et dont Du spirituel se propose d’établir l’entièreté de la gamme. « Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »[17] Et cette correspondance entre la tonalité chromatique et l’âme, Kandinsky va lui donner un nom désormais fort célèbre : la « nécessité intérieure »[18] qui, en toute rigueur, ne saurait se limiter à la seule couleur mais doit envisager la naissance même de la forme ; ainsi « l’essentiel, dans la question de la forme, est de savoir si elle est née d’une nécessité intérieure ou non. »[19]
Il convient ici de prendre la mesure de ce qui se passe ; bien sûr, si Kandinsky évoque la nécessité intérieure, c’est d’abord pour exprimer une idée essentielle, à savoir la dissolution de l’arbitraire dans la peinture : il allait de soi que le risque charrié par une telle théorisation de l’art était de sombrer dans une sorte de subjectivisme absolu, par lequel le peintre ne ferait qu’exprimer les tourments de son moi, sans égards pour l’objet. Kandinsky, en posant la modalité de la nécessité, contrevient, au moins conceptuellement, à la menace de contingence qui planait désormais sur la peinture, en réintroduisant quelque chose comme une évidence picturale : le peintre utilise telle ou telle couleur, puis telle ou telle ligne, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, parce que le mouvement de son âme dictait une telle opération. Il y a ainsi une objectivité des couleurs qui rend nécessaire l’utilisation de chacune d’entre elles pour exprimer tel ou tel mouvement de l’âme. Toute sa vie, Kandinsky cherchera d’ailleurs à fixer le sens objectif de la gamme chromatique dont nous trouvons, outre la classification effectuée dans Du spirituel…, une analyse sans cesse affinée dans les Cours du Bauhaus ; entre cent autres préceptes, se donne à lire celui-ci : « « Chaleur et froid » (jaune or et jaune contre deux bleus). L’opposition maximale du choc sensoriel, le rouge, par contre, exalte au maximum l’intensité des émotions, contrairement au vert. »[20] Il y a là, très nettement, la certitude d’une objectivité des couleurs exprimant de manière universelle le geste de l’âme et des émotions. « Kandinsky confirme Philip Ball, déjà croyait qu’existaient des associations de couleurs concrètes et objectives qui permettaient à une composition abstraite de provoquer, à travers un usage calculé de la couleur, une réponse émotionnelle particulière. »[21]
Mais peut-être y a-t-il aussi une autre nécessité, moins spirituelle, plus formelle, et donc plus secrète[22], qui résulte du retrait de l’objet et de la lumière. S’il renonce à la généalogie plastique ou formelle de la couleur et à son renvoi objectal, cela ne signifie pas qu’il fasse de la couleur une causa sui, une substance qui ne proviendrait de rien et qui n’exprimerait rien : Kandinsky, en dépit de sa modernité, conserve paradoxalement un aspect essentiel de la pensée classique, à savoir que la couleur par elle-même n’est rien. La couleur n’est jamais que l’ornement de l’objet dans une optique classique, et l’ornement de l’âme dans l’optique de Kandinsky ; mais dans les deux cas, il faut un support à la couleur qui, jamais, n’accède finalement à la pleine autosuffisance en dépit de son caractère de « pouvoir premier » dont nous avions parlé plus haut. De ce fait, il apparaît précisément nécessaire que la couleur conserve un support, qui n’est autre que celui de l’intériorité, de l’âme. Ce que nous voulons dire, c’est donc que la « nécessité intérieure » qu’invoque Kandinsky nous paraît également désigner la nécessité pour la couleur de conserver une substance à laquelle se rapporter ; et puisqu’elle est désormais privée de la substance objectale, il ne lui reste plus que la substance spirituelle comme support de son expression auquel elle peut se raccrocher. Mais cela, nous le redisons, est la stricte conséquence de la suppression de la lumière qui, elle-même, était déduite de la suppression de l’objet : ne pouvant trouver son support dans une forme, elle va comme s’extraire du tableau et se loger en l’âme pour mieux en être le reflet sur la toile.
De l’intentionnalité de la couleur à son expressivité
Nous avons essayé de montrer que Kandinsky avait introduit une révolution quant aux rapports de la lumière et de la couleur ; le retrait de la lumière consécutif au retrait de l’objet aurait dû entraîner le retrait de la couleur. Or, loin d’arriver à un tel résultat, Kandinsky est peut-être le peintre qui sut le mieux exploiter la potentialité infinie de la gamme chromatique. Cette persistance de la couleur en dépit du retrait de la lumière nous a paru indiquer le véritable lieu de la révolution picturale de Kandinsky, à savoir la dissociation de la couleur et de la lumière, menant à une véritable reconsidération de la notion même de couleur. Pour autant, comme bien des novateurs, Kandinsky conserve un certain nombre de réflexes traditionnels ce dont, d’ailleurs, il ne se cache guère, notamment lors de la Conférence de Cologne où il explique on ne peut plus clairement son attachement au passé : « Je ne veux ni changer, ni combattre, ni renverser un seul point dans l’harmonie des chefs-d’œuvre qui nous viennent du passé. Je ne veux pas montrer la voie à l’avenir. »[23] Parmi ce qu’il conserve du passé se trouve, selon nous, l’idée selon laquelle la couleur continue à avoir besoin d’un support ; elle n’est certes plus couleur de quelque chose, auquel cas nous pourrions métaphoriquement parler de la fin de l’intentionnalité de la couleur, mais elle persiste à se rapporter à quelque chose afin d’en exprimer la profondeur. La couleur est expression de l’âme, et sans ce support spirituel, elle ne se justifierait plus. De ce fait, du point de vue de l’essence même de la peinture, Kandinsky ne fait pas subir à cette dernière une inflexion radicale, il semble même que la description hégélienne de ce qu’est la peinture soit applicable au programme artistique de Kandinsky : « la peinture, professait le Maître de Berlin, n’a pas seulement pour but d’offrir aux regards une apparence visible, elle veut que celle-ci concentre en elle-même ses moyens de visibilité, afin qu’elle n’en paraisse que mieux l’image et l’œuvre de l’esprit. »[24]
[14] Dora Vallier, « Son fil d’Ariane, la couleur. », in XXème siècle, Wassily Kandinsky, Hazan, 1984, p. 86
[15] Philippe Seers, « Kandinsky philosophe », in Kandinsky, du spiritual…, op. cit., p. 29
[16] Kandinsky, Du spirituel…, op. cit., p. 112
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Kandinsky, Regards sur le passé, op. cit., p. 149
[20] Wassily Kandinsky, Cours du Bauhaus, Traduction Suzanne et Jean Leppien, Denoël, 1975, p. 29
[21] Philip Ball, Histoire vivante des couleurs. 5000 ans de peinture racontée par les pigments, Traduction Jacques Bonnet, Hazan, 2005, p. 27
[22] Cette motivation plastique de la nécessité intérieure ne peut être explicite car le mot d’ordre de Kandinsky, rappelé dans la seconde préface de L’almanach du Blaue Reiter était sans ambiguïtés : « Dans la pratique le Blaue Reiter a eu raison : l’événement purement formel est mort. », in Kandinsky et Marc, L’almanach du Blaue Reiter, Traduction E. Dickenherr, Ch. Payen, A. Pernet, P. Sers, C. Heim, N. Kociak, P. Volboudt, Klincksieck, 1981, p. 69
[23] Wassily Kandinsky, « Conférence de Cologne », in Regards sur le passé, op. cit., p. 209
[24] Hegel, op. cit., p. 21