Le retrait de la lumière, libération de l’âme

À. PROPOS DE LA PEINTURE DE KANDINSKY

La couleur traditionnelle comme modulation de la lumière

 
Lorsque Kandinsky fait paraître en 1913 ses célèbres Regards sur le passé (Rückblicke) dans lesquels il décrit son enfance et la genèse de son amour pour la peinture, la première chose qui frappe est assurément sa dilection presque instinctive pour la couleur ; dès la première page des Regards, c’est un festival polychrome qui explose au devant du lecteur et qui donne le ton de la démarche de Kandinsky : « Les premières couleurs, écrit Kandinsky, qui aient fait sur moi une grande impression étaient du vert clair et plein de sève, du blanc, du rouge carmin, du noir et de l’ocre jaune. Ces souvenirs remontent à ma troisième année. J’ai vu ces couleurs sur différents objets que je ne me représente pas aujourd’hui aussi clairement que les couleurs elles-mêmes. »[1] Ainsi, dès sa troisième année, les couleurs seraient apparues pour Kandinsky comme cela même qu’il convenait de retenir du visible, faisant de l’objet un simple alibi non substantiel de la polychromie du monde.
 
Toutefois, cette primauté des couleurs dont Kandinsky a l’intuition fort jeune, va s’avérer extrêmement problématique. Il ne s’agit pas de réactiver l’éternel débat entre les dessinateurs et les coloristes, il ne s’agit pas de savoir qui, du dessin ou de la couleur, prime, mais ce que Kandinsky va indiquer, c’est une possibilité encore inédite qui nous semble être celle d’une couleur non déduite de la lumière. Pour bien comprendre cette révolution, car c’est peut-être là l’acte le plus subversif de la peinture de Kandinsky, il nous faut rappeler rapidement quelques éléments essentiels inhérents à la conception classique de la couleur.
 
Lorsque Newton livre le résultat de ses recherches sur la lumière en 1704 dans l’Opticks, il établit à la fois que la couleur est le résultat de la dispersion du spectre lumineux en sept couleurs fondamentales, et assure également la possibilité inverse d’une recomposition du spectre par la composition des sept couleurs. Ainsi, le XVIIIème siècle s’ouvre-t-il sur l’idée d’une relation absolument symétrique entre la lumière et la couleur. En dépit des critiques qui lui seront adressées, la théorie newtonienne conservera jusqu’à aujourd’hui un crédit certain, à tel point que la physique contemporaine confirmera l’idée d’une inaliénable liaison entre lumière et couleur, et ce aussi bien dans la production chromatique que dans la variation tonale. Pour le dire plus simplement, nous savons que les couleurs fondamentales peuvent être impressionnées par la lumière, que la production d’une lumière intense génère une tonalité claire, tandis qu’une diminution de la source lumineuse accroît l’obscurité. L’illustration la plus frappante du lien entre lumière et couleur peut être exprimée par ce célèbre adage populaire : « la nuit, tous les chats sont gris », merveilleuse façon d’exprimer l’idée selon laquelle la variation lumineuse produit à la fois les couleurs et leur tonalité : une lumière très faible génère une tonalité obscure ainsi qu’une couleur uniforme, grise en l’occurrence.
 
Cette liaison essentielle entre la couleur et la lumière est admirablement rappelée par Gombrich par ces quelques mots : « Les gradations des ombres à leur surface nous renseignent sur leur forme, les reflets indiquent la matière, les réactions aux différentes longueurs d’onde du spectre déterminent la couleur. »[2] Toutefois, si l’on regarde bien ce qu’écrit Gombrich, on prend aussitôt conscience d’une condition absolue pour que la lumière ait un sens, à savoir la présence de l’objet : en effet, une ombre, un reflet ou une couleur n’ont de sens que si elles sont précisément ombre, reflet et couleur de quelque chose. Pour le dire concrètement, les effets chromatiques et lumineux ont pour fonction essentielle d’exprimer la visibilité même de l’objet, fût-ce par suggestion négative, comme dans le cas de l’ombre, ou par réflexion, dans le cas du reflet. Pour le dire très simplement, la présence lumineuse dans un tableau a pour fonction première de rendre visible un objet ; c’est ce que Hegel, dans ses Leçons d’esthétique,a parfaitement établi, lorsqu’il faisait de la lumière une condition de visibilité de l’objet peint. « Si nous demandons maintenant, affirme Hegel, quel est l’élément physique dont se sert la peinture, c’est la lumière, qui rend visibles les objets du monde extérieur en général. »[3] On ne saurait mieux dire que l’objet n’est visible dans la peinture qu’en vertu du traitement lumineux qui lui est accordé, et que le rôle même de la lumière n’est autre que de rendre visible l’objet.
 
Ce que nous venons de dire débouche sur une conséquence immédiate : si nous supposons l’existence d’une peinture dont le principe fondamental serait celui d’un renoncement à l’objet, alors la lumière deviendrait aussitôt superflue ; et, en toute rigueur, dans la mesure où la couleur n’est jamais qu’une modulation de la lumière, la couleur devrait devenir, du même geste, superflue. Or, lorsque nous regardons un tableau de Kandinsky postérieur à 1912, force est de constater que si l’objet et la lumière ont bel et bien disparu, la couleur, elle, est plus présente que jamais. Cela nous amène donc au constat suivant : la véritable révolution de Kandinsky est peut-être moins l’introduction de l’abstraction ou la suppression de l’objet que la libération de la couleur à l’égard d’une servitude qu’elle entretenait avec la lumière. Pour le dire clairement, tout se passe chez Kandinsky comme si le retrait de la lumière libérait paradoxalement la couleur et laissait enfin à cette dernière la possibilité d’exprimer une richesse jusque-là insoupçonnée.
 
Nous posons donc une hypothèse de travail : parce qu’il renonce à l’objet, Kandinsky renonce à la lumière, mais en dépit de toute une tradition picturale, le renoncement à la lumière ne signifie pas un refus des couleurs, si bien que la couleur se trouve enfin affranchie de son origine luministe. Pour démontrer cette hypothèse, il nous faut prouver chacun des points évoqués, c’est-à-dire montrer qu’il renonce à l’objet, montrer ensuite que cela implique un renoncement à la lumière et montrer en conséquence que la persistance de la couleur signifie une dissociation inédite entre lumière et couleur.

Renoncement au souci de l’objet

 
Que Kandinsky renonce progressivement à l’objet, voilà qui constitue peut-être la démarche la plus célèbre de son œuvre. Dès sa plus tendre enfance, nous l’avons dit, les objets du monde ambiant lui importent moins que les couleurs qu’il y rencontre. Fort significativement, s’il se souvient des couleurs marquantes de son enfance, les supports objectaux de ces couleurs n’ont pas retenu son attention et ont déserté sa mémoire. Cette disposition initiale de la sensibilité de Kandinsky se trouvera confirmée par la suite lors de deux chocs que nous relatent Regards sur le passé, et qui constituent presque des moments désormais légendaires de la formation du jeune peintre : une représentation de Lohengrin de Wagner et surtout un tableau de Monet, La meule de foin, au sujet duquel il écrira ces mots célèbres :« Je sentais confusément que l’objet faisait défaut au tableau. Et je remarquai avec étonnement et trouble que le tableau non seulement vous empoignait, mais encore imprimait à la conscience une marque indélébile, et qu’aux moments toujours les plus inattendus, on le voyait, avec ses moindres détails, flotter devant ses yeux. Tout ceci était confus pour moi, et je fus incapable de tirer les conclusions élémentaires de cette expérience. Mais ce qui m’était parfaitement clair, c’était la puissance insoupçonnée de la palette qui m’avait jusque-là était cachée et qui allait au-delà de tous mes rêves. La peinture en reçut une force et un éclat fabuleux. Mais inconsciemment aussi, l’objet en tant qu’élément indispensable du tableau en fut discrédité. »[4] Nous sommes ici au cœur de l’intuition centrale de toute l’œuvre de Kandinsky, à savoir le caractère superfétatoire de l’objet.
 
Pour autant, précisément parce qu’il s’agissait d’une intuition, encore diffuse, la conceptualisation du problème mit du temps à se produire, et, surtout, à apporter une solution satisfaisante ; si Kandinsky a très tôt compris que l’objet était en trop, il ne thématisa pas tout de suite ce qui pouvait se substituer à l’objet. La difficulté de compenser la perte de l’objet se trouve clairement avouée dans Regards sur le passé et cette difficulté à accéder à la solution est intéressante en ceci qu’elle signale que le sentiment de facticité de l’objet ne procède pas d’un dessein préétabli. « Il a fallu beaucoup de temps, se rappelle Kandinsky, avant que cette question : « qu’est-ce qui doit remplacer l’objet ? » trouve en moi une véritable réponse. Souvent je me retourne vers mon passé et je suis désespéré de voir combien il m’a fallu de temps pour arriver à cette solution. »[5] En d’autres termes, rien ne serait plus faux que de faire de Kandinsky un doctrinaire dogmatique, ayant un programme fixé d’avance, nécessitant la suppression de l’objet comme moment transitoire d’un accomplissement supérieur. Au contraire, il apparaît clairement que Kandinsky tâtonne, interroge, doute, questionne l’œuvre elle-même, avec toutefois chevillée au corps cette certitude selon laquelle il est possible de substituer à l’objet quelque chose.
 

Composition VI
Kandinsky  1913

Il est intéressant à cet égard d’observer la toile Composition VI de 1913 (Musée de l’Hermitage, St Petersburg), véritable composition exclusivement chromatique, où seul le jeu des lumières – et des lignes – importe vraiment. Au coin supérieur gauche, sombre et triste, répondent de nombreuses taches bleues, qui émaillent la toile de part en part. En dépit de sa froideur naturelle, le bleu semble ici irradier une chaleur diffuse, qui vient admirablement contrebalancer la désespérance du brun et du jaune. Mais le plus intéressant est encore le commentaire que Kandinsky en propose : « Chaque fois c’était avant tout les couleurs qui me bouleversaient, puis ce qui concernait la composition et la forme du dessin lui-même, en dehors de tout objet. »[6] Il est clair, lorsque l’on regarde Composition VI, que le souci de l’objet s’est totalement envolé ; seule importe désormais la résonnance qu’éveillera la toile dans l’esprit du spectateur, grâce à ses vertus chromatiques.
 
Cette progressive élimination du souci de l’objet – ce qui ne signifie pas tout à fait la disparition de l’objet dans l’exacte mesure où cela reviendrait à se priver a priori de possibilités – va se trouver théorisée dans le premier ouvrage théorique de Kandinsky, Du spirituel dans l’artet dans la peinture en particulier, lorsque ce dernier souhaitera poser les fondements de l’abstraction : « Les premiers pas dans le domaine de l’abstrait ont été la distance prise par rapport à l’objet et, dans le domaine de la peinture et du dessin, l’exclusion de la troisième dimension, c’est-à-dire la tentative de maintenir « l’image », en tant que peinture, sur une surface. Le modelé a ainsi été supprimé. Par là l’objet réel a été rapproché du plus abstrait,  ce qui était un certain progrès. Ce progrès eut cependant comme suite immédiate de clouer les possibilités à la surface réelle de la toile, ce par quoi la peinture gagna une sonorité accessoire tout à fait matérielle. »[7] Il appert ainsi que deux conditions président à l’abstraction ; d’une part renoncer au souci de l’objet, ce qui nous paraît manifeste par exemple dans Composition VI, mais aussi renoncer au souci de la profondeur : la peinture abstraite est un art de surface, ou n’est pas. La liaison que Kandinsky opère entre objet et profondeur signale d’ailleurs que c’est l’objet lui-même qui creuse la profondeur de la toile si bien que la suppression de celui-là entraîne l’inutilité de celle-ci.
 

Il nous paraît désormais établi que Kandinsky renonce sinon à l’objet, à tout le moins au souci de l’objet : il nous faut redire que l’art de Kandinsky ne procède pas par interdictions ou destructions, mais modifie bien plutôt l’ordre des priorités esthétiques ; l’objet n’est plus une question prioritaire pour la peinture abstraite, ce qui ne signifie pas qu’il doive être définitivement éradiqué, mais il est supplanté par une préoccupation bien plus décisive, aux yeux de Kandinsky, à savoir celle de la couleur. Désormais, le tableau n’est plus ce dessin courant dans la profondeur, mais est cette surface plane où explosent ces gerbes chromatiques éveillant en l’âme du spectateur quelque élévation spirituelle. Ainsi, au tournant des années 1910, « l’objet avait disparu dans la vacance d’un espace envahi par la couleur. Rien n’était plus reconnaissable. Le réel avait sombré dans cet abîme plat qui est l’ailleurs et le nulle part. »[8]

 

Le retrait de la lumière comme paradoxale condition de possibilité de l’expression de la couleur
 

Si le souci de l’objet s’estompe, que peut donc devenir la lumière ? Hegel avait expliqué en des termes définitifs le rôle essentiel de la lumière dans la peinture ; la lumière a, selon le philosophe de Berlin, « la propriété de rendre visibles les objets. »[9] Par conséquent, si disparaît l’objet, car c’est là la conséquence de la disparition du souci porté à son égard, la lumière perd aussitôt toute raison d’être, tout comme disparaît l’envers de la lumière, à savoir l’obscurité. Christian Derouet, commissaire de l’exposition Kandinsky à Beaubourg, a parfaitement noté ce phénomène de disparition ou de retrait de la lumière, consécutivement au retrait de l’objet : sans objet, il n’y a plus de lieux définis, et donc plus de source précise qui justifierait une quelconque origine lumineuse. « L’espace du tableau chez Kandinsky, rappelle donc Christian Derouet, est plan ; il s’est dispensé de la perspective très rapidement. Il a éliminé les ombres et avec elles toute source lumineuse qui viendrait de tel ou tel endroit. »[10]


[1] Wassily Kandinsky : Regards sur le passé et autres textes, Traduction Jean Saussay, Hermann, 1974, p. 87
[2] E. H. Gombrich, Ombres portées, Traduction Jeanne Bouniort, Gallimard, 1996, p. 15
[3] Hegel, Esthétique, TomeII, Traduction Bénard, revue par Timmermans et Zacaria, LGF, 1997, p. 225
[4] Kandinsky, Regards sur le passé, op. cit., p. 97
[5] Ibid. p. 110
[6] Ibid. p. 135
[7] Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Traduction Nicole Debrand et Bernadette du Crest,, folio-essais 1996, p. 171
[8] Pierre Volboudt, Kandinsky, Hazan, Paris, 1984, p. 46
[9] Hegel, op. cit., p. 225
[10] Entretien avec Christian Derouet, in Dossier de l’art, n° 162, 2009, p. 9
[11] Hegel, op. cit., p. 227
[12] Ibid.
[13] Ibid. p. 264

 

 

Mais encore faut-il en tirer toutes les conséquences quant à la question chromatique : si la lumière disparaît, en tant qu’elle est source de la couleur, en toute rigueur celle-ci devrait aussitôt disparaître à son tour ; or, force est de constater que la couleur non seulement ne disparaît pas mais tout au contraire explose dans les œuvres de Kandinsky. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : la couleur connaît une autonomisation inédite de son statut, en tant qu’elle se trouve irrémédiablement dissociée de sa source lumineuse, ce qui ne signifie pas que la couleur soit désormais entièrement autonome, mais ce qui signifie qu’à l’égard de la lumière, elle opère un affranchissement absolument inédit. Mais il faut aller plus loin pour bien comprendre ce qui est en jeu. Lorsque Hegel, par exemple, thématisait la lumière comme outil plastique permettant de modeler les objets et la nature, il proposait une vision extrêmement classique de la peinture, que finalement Kandinsky ratifierait des deux mains. Lorsque Hegel affirme que « les ombres et la lumière, ainsi que leurs jeux alternatifs ne sont qu’une abstraction : ils n’existent pas ainsi séparés dans la nature, et par conséquent ils ne peuvent pas être non plus employés de cette façon comme matériaux sensibles. »[11], il n’exprime pas là une conceptualisation de la lumière que rejetterait Kandinsky dans l’exacte mesure où, pour ce dernier, c’est précisément en raison de l’abstraction de la lumière, c’est-à-dire en raison du fait que sans l’objet elle n’est rien, que la disparition de l’objet entraîne nécessairement la suppression de la lumière.
 
En revanche, là où il y aurait divergence, ce serait sur l’idée très classique qu’exprime Hegel selon laquelle la couleur est une modulation teintée de la lumière. « Pour la couleur, expliquait Hegel, qui, vis-à-vis de la lumière, est déjà quelque chose de relativement obscur, il faut ce qui se distingue de la lumière, un obscurcissement avec lequel se combine le principe de la lumière. »[12] Pour le dire clairement, la couleur aux yeux de Hegel n’est autre que la combinaison de la lumière et de l’obscur. La couleur est donc une modulation et un noircissement de la lumière de sorte que représenter une couleur ne constitera en rien d’autre qu’à introduire une variation infinie de valeurs claires ou obscures. « Le premier point est celui qui concerne le clair et l’obscur dans les couleurs opposées les unes aux autres, en tant qu’elles agissent dans leur rapport alternatif, comme ombre et lumière, se rehaussent, se dépriment, se nuisent réciproquement. »[13] C’est là que Kandinsky ne saurait être d’accord avec toute une tradition dont Hegel est peut-être l’aboutissement : la couleur n’est pas une modulation de la lumière, la lumière n’est pas la source de la couleur, parce qu’il n’y a plus de lumière ; et s’il n’y a plus de lumière, c’est parce qu’il n’y a plus d’objet si bien que, transitivement, la couleur ne peut plus être couleur de l’objet.
 
Lorsque nous arrivons à un tel constat, il serait tentant de proposer la double hypothèse suivante : d’une part Kandinsky arrache la couleur à son origine plastique ; la couleur n’est plus le développement du travail de la lumière. Mais, d’autre part, la couleur n’est plus couleur de l’objet, puisqu’il n’y a plus d’objet. En d’autres termes, non seulement il met fin à la source plastique de la couleur mais de surcroît il en brise l’intentionnalité : toute couleur était couleur de quelque chose, en tant que couleur d’un objet. A présent, toute couleur ne semble plus que donner à voir son éclatante présence sans que nul jeu de renvoi ne soit impliqué. Tout se passe comme s’il y avait une évidence auto-suffisante de la couleur qui la dispensait à la fois d’une généalogie plastique et d’un renvoi objectal, dont Kandinsky aurait très vite pris conscience. A cet égard, Dora Vallier nous semble avoir perçu quelque chose de très vrai en évoquant une évidence première de la couleur ou, selon ses termes propres, un « pouvoir premier de la couleur »[14]
 
 Composition VIII
Kandindsky 1923
Composition VIII illustre à merveille ce processus d’une couleur affranchie de la lumière. Le cercle de taille importante situé en haut à gauche, dont irradie quelque chose comme une couleur éclatante, ne diffuse néanmoins aucune lumière réelle. Il est plutôt un point chromatique gigantesque concentrant une énergie formidable, dont rien ne sort réellement, ni n’irrigue le tableau. Le violet central, dont Kandinsky aime à dire qu’il est un rouge refroidi, se déploie dans le halo rougeoyant et concentrique, générant une impression de luminosité intense, née de la continuation par le rouge du violet comme enfermé en un cercle refroidissant : mais cette impression naît de la couleur elle-même qui, en vertu de ses qualités objectives, assure le déploiement du violet au rouge, sans que nulle part n’intervienne réellement la lumière. La force qui se dégage de cette forme, et qui suggère une impression luministe ne doit sa puissance qu’à la simple présence de la couleur dont Kandinsky tire avec génie les potentialités infinies. Nous avons là un exemple parfait de couleur trouvant dans sa propre immanence l’origine d’une puissance décuplée, car désormais libérée de l’asservissement à la lumière et à des critères plastiques : la couleur exprime par elle-même et en elle-même une puissance objective, sans généalogie et sans renvoi.
 

Pour autant, cette privation d’une généalogie plastique de la couleur, et ce refus d’un envoi objectal – c’est-à-dire d’un renvoi à l’objet – ne signifient en aucun cas que la couleur n’exprime rien et ne provient de rien. Ce que Kandinsky, c’est en fait un bouleversement extraordinaire de l’origine et du renvoi : la couleur provient de cela même à quoi elle renvoie. Dans une optique classique, la couleur provient de la lumière en tant qu’elle la module et l’obscurcit, et renvoie à une caractérisation d’objet ; chez Kandinsky, la couleur provient de l’esprit, et renvoie à l’esprit. Tel est le dernier point auquel nous aimerions consacrer quelques lignes.

 

La double nécessité intérieur
 
Le retrait de la lumière chez Kandinsky a pour conséquence immédiate la dissociation de la lumière et de la couleur ; de ce fait la couleur ne provient plus plastiquement de la lumière mais va exprimer le langage de l’âme ou de l’esprit, selon des tonalités particulières. Libérée également de l’objet et du renvoi à ce dernier, la couleur pourra en toute liberté indiquer la spiritualité la plus haute. « Dégagée de la gangue figurative, écrit Philippe Seers, la couleur devient en effet un modèle du voyage de l’âme, en même temps qu’une image de l’ordre du monde. »[15] Il a souvent été dit que la couleur se devait d’exprimer le mouvement même de l’esprit, mais il nous semble qu’il a trop rarement été remarqué que cela était la conséquence du retrait de la lumière : pour parvenir à un tel résultat, il fallait nécessairement que se trouvât délégitimée plastiquement l’origine lumineuse de tout effet chromatique.
 
L’idée générale de Kandinsky, quant à la couleur, est fort simple à comprendre : face à une couleur, le spectateur ressent d’abord une impression physique, liée à la nature matérielle de la palette, mais il peut, dans un second temps, s’élever à une impression spirituelle, qui lui révèlera l’état de son âme : tel est le leitmotiv de Du spirituel…, qui constitue une pensée désormais bien connue. « En règle générale, la couleur est donc un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme. La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses. »[16] Il va donc s’agir, en vertu de la couleur, de toucher l’âme, de renvoyer à l’âme, et donc de susciter une vibration spirituelle, en vertu de la tonalité que constitue chacune des couleurs et dont Du spirituel se propose d’établir l’entièreté de la gamme. « Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. »[17] Et cette correspondance entre la tonalité chromatique et l’âme, Kandinsky va lui donner un nom désormais fort célèbre : la « nécessité intérieure »[18] qui, en toute rigueur, ne saurait se limiter à la seule couleur mais doit envisager la naissance même de la forme ; ainsi « l’essentiel, dans la question de la forme, est de savoir si elle est née d’une nécessité intérieure ou non. »[19]
 
Il convient ici de prendre la mesure de ce qui se passe ; bien sûr, si Kandinsky évoque la nécessité intérieure, c’est d’abord pour exprimer une idée essentielle, à savoir la dissolution de l’arbitraire dans la peinture : il allait de soi que le risque charrié par une telle théorisation de l’art était de sombrer dans une sorte de subjectivisme absolu, par lequel le peintre ne ferait qu’exprimer les tourments de son moi, sans égards pour l’objet. Kandinsky, en posant la modalité de la nécessité, contrevient, au moins conceptuellement, à la menace de contingence qui planait désormais sur la peinture, en réintroduisant quelque chose comme une évidence picturale : le peintre utilise telle ou telle couleur, puis telle ou telle ligne, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, parce que le mouvement de son âme dictait une telle opération. Il y a ainsi une objectivité des couleurs qui rend nécessaire l’utilisation de chacune d’entre elles pour exprimer tel ou tel mouvement de l’âme. Toute sa vie, Kandinsky cherchera d’ailleurs à fixer le sens objectif de la gamme chromatique dont nous trouvons, outre la classification effectuée dans Du spirituel…, une analyse sans cesse affinée dans les Cours du Bauhaus ; entre cent autres préceptes, se donne à lire celui-ci : « « Chaleur et froid » (jaune or et jaune contre deux bleus). L’opposition maximale du choc sensoriel, le rouge, par contre, exalte au maximum l’intensité des émotions, contrairement au vert. »[20] Il y a là, très nettement, la certitude d’une objectivité des couleurs exprimant de manière universelle le geste de l’âme et des émotions. « Kandinsky confirme Philip Ball, déjà croyait qu’existaient des associations de couleurs concrètes et objectives qui permettaient à une composition abstraite de provoquer, à travers un usage calculé de la couleur, une réponse émotionnelle particulière. »[21]
 
Mais peut-être y a-t-il aussi une autre nécessité, moins spirituelle, plus formelle, et donc plus secrète[22], qui résulte du retrait de l’objet et de la lumière. S’il renonce à la généalogie plastique ou formelle de la couleur et à son renvoi objectal, cela ne signifie pas qu’il fasse de la couleur une causa sui, une substance qui ne proviendrait de rien et qui n’exprimerait rien : Kandinsky, en dépit de sa modernité, conserve paradoxalement un aspect essentiel de la pensée classique, à savoir que la couleur par elle-même n’est rien. La couleur n’est jamais que l’ornement de l’objet dans une optique classique, et l’ornement de l’âme dans l’optique de Kandinsky ; mais dans les deux cas, il faut un support à la couleur qui, jamais, n’accède finalement à la pleine autosuffisance en dépit de son caractère de « pouvoir premier » dont nous avions parlé plus haut. De ce fait, il apparaît précisément nécessaire que la couleur conserve un support, qui n’est autre que celui de l’intériorité, de l’âme. Ce que nous voulons dire, c’est donc que la « nécessité intérieure » qu’invoque Kandinsky nous paraît également désigner la nécessité pour la couleur de conserver une substance à laquelle se rapporter ; et puisqu’elle est désormais privée de la substance objectale, il ne lui reste plus que la substance spirituelle comme support de son expression auquel elle peut se raccrocher. Mais cela, nous le redisons, est la stricte conséquence de la suppression de la lumière qui, elle-même, était déduite de la suppression de l’objet : ne pouvant trouver son support dans une forme, elle va comme s’extraire du tableau et se loger en l’âme pour mieux en être le reflet sur la toile.

De l’intentionnalité de la couleur à son expressivité

 

Nous avons essayé de montrer que Kandinsky avait introduit une révolution quant aux rapports de la lumière et de la couleur ; le retrait de la lumière consécutif au retrait de l’objet aurait dû entraîner le retrait de la couleur. Or, loin d’arriver à un tel résultat, Kandinsky est peut-être le peintre qui sut le mieux exploiter la potentialité infinie de la gamme chromatique. Cette persistance de la couleur en dépit du retrait de la lumière nous a paru indiquer le véritable lieu de la révolution picturale de Kandinsky, à savoir la dissociation de la couleur et de la lumière, menant à une véritable reconsidération de la notion même de couleur. Pour autant, comme bien des novateurs, Kandinsky conserve un certain nombre de réflexes traditionnels ce dont, d’ailleurs, il ne se cache guère, notamment lors de la Conférence de Cologne où il explique on ne peut plus clairement son attachement au passé : « Je ne veux ni changer, ni combattre, ni renverser un seul point dans l’harmonie des chefs-d’œuvre qui nous viennent du passé. Je ne veux pas montrer la voie à l’avenir. »[23] Parmi ce qu’il conserve du passé se trouve, selon nous, l’idée selon laquelle la couleur continue à avoir besoin d’un support ; elle n’est certes plus couleur de quelque chose, auquel cas nous pourrions métaphoriquement parler de la fin de l’intentionnalité de la couleur, mais elle persiste à se rapporter à quelque chose afin d’en exprimer la profondeur. La couleur est expression de l’âme, et sans ce support spirituel, elle ne se justifierait plus. De ce fait, du point de vue de l’essence même de la peinture, Kandinsky ne fait pas subir à cette dernière une inflexion radicale, il semble même que la description hégélienne de ce qu’est la peinture soit applicable au programme artistique de Kandinsky : « la peinture, professait le Maître de Berlin, n’a pas seulement pour but d’offrir aux regards une apparence visible, elle veut que celle-ci concentre en elle-même ses moyens de visibilité, afin qu’elle n’en paraisse que mieux l’image et l’œuvre de l’esprit. »[24]


[14] Dora Vallier, « Son fil d’Ariane, la couleur. », in XXème siècle, Wassily Kandinsky, Hazan, 1984, p. 86

[15] Philippe Seers, « Kandinsky philosophe », in Kandinsky, du spiritual…, op. cit., p. 29
[16] Kandinsky, Du spirituel…, op. cit., p. 112
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Kandinsky, Regards sur le passé, op. cit., p. 149
[20] Wassily Kandinsky, Cours du Bauhaus, Traduction Suzanne et Jean Leppien, Denoël, 1975, p. 29
[21] Philip Ball, Histoire vivante des couleurs. 5000 ans de peinture racontée par les pigments, Traduction Jacques Bonnet, Hazan, 2005, p. 27
[22] Cette motivation plastique de la nécessité intérieure ne peut être explicite car le mot d’ordre de Kandinsky, rappelé dans la seconde préface de L’almanach du Blaue Reiter était sans ambiguïtés : « Dans la pratique le Blaue Reiter a eu raison : l’événement purement formel est mort. », in Kandinsky et Marc, L’almanach du Blaue Reiter, Traduction E. Dickenherr, Ch. Payen, A. Pernet, P. Sers, C. Heim, N. Kociak, P. Volboudt, Klincksieck, 1981, p. 69
[23] Wassily Kandinsky, « Conférence de Cologne », in Regards sur le passé, op. cit., p. 209

[24] Hegel, op. cit., p. 21

Esprit d'avant