Le silence et la prison

Professeur de Français (pour l’Education Nationale) et de Littérature (pour l’Université Paris 7), je suis amenée depuis plus d’une dizaine d’années à intervenir en milieu carcéral. Cette expérience m’a amenée à diverses considérations que je livre dans un témoignage. (Il devrait paraitre dans quelques mois.) Ma démarche est d’interroger l’efficacité actuelle de notre prison, aussi bien pour le détenu que pour la société sensée être protégée. La réflexion ci-dessous, née des échanges que j’ai avec mes étudiants, dépasse le seul cadre du cours dont il ne sera question que brièvement.

•   Un silence bruyant

Si on pense que la prison signifie isolement et  silence, on se trompe. La prison n’est pas l’absence de bruit. Même au cœur de la nuit, le cliquetis des clés dans les serrures, le glissement des grilles sur leurs rails, le bip bip des portes automatiques, les pas des surveillants  dans les coursives, la valse des les œilletons* et les appels des’ talkies walkies’ ne cessent d’accompagner le détenu. Il y faut parfois ajouter les soupirs plaintifs des cauchemars, les gémissements du dormeur solitaire, (l’intimité  limitée par la finesse des cloisons), les cris d’angoisse. La révolte, la colère et le désespoir parlent aussi par les coups de poings et de pieds dans les portes. Et le bruit disparaitrait que, l’éclairage intempestif de la cellule par le surveillant (prévenant les tentatives de suicides)  empêcherait le prisonnier de se retrouver calmement  avec lui-même. Les conditions matérielles ne favorisent pas  le silence récupérateur. Pas plus que la vraie communication !

•   Un silence  citadelle

Malgré les échanges, insultes et invectives, ou confidences chuchotées, c’est chacun pour soi. La méfiance règne : vis-à-vis de l’administration, Big Brother qui alimente le dossier du condamné, vis-à-vis des codétenus, « indics »ou « balances**» en puissance. Chacun se défie du voisin. Les détenus se recondamnent entre eux. Le châtiment ne tarde pas : gare aux pointeurs***.Les amitiés sont « de carton ». Chacun taille sa route. Chacun garde son secret inavouable ou se protège par un discours falsifié. Chacun reste bien muré dans son silence. Mais si certains se taisent par  méfiance, ou  par peur, d’autres ne savent pas,  ne peuvent pas sortir de leur silence. Ils se cloîtrent ainsi eux-mêmes au sein d’un univers déjà fermé.  Il y a le sourd muet qui, exaspéré de n’être compris, sort de ses gonds et se retrouve au « mitard ****», prisonnier de lui, puis de la prison au sein de la prison. Il y a  tous les étrangers qui ne connaissent pas toujours notre langue, et enfin ceux qui ne savent plus communiquer.

Aussi le cours de Français offre-t-il  un espace ouvert à ceux qui souhaitent sortir de ce silence citadelle. Un espace de confiance, où ni les acteurs de la Santé, ni ceux de la Pénitentiaire n’interviennent pour compléter leur dossier sur ceux qui ne sont plus qu’un numéro matricule. Un lieu où l’on prend le temps d’écouter, « pas comme avec le psy », débordé et disposant d’un moment chronométré. Le temps de s’apprivoiser. Le temps de  mettre des mots sur ses maux. Le temps de reprendre confiance en la parole et en l’échange. Briser le silence, alors, est libératoire.  Les mots ne servent plus d’armure ou d’armes, mais offrent des possibilités d’exister autrement que dans des rapports de force. La parole authentique opère une brèche dans la forteresse  du silence et   appelle  à la lumière, l’abandon,  la confiance, et le respect.

•   La tentation du silence radical

Ces temps de véritable échange sont rares: ils sont rendus possibles par certains intervenants, tels les visiteurs bénévoles ou les aumôniers. En dehors de ces moments privilégiés, le détenu est condamné dans le temps élastique et vide de la réclusion, au tête à tête avec lui-même. L’horloge rouillée et sans aiguille  qui surplombe  notre Centrale (maison des longues peines) reste emblématique. Le silence du condamné est-il gelé, bloqué, vide car plus rien n’a de sens, d’avenir, d’espoir ? L’est- il car tout lien social et affectif est rompu ?  Nous sommes en « stand by », dit l’un, « nous nous mourons à nous-mêmes »  dit l’autre. Et la tentation  du suicide, saut dans le silence définitif, en habite plus d’un.  La période des fêtes reste  la plus difficile à passer  pour tous ceux-là dont les liens sociaux et familiaux se sont délités puis finalement brisés à cause de leur crime puis de leur incarcération. Silence et solitude vont de pair. Certains  ne supportent plus le face à face  constant avec eux-mêmes. Leur manque« le divertissement » de Pascal nécessaire à tout individu. Ils n’échappent pas  au lancinant rappel de « l’affaire » pour laquelle ils sont emprisonnés. Celui-ci revit sans cesse mentalement le scénario de son meurtre. Celui-là rumine son procès. A force de tourner en rond sans échappatoire, de réfléchir tel le joueur d’échecs de Stéphan Zweig, « on » craque, « on » met fin à ses jours, espérant trouver dans le silence radical de la mort la fin de ses tourments…

•   Un silence riche

Cependant  il arrive que le silence soit nourri. Le détenu, qui refuse de végéter dans sa cellule, remplit  largement sa journée. La  promenade dans la cour bétonnée, surmontée de barbelés en spirales, l’aère quand même et lui permet d’avoir des contacts avec les autres. Des activités de sport ou d’ateliers lui  sont proposées. Il  rencontre les intervenants de l’intérieur (personnel de la Santé, du pénitentiaire)  ou de l’extérieur (avocats, visiteurs, professeurs…). Aussi, une fois de retour dans sa cellule, il peut mettre à profit ce qu’il aura glané.

 Un partenariat avec le Louvre a permis cette année  de donner accès aux détenus à des reproductions d’œuvres d’art. Les plus cultivés, une élite, ont su faire leur miel en les butinant.  L’un médite sur La Madeleine à la Veilleuse  de Georges De La Tour: « la veilleuse éclaire comme un repère le point climax de l’esprit plus fort que la matière…la reptation de la corde, rampant et sifflant autour de la Madeleine, comme le ferait un cordon ombilical étouffeur, donne cohérence avec le vide et le précaire de l’existence terrestre…sablier des damnés et condamnés, ou hommes tout simplement, tu nous unis dans le cosmos… » L’autre contemple  la Course de chevaux de Géricault : « j’ai choisi ce tableau pour  le contraste entre l’enfermement des couleurs sombres et la vie des couleurs rayonnantes, l’idée de vitesse représentant le temps qui s’écoule, le paysage, espace de liberté, la morphologie équestre évoquant force, courage et résistance, les chevaux symbolisant l’aventure, le poteau d’arrivée…départ d’une nouvelle vie, espoir d’une chevauchée pleine d’imprévus. »  Celui-ci a choisi La Diseuse de Bonne Aventure de Caravage. «  On peut dire du Caravage qu’il est un peintre anticonformiste et subversif au sens le plus riche du terme. Il est indéniable que sa vie scandaleuse et criminelle, ses frasques sexuelles et ses bravades face au pouvoir de l’Etat et de l’Église, contrastent avec l’image qu’on se fait d’un révolutionnaire…Mais la subversion au sens noble, ne désigne-t-elle pas la remise en question de tous les dogmes, de tous les usages et de tous les pouvoirs établis ? » Celui-là a préféré Saint Jérôme dans le désert de Joachim Patenier: « on doit voir dans le désert un lieu vide, neutre, entre le Bien et le Mal, un lieu de doute, une frontière entre deux mondes.»  Enfin un autre s’est penché sur  L’arbre aux Corbeaux de David Friedrich: « le corbeau serait un symbole de solitude pour celui qui a décidé de vivre dans un isolement volontaire. Il serait également l’attribut de l’espérance, le corbeau répétant sans cesse : ‘crois, crois’, c’est-à-dire ‘demain, demain’… » Certains analysent ainsi les œuvres, se les réapproprient, et dans le silence de leur cellule, elles deviennent présences familières et génératrices de pensées fructueuses. D’autres versent dans la création.

Depuis quelques temps une exposition des œuvres de détenus a lieu en dehors de la Centrale dans une salle d’exposition. Une année un de leurs tableaux représentait uniquement  des baskets aux pieds d’une chaise. Qu’est-on devenu au dehors sinon une absence, un silence ? Un autre montrait des lunettes brisées sur un livre ouvert : toute rêverie ou évasion procurée par la lecture est-elle avortée pour celui qui n’a plus d’avenir ? Ces œuvres illustrent souvent  les manques dont souffre la prison : silence des couleurs, silence de la  nature, silence des femmes dans un univers d’hommes, silence des visages à jamais éloignés…La peinture est acte de solitaire, mais cette solitude est créatrice, car du silence jaillit l’inspiration.

A l’instar de la création artistique, la culture  détourne le condamné de « son affaire » pour lui offrir un peu d’apaisement. « J’ai découvert que  les livres, ça me nourrit » déclare un étudiant qui sans doute n’en avait jamais ouvert un  avant d’être « tombé ». « Rousseau, c’est moi », dit l’autre comme il étudie les Rêveries du Promeneur Solitaire. Et quand quelques  détenus, rassemblés au ‘Centre scolaire’ de la Centrale,  lisent  un texte littéraire  proposé à leur réflexion, qu’ils s’y plongent, ils deviennent l’étudiant qu’ils n’ont souvent jamais eu l’opportunité d’être. Le silence de la salle, où la lumière du jour passe à travers d’épais  barreaux métalliques, se gonfle d’une concentration heureuse délivrée un instant des préoccupations pénitentiaires ou judiciaires. L’absence au « dehors » s’est muée en « absence au-dedans » : « pendant ce cours, j’ai oublié que j’étais en prison » confie l’un d’entre eux. Silence de l’évasion libératrice !

 Le silence qui procure au tourmenté une quiétude, pourrait être cultivé dans une pratique telle que le yoga proposé  depuis peu dans certaines prisons.  Cette expérience a débuté dans les prisons indiennes. Alors qu’elles sont souvent surpeuplées, qu’elles manquent d’un minimum de confort, que rien matériellement ne semble propice à l’apaisement et à la réinsertion, la pratique du yoga a permis à tous les détenus volontaires de gagner en sérénité, en maîtrise de soi, en aptitude à la réinsertion . Le succès est tel qu’une loi a été proposée en Janvier 2010 : cours de yoga contre remise de peine ! Cette démarche est suivie dans quelques trop rares prisons françaises. C’est bien dans ces lieux que  le corps confiné à l’exigüité et l’esprit enfermé dans la culpabilité  ou la révolte ont le plus besoin des techniques du yoga. Dans le silence apaisant, la personne réapprend à s’approprier son corps avec ses sensations, à le connaître, à l’accepter, à l’aimer en prenant soin de lui, à le faire travailler pour l’assouplir, et débloquer  nœuds et tensions. Le mental, étroitement dépendant de son enveloppe charnelle, se libère alors des angoisses, des pensées parasites et négatives. Dans le silence propice à la concentration et au retour sur soi, les corps retrouvent une sensation de bien-êtreCelui-ci    favorise la libération mentale des pensées polluantes et destructrices. La relaxation et la méditation qui closent un cours de yoga  ne peuvent qu’amener les condamnés à plus d’acceptation de leur situation, plus d’espérance en leur avenir, plus d’ouverture au monde et aux autres. Le yoga, frère du silence, permet les retrouvailles avec son moi profond. Il  est ainsi cheminement vers la libération, voire  découverte de la transcendance…

•   La métamorphose du silence

On peut espérer que le silence  imposé par l’incarcération soit source féconde de retour sur soi. Non pas désespéré comme c’est souvent le cas hélas, mais lucide, assumé, et confiant. La Centrale où j’enseigne est un ancien couvent d’Ursulines. Ces dernières choisissaient délibérément le silence, la chasteté, l’obéissance, la pauvreté,  l’enfermement…Si les personnes que nous excluons de la société peuvent  métamorphoser  les contraintes imposées en possibilités d’approfondissement intérieur  et de libération personnelle, la prison garde un sens. Encore y faut-il des « guides », yogis, aumôniers, imams, professeurs, infirmiers, psychologues, surveillants, visiteurs… toute personne en contact avec ces exclus, pour humaniser leur univers de privations et transformer un silence intérieur subi en un silence ressourçant  choisi. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » écrivait Baudelaire. Souhaitons  que le silence qui fige, qui mure, qui emprisonne vraiment le détenu devienne le silence qui permette au moi profond de vivre dans sa plénitude. Que le silence étouffant et mortifère laisse place à l’évolution personnelle,  à l’infini et la vraie vie…

 Aude Siméon
 Professeur agrégée de Lettres

 

Œilleton* : judas dans les portes des cellules
Indics ou balance** : délateurs auprès de l’administration pénitentiaire
Pointeurs*** : violeurs
Mitard**** : cachot à l’intérieur de la prison où l’on place par sanction les détenus