LE SILENCE, L’HOMME ET DIEU

Etty Hillesum, à l’âge de vingt neuf ans, meurt à Auschwitz le 30 novembre 1943. Sans avoir en rien été préparée à un semblable accomplissement par son éducation ou une quelconque foi religieuse, en quelques mois à peine, alors que la menace de l’extermination des juifs d’Amsterdam se fait chaque jour plus précise, cette jeune femme s’élève à de telles cimes de son humanité que les meilleurs connaisseurs de la chose spirituelle en demeurent comme stupéfaits. Le cheminement et l’éveil intérieurs de la jeune hollandaise ne sont pas des figures du discours ni de pieuses illusions : ses pensées et ses choix sous la terreur nazie, sa vie dans le camp de transit de Westerbork, sa mort aussi, garantissent leur authenticité de manière irréfutable.

Le journal (1) auquel Etty se confia durant les deux dernières années de sa vie, ainsi que les lettres qu’elle écrivit alors, illustrent avec une rare netteté que le sens et l’amour du silence jouèrent dans sa naissance spirituelle exactement le même rôle – en tous points exceptionnel – que dans la vie des plus grands mystiques et des plus grands contemplatifs. Choisis parmi tant d’autres, les quelques extraits suivant, en témoignent avec éloquence : « Cela fait un an déjà que je construis ce silence en moi et il est devenu une salle dont la présence est palpable » (p. 659) (2) ; « Je voudrais m’immerger dans un grand silence et imposer ce silence à tous les autres » (p. 200) ; « Pendant quelques jours j’ai été effectivement affamée de silence et de solitude » (p. 464) ; « … il y a ce besoin terriblement fort de solitude, de retraite… » (p. 173) ; « Une aspiration au silence. C’est un fait que le silence m’est revenu et que je le porte constamment en moi » (p. 465). En avril 1942, pour répondre à cette aspiration, à ce besoin, la jeune juive se donne à elle-même ce programme en trois points : « Etre au-dedans de soi. Etre seule. Silence. » (p. 472).

Etty Hillesum entend l’appel du silence et elle y répond. Alors que le monde moderne et ceux qui s’en satisfont, ont du silence et particulièrement du silence intérieur, une hantise non pareille, elle, spontanément, en comprend la valeur et le sens, le mystère et la merveille. A quoi tiennent cette valeur et ce sens, en quoi consistent ce mystère et cette merveille, c’est ce que ce modeste et bref essai aimerait faire apercevoir au lecteur non averti. Seront successivement évoqués : le sens du silence, sa logique, son mystère.

Le sens du silence

 Il en va du silence, comme de l’invisible : il n’existe, en apparence du moins, que par négation. De même que l’invisible ne se voit pas, le silence qui est d’abord absence de parole et plus largement de bruit, le silence ne s’entend pas. Sur la notion de silence, sur la manière de le conceptualiser, je ne sache pas que l’on observe de différences notables. Il en va par contre bien différemment sur la manière de le vivre : sur le plan des sentiments et émotions qu’il suscite, de la valeur qui lui est attribuée, de l’usage qui en est fait. Sous cet angle, on observe en effet deux attitudes radicalement différentes. Attitudes dont l’origine se trouve, en quelque sorte, très en amont, puisqu’elles dépendent ni plus, ni moins, de la représentation, de la conception de l’homme – on dira : de « l’anthropologie » – qui les sous-tend. Et si le fait est que, sur le plan du vécu, le chercheur ne voit guère, face au silence, s’opposer plus de deux réactions inconciliables, ceci vient de ce que les humains pour comprendre et construire leur humanité n’ont jamais disposé que de deux types de modèles anthropologiques fondamentalement différents. La coutume est de qualifier les premiers de dualistes, les seconds de ternaires (ou de spirituels). Les uns et les autres se regroupent autour d’un même système de présupposés – d’un même « paradigme anthropologique » – qu’ils authentifient et mettent en œuvre.

De ces deux paradigmes anthropologiques fondamentaux, le dualiste et le ternaire donc, le premier est de nous le plus proche, pour la simple raison que la quasi-totalité des occidentaux se comprennent et se vivent à travers lui. Il induit un rapport particulier au silence que chacun va immédiatement reconnaître.

Selon ce paradigme, l’être humain ne possède que deux dimensions ontologiques, il ne se déploie que dans deux ordres de réalité différents : l’ordre physique etl’ordre psychique. Au premier appartient son corps, la part matérielle et sensible de son être. Au second appartient son mental, son psychisme, on dira encore son « âme » si l’on entend ce mot – choix qui sera le notre – dans son sens étymologique et premier où il ne désigne que la psyché. Le petit enfant sortant du ventre de sa mère étant indubitablement pourvu d’un corps et d’une âme existants, vivants, « en acte », ou actuels, se présente donc, dès sa naissance biologique, comme un être humain essentiellement achevé. Dans cette conception, chaque individu se définit par lui-même, je veux dire par l’entité psycho-physique composée du corps et de l’âme qui sont les siens. Il ne connaît  qu’une seule naissance et qu’une seule vie : celles de cette entité. Au cours de cette vie il aura à charge de développer au mieux de leurs possibilités et son corps et son psychisme (ses facultés psychologiques). Car, pour existantes dès la naissance, ces deux composantes de son être ne voient le jour que sous forme « involuée » et immature : elles ont encore à grandir, à se développer. Donc à s’exercer,  donc à faire. Très naturellement, le paradigme dualiste place dans cet accroissement du corps et de l’âme ses deux plus hautes valeurs, puisque cet accroissement conditionne immédiatement le profit que chacun (et par delà la société) est à même de tirer de sa vie et du monde.

De concevoir ainsi l’homme et sa vie conduit donc, tout naturellement, à accorder le plus grand prix à tout ce qui va dans le sens de cette accroissement ainsi qu’à dénigrer et dévaloriser tout ce qui va à l’encontre. Dans une telle perspective, on le comprend bien, le vrai silence, celui qui est non seulement celui du mental mais aussi du corps, non seulement celui des paroles et des pensées mais aussi celui des actes et du faire (car les deux ne sont qu’un) ne peut être qu’unenon-valeur absolue. Il pourra, bien sûr, être toléré comme instrument momentané de récupération et de repos préalables à un meilleur exercice du corps et de l’âme, mais rien de plus, rien au-delà. Rien, et sans doute pire encore car, nous allons bientôt comprendre pourquoi, l’homme moderne ne mésestime pas seulement le silence, il en a une véritable hantise. A peine le voit-il poindre à l’horizon, que ce soit dans la rue ou à la maison, en semaine ou le dimanche, en été ou en hiver, … et par quelques moyens que ce soient : moteurs et voitures, télévisions et radios, portables et écouteurs,… il le repousse, il le chasse, il l’élimine et l’extermine. Mais cela est d’observation si banale qu’il est inutile d’insister. D’ailleurs que nous l’admettions ou non, cette aversion, ainsi que nous allons le voir, est profondément enracinée au cœur de chacun d’entre nous. Ce qui n’empêche la raison véritable de cette  allergie de demeurer passablement obscure à nos yeux. Mais il se trouve, et cela est très heureux, que la conception de la vie humaine propre au second paradigme anthropologique, le paradigme non plus dualiste mais ternaire, cette conception  met les fondements de cette aversion instinctive dans la lumière la plus vive. Examinons ceci.
 

Contrairement à la compréhension dualiste, la saisie ternaire de l’être humain affirme que ce dernier, alors qu’il existe en plénitude, participe non plus seulement à deux ordres de réalité, mais à trois : les ordres physique et psychique que nous connaissons et l’ordre spirituel, lequel s’avère totalement irréductible aux deux précédents. Selon cette compréhension, à la faveur de sa naissance biologique, le petit d’homme hérite, ainsi que nous l’avons vu, d’un « corps » et d’une « âme » actuels, et aussi d’un « esprit » mais seulement virtuel. En sorte que, s’il désire être à la hauteur de ce que sa nature et sa vie attendent de lui, l’homme ne peut plus se contenter de rester en l’état « corps et âme » reçu de sa première naissance. Il a à se déployer sur le troisième plan de son être, il a à actualiser, à mettre en acte son « esprit ». Cet événement suscite une si importante réorganisation, une métamorphose si profonde de l’être qu’il est conçu d’ordinaire, et à juste titre, comme une seconde naissance. Les faits montrent que, contrairement à la première, celle-ci n’est pas imposée à l’homme, elle lui est seulement proposée. Elle ne dure pas seulement un instant, mais toute la vie, car à vrai dire elle ne connaît pas de fin.  Alors qu’à la faveur de cette seconde naissance, parce qu’il y consent, l’homme qui commence à déployer son être total, son être essentiel et au fond seul réel, commence aussi, et par là-même car c’est une même chose, à accéder à l’ordre spirituel. Dans celui-ci les objets du monde psychique et les sujets du monde psychique préalablement perçus dans leur seule existence se découvrent maintenant dans leur essence, dans leurs raisons premières et leurs fins dernières, dans leurs rapports aux valeurs en soi : à la Beauté, à la Bonté, à la Vérité, à l’Amour. Et à Dieu, bien sûr, puisque l’ordre spirituel et l’ordre divin sont un même, et que les valeurs précédentes ne sont autres que les efflorescences de l’essence divine. 

Dans la perspective ternaire, le rapport de l’homme naturel ou partiel, seulement tissé de corps et d’âme, le rapport de l’homme d’avant la seconde naissance à l’homme d’après, à l’homme spirituel et total parce que déjà tissé de corpsd’âme et d’esprit, ce rapport est fondamentalement semblable à celui liant dans le monde animal la chenille au papillon, le têtard à la grenouille ou à la salamandre, ou encore, dans le monde végétal, le gland au chêne, la noisette au noisetier ou l’amande à l’amandier. La seule différence est que chez les végétaux et les animaux les métamorphoses prévues par leur nature ne requièrent en rien un consentement qu’ils ne peuvent donner, alors que celle de l’homme l’exige. Cette métamorphose exige de lui : qu’il en ait l’intuition, qu’il entende son appel et qu’enfin il y réponde. Pour reprendre les métaphores précédentes, et être ainsi plus concret et parlant, on dira que la logique de ce devenir attend de la chenille qu’elle entende l’appel du papillon et de l’amande qu’elle entende l’appel de l’amandier.
 

Or, sur ce point la tradition spirituelle unanime n’a jamais varié : il n’y a pour l’homme qu’un seul moyen d’entendre cet appel qui est de faire en lui le plus grand, le plus profond silence. Ainsi commence-t-on à le voir : ce silence qui en lui-même, ne peut être dans la perspective dualiste, nous l’avons vu, qu’une non-valeur absolue, se présente, sous les auspices de l’anthropologie ternaire, comme une valeur suressentielle puisque sans lui et hors de lui, l’homme étant incapable de parvenir à son achèvement, incapable de déployer la totalité de son être demeure littéralement en dessous de sa propre vie.

Les raisons de l’amour extrême du silence que l’on constate chez Etty Hillesum, aussi bien que chez tous les grands mystiques, sont donc claires. Et aussi par là-même celles de cette horreur du silence qui caractérise le monde moderne et accable tous ceux qui préfèrent vivre verrouillés dans la double clôture de leur corps et de leur âme. Car, aussi vrai que l’envol du papillon passe par la mort de la chenille, le silence qui permet l’envol du premier permet aussi la mort de la seconde : il représente donc inéluctablement pour elle un risque éminemment mortel. La hantise du silence qui nous habite est, on le voit, une affaire sérieuse, elle ne se paye pas de mots.
 

La logique du silence

Elle est aussi simple à comprendre que difficile à mettre en œuvre. Le constat de cette difficulté est à la portée de tous. Nous venons, par exemple, de parler de la hantise du silence. Eh bien ! Regardons : il suffit pour la constater et se persuader définitivement que nous en sommes tous victimes, de s’essayer, ne serait-ce qu’un bref instant – disons une minute – à taire toutes les pensées qui nous viennent à l’esprit, ceci de manière à instaurer ce silence intérieur véritable sans lequel il n’y a pas de vraie méditation. Essayer et vous verrez. Vous constaterez que vous êtes habités par une telle peur du silence que votre âme s’ingénie par tous les moyens à le rompre. Et la tâche s’avérera bien vite si difficile qu’elle vous semblera impossible. Mais, heureusement, le silence est bon maître et à celui qui l’aime jusqu’à accepter patiemment de le chercher sans l’obtenir, il ne se fait pas faute d’enseigner tôt ou tard quelque manière permettant d’y mieux parvenir. Mais considérons plus précisément sa logique, ici encore à la faveur d’observations si immédiates, et au reste, si banales, que chacun j’en suis sûr les a déjà faites. 

Par exemple, vous viendrait-il à l’idée d’exiger de votre corps des mouvements qui demandent une extrême précision, ou qui comportent de grands risques – par exemple recoudre une plaie ou progresser sur l’arête d’un glacier – ceci en pensant ou rêvant à tout autre chose ? Assurément non : le corps, pour donner toute sa mesure, demande que l’âme, le mental, soit au repos. Mais à l’inverse : avez-vous essayé de résoudre en pensée un problème délicat, ou bien de faire du calcul mental, en soulevant un piano. Les résultats sont très décevants. En effet, le mental ne fonctionne bien que quand le corps est au repos. D’où l’hypothèse (dont la validité cautionnée par toutes les traditions mystiques occidentales et orientales n’a plus à être démontrée) que la troisième substance de l’être humain, sa substance spirituelle, l’esprit, a d’autant plus de chance de s’actualiser et porter les fruits qui sont les siens, que l’âme et le corps sont en paix et au repos. Telle est donc la logique du silence. En particulier sa logique « spirituelle » dont il semble d’ailleurs qu’elle demeure soumise, pour une part au moins, aux lois psychologiques ordinaires. Je veux dire ceci. Vers l’extérieur, les sens de notre corps, dès la petite enfance, se formatent très rapidement. Très vite, ils fonctionneront comme s’ils étaient préréglés. Ainsi, la vue par exemple, va prendre très tôt l’habitude de se focaliser, de  « mettre au point », de manière réflexe, sur les objets, les mouvements et les formes qui présentent (parce qu’ils sont agréables, ou utiles, ou dangereux) un intérêt immédiat. En sorte que nous sommes spontanément présents à eux (ce qui est dire au fond à nous-mêmes), mais absents au reste. Ce reste, nous ne le percevons pas, nous ne le voyons pas. Et cette cécité affecte aussi ces autres facultés psychologiques par vocation tournées, non plus vers l’extérieur, mais vers l’intérieur : pensée, imagination, mémoire, intuition… Toutes fonctionnent en focalisant l’attention sur les seules pensées et notions, représentations et images, qui présentent pour nous un intérêt certain et immédiat. Le reste n’est pas amené à la conscience. Pour qu’il le soit, et l’exigence est la même pour nos sens externes, il faudrait que ces facultés élargissent et affinent leur acuité cognitive et perceptive ce qui nécessite d’abord qu’elles se défassent de leur mode de fonctionnement ordinaire. Or, c’est à cela précisément que tend l’exercice patient du silence du corps et de l’âme.

Autrement dit, et pour le dire en se plaçant dans la perspective de l’anthropologie ternaire, tout en usant une fois encore de l’image simple de la métamorphose des papillons : dans les gènes de toute chenille est dessiné le papillon qu’elle est appelée à devenir. Celui-ci vit donc en elle, certes à une  très grande profondeur, comme en sommeil, et sous forme seulement virtuelle. Mais d’une manière néanmoins parfaitement réelle, aussi réelle que celle d’un enfant dans le sein de sa mère. Il est pour la chenille son devenir et son achèvement. Il est Celui vers qui, même si elle ne le sait pas, tout son être tend. Il est Celui qui l’attend et qui l’appelle, caché dans les profondeurs de son âme. Dans ces profondeurs, il est là, venons-nous de dire, comme un enfant dans le ventre de sa mère. Mais celle-ci ne voyant, ni ne pensant rien autre que ce que ses facultés ordinaires lui donnent à voir et penser, celle-ci, totalement investie dans sa vie de chenille, ni ne sent sa présence, ni n’entend son appel. Et il apparaît que la condition  de la chenille humaine est ainsi faite qu’elle ne pourra jamais entendre l’appel, ni sentir la présence, du papillon qui l’habite qu’à la seule condition qu’elle consente à faire et entretenir en elle le plus profond silence

Tel est le sens ultime du silence selon l’anthropologie spirituelle. Sens magnifique puisque, d’après elle, le silence et lui seul permet à l’homme d’advenir à lui-même, lui seul permet à la chenille de rencontrer le papillon mystérieux en qui elle trouvera son identité véritable et d’être par lui tant illuminée, et de se sentir par lui tant aimée, qu’elle n’aura dès lors de cesse de se rapprocher de lui, de communiquer avec lui, de communier avec lui, de s’unir à lui afin de devenir lui. Ce qui est dire encore : elle. Sublime paradoxe par la grâce duquel l’homme ne se découvre et se trouve qu’à partir du seul instant où il accepte de s’effacer et se perdre. Cela est déjà bien extraordinaire. Mais il y a plus encore, plus infiniment et, qui fait du silence tel qu’il est ici entendu  un mystère plus profond encore.

La merveille du silence

Cette merveille tient à l’être même de ce papillon qui, pour éclore et enfin vivre dans notre monde, demande à la chenille d’observer en son cœur le plus grand silence. Car de cet être, ce que nous avons déjà dit, n’a encore rien dit de sa nature véritable. Cependant, tous les vrais mystiques la savent et pour la dire ici de la manière la plus simple et la plus sûre le mieux est certainement de leur donner la parole. J’ai choisi pour cela quelques brefs extraits. Ils sont du dominicain Jean Tauler (1300-1361) le plus célèbre disciple de Maître Eckhart, du prêtre Maurice Zundel (1897-1975) que Paul VI considérait comme un « génie spirituel », enfin d’Etty Hillesum (1914-1943) la jeune juive que nous connaissons déjà. Ces propos sont tout à la fois si clairs et si éclairants, ils suscitent des interrogations si décisives et ouvrent sur des méditations si amples (même chez les réfractaires) que de laisser le lecteur en leur compagnie constituera pour cet essai la plus heureuse terminaison.

Le « Verbe de cette naissance » dont parle ci-après Jean Tauler est le Christ venu enseigner aux hommes cette seconde naissance dont nous avons parlé. Il écrit (3) :

« C’est pourquoi tu dois te taire : alors le Verbe de cette naissance pourra être prononcé en toi et tu pourras l’entendre. Mais sois bien sûr que si tu veux parler, lui doit se taire. On ne peut mieux servir le Verbe qu’en se taisant et en écoutant. Si donc tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier. Autant tu sors, autant il entre, ni plus, ni moins »

La présence qui, à travers le silence (« autant tu sors ») se dévoile, est donc celle de Dieu. Non celle de Dieu en lui-même, bien sûr, mais celle de Dieu tel que dans la chenille devenue papillon, donc transparente à Dieu, il transparaît et apparaît dans le monde. C’est là tout le mystère, il est vrai insondable, de la déification de l’homme. Mystère dont l’économie montre qu’il est ici-bas si intimement lié à celui du silence intérieur que Maurice Zundel, dont la réflexion théologique sur le silence n’a à ma connaissance pas d’équivalent, ne se faisait pas faute de dire que le silence véritable demande à être compris comme « le sacrement de la Présence divine » (4). Il ira même jusqu’à ajouter aux trois grandes définitions données par saint Jean – « Dieu est Esprit », « Dieu est Amour », « Dieu est Lumière » – cette formule saisissante, laquelle ouvre des perspectives de réflexion et de méditation infinies : « Dieu est silence » (5). Je rappellerai  enfin que l’amour de Zundel pour le silence était si grand qu’il rêva d’une cathédrale dédiée au « Saint Silence » (Hâgia Sigê) semblable en cela à « Sainte Sophie » (Hâgia Sophia) qui, à Constantinople, est dédiée à la « Sainte Sagesse » (6).

Le « Silence dualiste », comme le « silence ternaire », est absence de bruit, absence de paroles. Mais, alors que le premier confine au sommeil, le second tend à l’éveil. Il est écoute attentive, vigilante et patiente. Ainsi que nous l’avons vu, il développe l’acuité intérieure, il tend à une lucidité supérieure. Il dissipe les bruits de l’âme et du corps pour mieux entendre l’esprit. Ce qui est dire encore, Tauler et Zundel ici en font foi : pour mieux écouter Dieu. Car Celui-ci qui est silence (Zundel) ne peut être bien sûr pressenti et entendu que dans le plus grand silence. Tout ceci est juste et exact, sous réserve cependant de bien comprendre la formule zundélienne « Dieu est silence ». Car, par elle Zundel dit, ce qui est déjà pénétrer bien avant dans le mystère du silence intérieur, que Dieu est l’objet de ce silence. Mais la pensée du vieux Maître suisse va plus loin car, pour lui, Dieu est non seulement l’objet de ce silence, mais il en est aussi le sujet.

Commencer à entr’apercevoir le jeu de cette économie divine du sujet et de l’objet au cœur de l’homme est sans doute s’approcher du centre du mystère du silence intérieur autant que l’intelligence le peut. En tous cas, les témoignages traitant de cette question et écrits dans un langage recevable par la raison sont à ma connaissance très rares. Or, il se trouve que l’un des plus magnifiques est signé de la main d’Etty Hillesum. Témoignage si lumineux et dont la chute, en trois mots seulement, est si fulgurante et décisive, qu’après l’avoir cité, je ne saurais mieux faire que me retirer… en silence.

Les paroles qui suivent sont extraites du Cahier onze du journal de la jeune femme (p.719) :

« Continuer à aimer, à « être à l’écoute » de soi-même, des autres de la logique de cette vie, et de toi.Hineinhorchen, « écouter au-dedans », je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle « écoute au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que  « j’écoute au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui « est à l’écoute ». Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu ».

Notes

(1) – Les ecrits d’Etty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943, Paris, Seuil, 2008, 1081 p.
(2) – La pagination est celle de l’édition ci-dessus.
(3) – J.Tauler , Sermons, Paris, Cerf, 1991, p.17
(4) – In : M.Donzé, Témoin d’une présence, Genève, Tricorne, 1987, p. 167
(5) – Ibid., p. 167
(6) – M.Zundel, Notre Dame de la Sagesse, Paris, Cerf, 1995, p.58

Michel Fromaget

Esprit d'avant