Le temps vécu de l’interprète

Le travail du musicien est par excellence un travail avec le temps. Comme toute intervention de l’homme, certes, mais avec cette particularité d’allier la maîtrise de l’expérience, appréhension s’il en est du temps, de la technique et de la sensibilité.
 
Susciter et libérer l’émotion est au coeur de la rencontre entre l’écriture du compositeur et le public. L’impact du temps psychologique y est à l’oeuvre.
L’ouverture du concert

Voilà le moment venu du concert. L’auditoire se met en position d’ouverture, à l’écoute de cet instant où tout un passé sera rendu vivant par l’émotion active de l’interprète. Instant où se mêlent le vécu du compositeur et les « résonances souvenirs » des spectateurs. A ce moment-là ce passé est projeté dans le présent par le son. Le présent n’apparaît pas comme une ligne de démarcation entre le passé disparu et le futur à naître, il est le corpus coexistant et continu de l’expérience vivante reliant toutes les dimensions temporelles.

 
Bien qu’actionnant tout son savoir faire technique, l’interprète entre dans un état intérieur profond, méditatif. Il est canal d’énergie et d’émotion, sa position se trouve à la frontière de l’intemporel car en même temps il est là présent physiquement, écoutant le retour du son, mais aussi en projection, anticipant chaque mouvement de son corps. Ces mouvements transposent de façon directe son émotion intérieure. L’écoute elle-même a lieu en retour dans les quelques millièmes de seconde.
 
L’appréciation des partitions
Reflexions sur une nouvelle approche des premières sonates pour piano de Beethoven

La partition de musique est au départ un mince parchemin sur lequel un simple point, un simple coup de crayon, une ligature entre quelques notes, changent l’espace musical pour l’interprète. Ces indications contribuent à la variation du volume sonore allant d’une extrême douceur à un impact puissant et transposent ainsi des sentiments et des émotions diverses. En cela, la recherche du musicologue est essentielle, et certainement plus juste si celui-ci étudie les éditions musicales les plus proches des originaux. Nous avons observé sur les anciennes éditions des premières sonates de Beethoven de grandes différences de phrasé par rapport aux éditions actuelles entre les parties main gauche et main droite, changeant par ce fait le jeu et l’équilibre sonore de l’oeuvre. Ces indications ont été tout simplement supprimées car non comprises, et cette suppression a facilité le jeu pianistique éliminant certaine difficultés techniques. En outre s’est rajouté au fil du temps une standardisation de l’emploi de la pédale (celle-ci n’étant utilisée que de manière ponctuelle à l’époque de Beethoven).

Actuellement, et de façon très répandue, il en résulte un jeu global, flou sonore très agréable qui chatoie et berce l’esprit de l’auditoire. Celui-ci est réveillé de temps en temps par un phénoménal grondement sonore qui fait l’effet d’un coup de révolver, mettant la détresse dans le cœur… Vision très romantique que l’on se fait du compositeur.
Les indications de tempi changent aussi le ressenti, et le rapport au temps passé peut en être totalement changé, selon les interprétations. Tel est le passage central du dernier mouvement de la première sonate (sonate pour piano op. 2 n°1) où l’habitude d’entendre la plainte d’une âme esseulée se transforme en une course effrénée où le voyageur essaie d’échapper à un danger mortel, celui d’être pris entre deux bataillons. La notion de temps existe au moment où un changement se crée chez la personne qui écoute, changement dû à une émotion.
Durant cette écoute toujours nouvelle, malgré qu’elle soit retrouvée des temps anciens, l’auditeur se trouve plongé au centre d’une spirale sonore évolutive plus ou moins resserrée selon l’intensité et la rapidité de la musique. Celui-ci aura voyagé dans cet espace, il sortira plus ou moins indemne de cette expérience vécue. Le changement aura été opéré, partagé avec l’interprète. L’auditeur sera enrichi, et le voyage aura été au-delà de son espace-temps habituel, quotidien.
 
pianiste, compositeur,
travaille actuellement en partenariat avec l’éditeur et musicologue Georges Kan, créateur des Éditions Musicales Européennes.
Celui-ci réalise un travail de reconstitution pré-romantique d’œuvres de L. V. Beethoven.
Un enregistrement des trois premières sonates pour piano est à paraître.