Les difficiles limites de la géopolitique : les frontières
Toutes les cartes que nous avons vues, que ce soit dans les cours de géographie ou d’histoire de l’Ecole primaire, à la télévision ou dans la presse présentent ces lignes nettes, noires ou rouges, qui divisent le monde en entités clairement identifiées que l’on nomme pays, région, département, ou autre. La ligne de démarcation entre ces entités est tellement consubstantielle à l’idée que nous nous faisons de la géographie que, alors que nous sommes capables de voir qu’une carte présente une réalité particulière ou temporaire, est un discours, avec ses partis pris et son caractère démonstratif, nous oublions que ces lignes sont, elles aussi, des discours et ne relèvent en rien de l’évidence. Ou plutôt si, mais c’est précisément sur les évidences qu’il faut s’interroger si nous ne voulons pas tomber dans les présupposés.
Car les frontières, puisqu’il s’agit bien d’elles, ont une histoire. Pas seulement celle qui explique pourquoi elles sont là, suivant ce contour bien précis qui est le leur, mais pourquoi elles sont, en tant que concept.
Des lignes rouges et noires sur des morceaux de papiers
Frontières. Le mot a son étymologie qui le rapproche de « front », au sens militaire du terme. La frontière est, entre autre, la séparation acceptée avec l’autre, qui souvent est l’ennemi. L’adversaire est intrinsèquement (toujours l’étymologie) de l’autre côté. Sur cette ligne naît une différence revendiquée à défaut d’être réelle, une différence qui dit qui nous sommes parce qu’elle dit qu’il y a, ailleurs, quelqu’un que nous ne sommes pas : celui auquel nous sommes antagonistes, c’est-à-dire auquel nous nous comparons et par rapport auquel nous nous devons d’être meilleurs. (1) Pour les géographes du XIXème siècle, tracer les frontières dans le contexte de la naissance des nationalismes, les justifier, était une tâche sacrée. Et l’on mourût pour que les deux bords puissent les tracer au même endroit.
Mais si le mot frontière est récent, il a un antécédent beaucoup plus ancien qui correspond à un concept similaire et qui le rattache à l’idée de limites qui nous intéresse ici. Limites : le mot a son origine dans limes, le terme par lequel l’Empire romain définissait ses frontières. Frontières là encore militaires, gardées par une longue théorie de remparts, de forts, d’obstacles naturels. De l’autre côté, plus qu’un ennemi, une antithèse multiforme, incarnée dans des dizaines de peuples : la barbarie. En face, à l’intérieur, la Civilisation par excellence, elle aussi multiforme mais unie dans la Pax Romana. D’un côté le règne de la loi, de l’autre l’anarchie. D’un côté les villes et les campagnes bien ordonnées, de l’autre les forêts sombres et les bêtes sauvages. D’un côté l’ordre et le sacrifice de chacun pour la communauté impériale et sa grandeur, de l’autre l’héroïsme stérile et l’orgueil individuel de la force.
Pas étonnant que la France du XIXème siècle cherche ses frontières sur la même ligne que le limes antique (le Rhin). Il n’y a pas là simplement séparation de langue, de légitimité, de souveraineté, mais bien une séparation entre la civilisation (le mythe des gallo-romains : barbares romanisés et donc rachetés de leur barbarie face à ceux qui ont payé leur insoumission à la loi romaine par la perpétuation d’une humaine incomplétude. Relisez entre les lignes Jules Michelet ou Vidal de la Blache, vous verrez, je n’exagère pas.
Ces caractérisations antiques de la frontière n’ont pas disparues. Qu’est-ce qu’une frontière ? Pas une marque dans le paysage, sauf là où l’on fait coïncider le concept avec des signes évidents de son existence (fleuve, ligne de crête). Non, une séparation de Droit. D’un côté le droit français ou chinois, de l’autre le droit du voisin, allemand, belge, espagnol, russe ou mongol. Franchissez la frontière et votre statut, vos droits et devoirs, les formalités et règles auxquelles vous devez obéir changent. C’est d’ailleurs souvent la monnaie, totem juridique par excellence, qui change aussi, et la valeur des choses.
L’altérité est l’objet et l’ombre de la frontière. Le Limes lui-même nous en donne une idée. Imaginez la sentinelle romaine sur le mur d’Hadrien. Que fait-elle ? Bien sûr occasionnellement elle contribue à contenir l’autre de l’autre côté, soit en l’empêchant de franchir, soit en s’assurant qu’en la franchissant il change en un objet du droit qui règne de son côté. Mais la plupart du temps la sentinelle contemple. Elle contemple l’inconnu dont la frontière marque le début, du point de vue de celui qui vient de l’intérieur. La frontière est en effet aussi cela : le point à partir duquel commence l’inconnu, et donc la découverte, l’aventure, le changement. Le mot anglais frontier (2) ne désigne d’ailleurs pas la frontière politique, mais bien le no man’s land (la terre de personne), la frange de sol à partir de laquelle commencent des terres, des règles, des promesses nouvelles. Dans le mot anglais se trouve bien sous entendu que c’est là, au-delà du monde organisé, dans le monde en attente d’une volonté pour le construire, que l’herbe est plus verte et que tout recommence, sans préjugés, sans tares sociales, sans héritage. La contrée où seule la vertu et la chance, et peut-être la grâce divine, fera d’un individu le maître de sa vie. Toute la civilisation américaine s’est construite sur cette frontier, et tous les rêves des immigrants partout dans le monde relèvent de cette facette du concept.
Ce qui explique entre autre que les frontières non seulement divisent, mais mettent en interaction les peuples qui vivent de part et d’autre. Que s’y expriment les gens qui, nés d’un côté, savent bénéficier du différentiel de réalité que la frontière induit, par le commerce, les trafics, le change ou l’exploitation de l’exotisme (la recherche d’un ailleurs, là encore (quasi) étymologiquement) que représente le tourisme. La frontière est interface. Séparation, elle est en quelque sorte nécessairement faite pour être franchie, comme une transgression trop tentante.
Nos lignes fines et bien tracées sont donc bien un discours politique, identitaire, antagoniste, un choix de réalité. Choix né de la volonté de mesurer toute chose, de compter toute richesse (au départ issue du sol, car les frontières sont tracées au moment de l’histoire où la physiocratie domine en économie). Ce sont les traités de Westphalie de 1648 qui créent cette réalité. A partir de cette date, l’Europe passe d’une souveraineté exercée principalement (en théorie) sur les gens à une souveraineté sur les terres, ce qui implique la nécessité de circonscrire ce qui appartient aux uns et aux autres. Ordonnancement du monde, donc, car il est de la nature de l’homme de donner au monde sa mesure en même temps que de nommer toute chose, du moins en Occident. L’homme de l’Ouest vit dans un Monde rationalisé. Mais ce n’en est pas moins un Monde rêvé.
Une autre géographie
Il n’en a pas toujours été ainsi, même en Europe. La Grèce ne concevait pas le Monde comme un puzzle : la notion de frontière comme démarcation n’y existe pas. Il y a bien une notion de monde ordonné (Polis) et de monde sauvage, de barbarie et de civilisation, mais ces mondes s’interpénètrent et la transition entre les deux n’est pas nette. Le panthéon Grec (et latin après lui) est plein de divinités transgressives : Pan (Le Bacchus des romains) qui poussent les hommes à l’animalité, Dionysos et Apollon qui par la transe et l’oubli de soi ouvrent les portes du savoir et du temps, Déméter qui passe les portes de la mort pour ramener sa fille Perséphone à la vie et permettre le retour des saisons, Prométhée qui transgresse la frontière entre hommes et dieux. La plus particulière d’entre elle est sans doute Artémis Leucophryénée. Elle est la déesse des frontières, pas celles qui existent sur les cartes (il n’y en a pas), mais celles qu’il faut franchir. Chasseresse, elle marque le passage de la vie à la mort, Humaine, elle vit parmi les animaux et les garde de la prédation des hommes, marquant les limites de leurs droits sur la nature. Déesse des confins, elle fait passer le voyageur des routes balisées aux sentiers de sangliers et à l’immensité du monde sauvage. Elle fixe des points de passage, des limites, là où il n’y en a pas. Il fallait bien aux Grecs une déesse pour cela.
Leur vision du monde s’en ressent. Hérodote pouvait parler du « pays des perses », sans désigner autre chose qu’une vague direction vers l’est. Le pays des perses était juste ça : le pays où vivent les perses et où il était probable de les rencontrer, mais où l’on était soi même toujours un Grec. Si les Perses avaient bougé géographiquement, ils auraient emmené la Perse avec eux. A Athènes même, les métèques pouvaient jouir des mêmes privilèges que nombre d’Hellènes dans la vie quotidienne, voir remplir des fonctions d’importance (la police d’Athènes est assuré par des mercenaires Phrygiens au IVème siècle), y fonder des familles et être en tout point acteurs de la vie de la cité (sauf dans les fonctions les plus hautes). Ils restaient des étrangers. L’absence de frontière implique le droit du sang, et non celui du sol (3).
Au moyen-âge encore cette vision reste vive. Le Royaume de France accorde à différentes « nations » le privilège d’être jugées selon leurs propres lois : les hommes emportent leur patrie avec eux, et ne peuvent s’en dissocier. D’où aussi les multiples réglementations vestimentaires destinées à permettre leur identification au milieu de ceux sur lesquels s’exerce la pleine souveraineté des princes. Longtemps les notions de « marches » et de « confins » prédominent dans la géographie européenne, notions floues, désignant des territoires indéterminés et mal connus mais situés « au-delà », où se mélangent revendication de souveraineté, marges de la civilisation, terres de colonisation et de conquête, fascination, dangerosité et étrangeté irrémédiable. Le merveilleux y est souvent associé, étant par excellence les lieux où monstres et populations à moitiés humaines sont sensées exister, comme en témoigne encore les illustrations en marge des cartulaires du XIIIème siècle.
Un désenchantement ?
L’émergence de la frontière a donc opéré une forme de « désenchantement du monde », mis définitivement fin à la quête d’un Eden terrestre ou du Royaume du Prêtre Jean, dans lesquels la chrétienté occidentale a longtemps mis ses espoirs de rédemption ou de sauvegarde face à la perspective de sa destruction par les empires musulmans ou la dissolution interne. Ce désenchantement s’est souvent opéré dans le sang. Les tracés résultants sont souvent arbitraires et leur extension à l’ensemble des terres émergées de la planète (et parfois aussi aux mers) est une marque de la domination du modèle occidental de représentation du Monde. Mais les lignes rouges ou noires de nos cartes ont aussi finalement permis une certaine pacification de l’humanité. Définissant le « nous » et l’ « autre » dans l’espace concret, elles les rendent interdépendants et condamnés à se reconnaître, et à se connaître, se compléter, échanger.
Une fois admises, elles posent aussi bien évidemment, intrinsèquement, la question de l’ « intégration », car il ne s’agit plus simplement de vivre sur une terre, simple ressource matérielle nécessaire mais indépendante de l’identité, mais bien au contraire d’absorber, en même temps que ce sol nourricier, la charge symbolique, identitaire, culturelle dont il est investi par ceux qui ont appris à amalgamer lieu de vie et appartenance sociopolitique. Frontières et identités : on sait quelles catastrophes la conjonction des deux a pu générer. On sait moins que l’idée même qu’elles sont liées n’a pas la même consistance pour tous.
De simples lignes rouges tracées sur des morceaux de papiers : un choix, une illusion, un dogme, un paradigme. Une façon parmi d’autres de voir le monde, de l’organiser, de lutter contre le vertige de l’infini brunelien (4) pour exister, sans sombrer dans l’inacceptable insignifiance de l’œuvre humaine. Une idée si fragile et intangible qu’il faut l’inscrire sur les cartes, la matérialiser par des murs, l’affirmer et la justifier sans cesse pour quelle existe. L’avenir dira si les lignes des cartes du Monde deviendront indistinctes ou, au contraire, verront l’épaisseur du trait renforcée.
Notes :
1/ D’où la question essentielle des frontières de l’Union Européenne : sans espace clos et légitime dans lequel le manifester, quel projet peut porter l’Europe, et comment peut-elle transcender ses propres frontières internes ?
2/ Le terme anglais pour frontière est border, le bord, notion naturelle pour une culture navigatrice née sur une île, et encore plus exclusif que la frontière terrestre continentale, car en dehors de « nous », il n’y a d’abord rien, puis des gens d’au-delà du rien.
3/ C’est sans doute parce que l’Allemagne n’a pas d’histoire géographique incontestable, mais un nationalisme longtemps basé non sur le territoire mais sur la culture, que le droit du sang y est resté exclusif si longtemps.
4/ En référence à Giordano Bruno : l’infini, l’Univers et les mondes, Berg International, 1992
Bibliographie
Michel Foucher, Fronts et Frontières, un tour du monde géopolitique, Fayard, 1988, 1991
Jean-Pierre Vernant, Marcel Détienne, Les ruses de l’intelligence, La mètis des Grecs, Champs Flammarion, 1974
Hérodote, Histoires, Editions des Belles Lettres, 10 volumes, 1966.
Christian Bromberger et Alain Morel, Limites floues, frontières vives, Editions de la maison des Sciences de l’Homme, 2001
Paul Vidal de la Blache, États et Nations de l’Europe autour de la France, Paris, Delagrave, 1889.
Paul Vidal de la Blache, Tableau de la Géographie de la France, Paris, Hachette, 1903
Jules Michelet, Histoire de France, 19 volumes, A. Lacroix, 1876