Les limites comme territoires de projets

Entretien avec Michel Hoessler

Bulletin n°10 – Limites

Selon la définition de Michel Corajoud : «  Le paysage, c’est là où le ciel et la terre se touchent », la limite est l’essence même du paysage, le plus lointain, la ligne d’horizon, là où bute le regard. C’est ce qui l’arrête. Et entre celui qui ouvre son regard et la ligne qui l’arrête, il y a place pour l’œuvre humaine, où comme dans l’espace, des éléments parfois s’unissent, parfois s’opposent. Qu’est-ce que cette zone de contact, qu’est-ce qui s’y passe ? La notion d’horizon est une rencontre et une ligne de réflexion. « Fabricants de paysages » au sein d’une agence de paysage et d’urbanisme, notre travail s’accroche à cette question : « qu’est ce qui se passe dans cette rencontre ? ».

● Une limite, c’est un peu ce qui se voit, beaucoup ce qui ne se voit pas.

La limite peut être la définition du paysage pourtant, elle n’est certainement pas seulement ce qui se voit. Plutôt ce qui s’impose, ou donne sens au regard. Et là c’est, le plus souvent, le travail de l’homme que l’on reconnaît. L’homme occupe la surface, en façonne le territoire. Même si le regard cherche à atteindre la limite, l’homme est toujours au centre. La matière première, la croûte terrestre est au contact de l’air. Entre cette croûte et l’air, l’interaction est forte. Il y vient les racines, la pluie, la main de l’homme. L’interaction a toute une histoire. Il faut la comprendre avant de prétendre la poursuivre.

On pourrait presque dire que « la limite », c’est le cadre dans lequel il nous est donné d’agir, l’articulation du contexte et du projet.

Parfois, la commande passée à l’agence est simple. Comme par exemple pour la création d’un square de quartier ou d’un patio d’une grande entreprise. Le contexte et la détermination imposée sont déjà si forts qu’il s’agit seulement de trouver la meilleure façon de s’y inscrire. Mais la demande peut parfois engager une véritable transformation de l’espace existant.

Un exemple à petite échelle – la fondation Jeantet à Genève. Ce qui est en question est l’aménagement de l’espace entourant une villa nèo-palladienne, un jardin bordé par une rue, sur deux niveaux. La commande consiste en la création d’un double accès à un auditorium construit dans la parcelle voisine. Par un accès entre la terrasse qui entoure la villa musée en surplomb de plusieurs mètres et par la rue de plain-pied. Les deux accès mènent à un même lieu un jardin parcouru de dalles de schiste et de mousses, planté de pruniers du Japon. Le parti pris a été de souligner, « sur-dramatiser » le passage entre la terrasse et le jardin ; en l’occurrence, un escalier. Il a été dessiné de façon très épurée, une incision nette entre deux niveaux, celui de la terrasse et celui du jardin.

La terrasse creusée  de la fondation Louis-Jeantet – Genève 1995
Vue nocturne

A échelle bien plus grande, de l’ordre de plusieurs dizaines de kilomètres-carrés pour l’exemple suivant, la demande peut concerner un territoire tout entier et avec lui une diversité de paysages et de réalités historiques, géographiques, géologiques, économiques et humaines, en réponse à l’Epamsa (Etablissement public pour l’aménagement de la Seine aval), l’aménagement des bords de Seine sur 70 Km entre Achères et Montesson. Il s’agit alors de re-donner sa place à l’élément naturel central, le fleuve, dans ses dimensions successives d’étalement, d’érosion et de transformation des modes de vie. Le fleuve est un objet complexe vaste. Mais travailler sur le fleuve sans travailler sur la vallée serait aller à contresens.

Des points de vue splendides s’offrent du haut de Rolleboise ou de Rosny sur Seine, pour ne nommer que les plus connus. Il faut les montrer et tenter d’aménager au mieux le passage de l’espace ouvert – perméable -, à la ville – espace fermé-. Il en va de la respiration, de la qualité de l’eau, de tous les éléments qui concourent à la vie. Il y a aussi de petites communes coupées de la vision du fleuve et qui pourtant sont concernées par le fleuve. La limite du paysage en question, pour la vallée de la Seine, ce peut-être : jusqu’où on voit le coteau d’en face ou jusqu’où on voit l’eau. Les vallées de la Maulette et de la Vaucouleurs ont à voir avec la vallée. Le repérage des lignes de crêtes, les cours d’eau et les coteaux, appartiennent à la perception du paysage. En définir les limites, c’est définir son caractère.

La Seine n’est pas seulement un ruban d’eau. C’est aussi des coteaux, des zones boisées. Historiquement, l’installation des activités et du bâti s’est concentrée sur trois communes-pont : Carrières, Mantes et Meulan. Le reste s’est fait sur les coteaux. La logique est en retrait par rapport au fleuve et la zone directement avoisinante, fertile mais inondable. L’ensemble concerne 53 communes. Toutes ne sont pas tournées vers la Seine. Comment valoriser la présence de la Seine et retourner le dispositif ? L’objectif est de leur faire reconnaître qu’elles participent à un même territoire d’exception.

Pour comprendre la situation actuelle et son écheveau complexe, il faut conduire un travail à reculons. Comment cela s’est mis en place, on interroge la géologie et les phénomènes de méandrage mais aussi l’histoire au travers des cartes de Cassini, des chasses royales, des cartes d’intendance ou du cadastre napoléonien, mais aussi les tableaux des impressionnistes ou les données économiques et de recensements. Tous les éléments concrets sont porteurs d’information, quel que soit leur profondeur et leur nature : les courbes de niveau, le bâti, les massifs forestiers, les autoroutes, le chemin de fer.

On dessine toutes les courbes de niveau. Elles disent le cours de la Seine, son évolution. Le fleuve a patiemment établi son lit définitif après de grandes périodes géologiques d’accélération ou de ralentissement de son régime hydrographique qui ont sculpté la craie tendre et déposé les alluvions fertiles. Les représentations, dessins, estampes, tableaux que l’on trouve dans les musées ( Musée Carnavalet) montrent que la Seine en été était à peine un filet d’eau. La réalisation des ouvrages, barrages, réservoirs, est assez récente. La régulation a été nécessaire pour les péniches et les bateaux. Elle date de la fin du 19°, aux environs de 1850. La mise en place des barrages date de 1870. C’est à peu près la même époque que l’arrivée des chemins de fer. Cette « stabilisation » du fleuve a permis le développement d’activités de loisirs, piscine ou canotage et son corollaire d’installations de villégiatures.

La simple lecture des réseaux de communication offre aussi un enseignement précieux sur l’attractivité et les ressources des différents lieux à travers les époques. Voir comment se fait le développement, quel est l’impact possible.

Dans les grands méandres de la Seine, le caractère du terrain vient de l’assise crayeuse et des champs captants qui permettent l’alimentation en eau d’un territoire beaucoup plus vaste que la seule vallée. L’hydrologie permet non seulement d’apprécier l’importance des champs captants, mais aussi de comprendre ce qu’il en est de l’eau hors sol et de l’eau en sous-sol. Par l’approche de l’écologie, c’est l’imbrication de multiples écosystèmes qui est révélée. Autant de massifs forestiers, secs en exposition sud, frais en exposition nord, autant d’affluents, autant d’éco-systèmes. Ce sont des systèmes complexes qui conditionnent le maintien d’une certaine biodiversité.

Le caractère de la vallée de la Seine c’est aussi une qualité de lumière qui fait que les impressionistes se sont intéressés à ce paysage, le caractère du rapport entre l’eau et le ciel, les reflets. Pas seulement voir l’eau mais aussi voir les coteaux. Les tableaux des impressionistes nous donnent une vision des loisirs, les guinguettes et les canotiers mais aussi celle monde du travail, d’une Seine active.

Le territoire a connu une époque faste après-guerre avec le développement de l’automobile, l’implantation des usines Peugeot à Poissy, Renault à Flins (inaugurée en 1952 elle a compté jusqu’à 21000 salariés en 1972 contre 3500 aujourd’hui). Il a fallu faire venir une main d’œuvre importante. Les nouvelles cités ont vu le jour : le Val Fourré, la Noé, les Mureaux… A cette période du plein emploi a succédé une importante désindustrialisation de la vallée, les crises et le chômage ont fait le reste. Aujourd’hui une nouvelle économie peut se développer en s’appuyant sur la proximité de la métropole et sur d’importantes infrastructures de transport. Mais ce redéploiement doit s’imaginer en intelligence avec la vallée de la Seine.

La délimitation d’un territoire se fait par la lecture des éléments de l’histoire et par l’émergence des intérêts et des enjeux. Qu’est ce qui est en jeu, quel est l’enjeu ? Quelle serait la perte si le territoire venait à être sacrifié ?

● La limite est un « entre-deux » facteur de tension et porteur de sens

Faire émerger l’essence d’un territoire à partir de toutes les inscriptions lisibles est un appui nécessaire avant de formuler les intérêts et les questions nouvelles. Notre attention s’est portée sur les vides actuels, sur les « entre-villes » en les considérant uniquement comme des terrains à forte valeur paysagères, révélateurs de la structure double de la vallée, longitudinale et transversale, comme autant de biotopes indispensables aux continuités biologiques entre zones humides et forêts de plateaux, mettant en tension, les hauts de vallée et les bords de l’eau. Il ne s’agit pas d’éliminer l’entre deux, de remplir les zones non construites mais de leur donner place dans la logique, dans la continuité fleuve/plateau coteaux. La logique de l’ensemble conduit à une surqualification de l’entre deux. Ces lieux sont qualifiés de plages, évoquant tout à la fois la topographie (en italia plaggia est une pente douce, en grec plagios signifie oblique), la proximité de l’eau mais aussi des espaces de temps.

Ces plages délimités en bas par le fleuve, en haut par les rebords des plateaux sont délimitées latéralement par des « bandes » à haute valeur paysagère : les écotones.

L’écotone est une limite plus complexe qu’une lisière. Il rend l’interpénétration et le passage possibles. C’est le territoire dans lequel on passe progressivement d’un lieu à un autre. Ce n’est pas une frontière, mais un front, un espace dynamique, ce qui se donne à vivre. Si la limite est vue comme une délimitation, on reste dans une logique d’objets, de juxtaposition. Si on ne considère pas qu’on est dans une logique de limite entre deux mondes, et que l’on respecte les passages, beaucoup de nouveautés deviennent possibles. L’interpénétration est lisible dans l’espace mais aussi dans le temps.

La continuité biologique et la continuité du paysage vont ensemble. Les découpages administratifs ne permettent pas toujours de voir cela. Les outils administratifs de gestion du territoire pour les directives d’aménagement visent soit un territoire très étendu : le SDRIF – Schéma de développement à l’échelle de l’île de France, soit une échelle communale : le POS ou PLU – « plan d’occupation des sols », devenu « plan local d’urbanisme ». Pour établir des conditions de dialogue et réfléchir à des stratégies qui conduisent à transformer et faire vivre un territoire qui a traversé des gloires diverses, il faut réunir les acteurs et les faire réfléchir ensemble. L’EPAMSA établissement public d’aménagement de la Seine aval, créé il y a dix ans, rassemble les conseils d’administration de différentes associations, le conseil général, les communes, du secteur « Seine aval ». Sous leur autorité, des ateliers de travail sont ouverts sur chacun des thèmes ou lieux qu’il importe de traiter. L’agence TER travaille avec eux depuis 6 mois. L’approche des transformations se fera par « plage par plage », réunissant des acteurs communaux qui n’ont pas forcément l’habitude de travailler ensemble mais qui là viendront écrire un futur commun.

Car la plage est le terme choisi pour définir l’espace qui rassemble les éléments, les décideurs, concernés par un même enjeu d’aménagement. Par exemple les responsables d’exploitations et les représentants des communes qui bordent un vallon qui rejoint les collines de Chambourcy aux bords de Seine. Sont en jeu, la faune des bois, les espaces agricoles, les politiques de développement et l’équilibre financier des communes, l’espace à vivre et ce qu’il donne à voir, « l’unité » ou la diversité du paysage. Le choix des cultures, l’entretien de la végétation existante, le maintien ou le développement du « bâti », les voies de communication, voies douces, routes ou autres, tout peut être déterminant sur le milieu visible et tout est facteur de relation ou de « délimitation », suivant la façon dont on l’aborde.

La rigueur de l’opération tient dans le cadre, définition des objectifs, cadre juridique et financier, défini par l’OIN, Seine aval, créée en 2006 et à laquelle adhère la majorité des communes attenantes à la Seine, certaines par l’intermédiaire de communautés de communes.

La mission de l’agence d’urbanisme et d’aménagement du paysage est de redessiner des « communautés de destin » qui s’affranchissent ou plutôt dépassent le découpage administratif pour la définition de projets qui permettent de travailler ensemble. 

● Jouer sur les limites du paysage c’est redonner du poids au temps

Trouver le lien historique et dynamique est ce qui permet d’avancer de façon constructive vers un avenir décidé en concertation. Là encore, le caractère est un jeu complexe d’évolutions, de transformations, de décisions.

L’existence des communautés de communes autour d’un espace peut être une organisation essentielle pour la conduite d’un projet. Il est nécessaire parfois de les réorienter. Les responsabilités collectives sont fédérées par les maires. Ils ont entre autres tâches, celle d’atteindre l’optimisation d’un puzzle, de faire venir des habitants. Il convient aussi de percevoir et faire comprendre la continuité sur les différentes dynamiques : continuité d’usage, historique, géographique, culturelle, visuelle.

Lycée Philippe Lamour – Nîmes – 1992
Quai planté de pins, banquettes inondables, socles surélevés.
Des passerelles transversales permettent l’accès aux unités pédagogiques.

Constamment adapter la réalité physique et géologique aux exigences de nouvelles activités peut amener parfois à retourner des processus « naturels ». Ainsi la réalisation d’un lycée à Nimes dans une zone susceptible d’être recouverte par les eaux, a été rendue possible par un jeu de plateformes surélevées et de jardins inondables, ainsi un parking dans le bas de la vallée du Verdon joue d’un habile dispositif de contre pentes et de bassins versants pour l’utilisation d’un terrain inondable lui aussi. Mais le plus souvent les éléments impriment une durée dans laquelle se lit l’évolution du territoire.

Redonner aux villes leurs pouvoirs d’échange, de confortation du lien social, d’animation culturelle (bibliothèques, associations …), exploiter au mieux l’urbanisation, rentre dans une stratégie globale. Il s’agit toujours de la même intention : fabriquer ensemble un cadre de vie.

Enfin, une autre expérience plus ancienne a été réalisée sur 300 km² d’un ancien territoire minier. Cette expérience est caractéristique car le problème posé est celui de la reconversion d’un territoire marqué par l’exploitation des mines (terrils et bâtiments d’exploitation) et s’étend sur trois pays différents (Allemagne, Belgique, Hollande). Une même réalité physique et historique à travers trois modes d’organisation et trois cultures. Le projet, à l’initiative de l’Europe, visait à revaloriser les mines et maintenir en place les habitants.

Le « bien commun » du territoire concerné est une grande nappe de charbon. Une première investigation pour préparer les rencontres de travail a consisté à observer les voies de circulation, routes et rivières, et les terrils, à recueillir des témoignages en vue de définir ce bien commun. Tous les habitants avaient eu un parent à la mine. Pour tous, la vie avait été marquée par le charbon. Pourtant les visions et les souhaits d’aménagement des marques qui en restaient, notamment les terrils, différaient fortement. Eco-musée en Belgique, piste artificielle pour le ski en Hollande, sanctuaire écologique en Allemagne. L’option prise a été de susciter la valorisation sur ces trois modes différents. Un important travail a été effectué pour permettre à une « infrastructure verte » de les relier. Le réseau des routes et de la rivière relient les pôles urbains et permettent que l’ensemble soit perçu comme une seule « grün metropole ».

La limite est une donnée qui prend une position majeure et avec laquelle le jeu est nécessaire.

C’est le temps qui l’impose tour à tour comme un butoir extérieur ou comme une donnée intégrée. Pour Paris, les gares qui sont actuellement le centre de Paris étaient, à l’arrivée du chemin de fer situées en dehors du périmètre des fortifications, le dénivellement de la rue Amelot rappelle que les grands boulevards surmontent les remparts de l’enceinte de Philippe Le Bel. Effacer les données, faire table rase et recommencer est l’option des utopies de renouveau comme dans les années 60 où le parti pris des idéologies révolutionnaires invoquaient une salutaire « tabula rasa ».

 

Faire émerger la dimension du passé et permettre la vision de la continuité, s’insérer dans le temps, est la condition pour atteindre la dimension du territoire et dépasser l’anecdote. Il est nécessaire de comprendre dans quoi on est, avant de déterminer sur quels leviers on peut agir pour que cela ait du sens.

Michel Hoessler
Agence TER
Propos recueillis par Camille Petit