Les temps et les moments

Sagesse biblique dans le livre de Qohéleth

  • La question du temps est de celles que les écrits bibliques éclairent de plusieurs manières. Les lignes qui suivent n’abordent donc qu’un seul aspect de cette question. Pour autant, il s’agit d’une conception du temps qui traverse toute la Bible, en particulier dans les écrits sapientiaux.  
     Le livre choisi ici est un livre étonnant : Qohéleth, qui est le nom hébreu de l’Ecclésiaste : livre « canonique » pour tous les chrétiens (à ne pas confondre avec l’Ecclésiastique : « deutérocanonique » des Bibles qui suivent le canon alexandrin). 
    Dans le livre de Qohéleth, la conception particulière du temps a fait couler beaucoup d’encre. Une thèse classique voulait que l’on oppose un temps « cyclique » (grec) à un temps « linéaire » (biblique). La réalité est beaucoup moins simple. En tout cas, dans les écrits bibliques, le livre de Qohéleth semble ignorer cette distinction.
    En fait, tout le livre est marqué par une relation au temps qui passe. Il n’est, pour l’homme, que des moments (heureux ou malheureux). Non pas un temps uniforme, mais des temps, favorables ou non. 
     » Il y a un moment pour tout, un temps pour chaque chose sous le ciel :
    un temps pour mettre au monde et un temps pour mourir ;
    un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté ;
    un temps pour démolir et un temps pour bâtir
    un temps pour pleurer et un temps pour rire….. « 
    Qohéleth 3,1ss
     

    Et ce temps peut donner à l’humain passager l’impression d’un retour continuel. En effet, ce temps revient toujours et ne passe jamais. L’homme cependant passe et ne revient jamais. Tel est le paradoxe de l’homme dans le temps, c’est-à-dire : dans son temps -dans la brève durée qui lui est impartie.

    La réflexion du Qohéleth est marquée par l’impermanence, la fragilité, l’éphémère de la vie humaine. Mais, comme nous le verrons, Qohélet se situe dans la mouvance d’une pensée biblique ancienne.
    Dès le début du livre le ton est donné : 
    « Futilité complète, dit Qoheleth, futilité complète, tout n’est que futilité «   1
    Le lecteur français est plus habitué à la traduction : « vanité des vanité, tout est vanité ». C’est là, en fait, un décalque du latin (vanitas vanitatis…). Cette « vanité » désigne ce qui est vide et vain. C’est, selon Qoheleth, ce vide qui marque toutes les activités humaines –lesquelles sont éphémères (hévèl).
    Ainsi, le mot hébreu « hévèl » par lequel commence le livre (mot qui revient sans cesse tout au long du livre), est un mot aux multiples emplois :

    1)      Le mot est un substantif qui signifie « souffle léger », « haleine », « buée » …. De là une traduction moderne (Meschonnig) : « Buée de buée, tout est buée ». On ne peut rejeter cette survalorisation de l’étymologie. En effet, la répétition continuelle, dans ce livre, du terme « buée » crée une association entre la métaphore et la réalité perçue. Mais on peut   préférer la traduction de la NBS : « futilité ».

    2)      Hévèl est aussi le nom le nom hébreu d’Abel. En sorte que l’on pourrait traduire le début du livre de Qohéleth par : Abel d’Abel, tout est Abel !

    3)      Ce mot est régulièrement, en hébreu biblique, pris comme une métaphore de l’éphémère. C’est même une métaphore en voie de lexicalisation. Pour parler simplement : Il s’agit d’une image banale qui devient une expression du langage courant. On pourrait alors « traduire »  : « rien de rien ; tout est rien », ou : « néant de néant ; tout est néant ».

    4)      La moitié des emplois bibliques du mot se lisent dans le seul livre du Qoheleth. En sorte que –pour comprendre la pensée de l’auteur- la compréhension du mot hévèl est un passage obligé. Ainsi, par le biais de l’éphémère, la question du temps s’inscrit dans la structure fondamentale du livre…

    • L’éphémère

    Sur terre, chaque être vivant a une durée qui lui est propre. L’homme n’est que la durée de son souffle et ce souffle est un soupir (hévèl). Dans la nature, tout revient, inlassablement, mais l’homme est voué à passer.
    J’ai vu toutes les œuvres qui se font sous le soleil : tout n’est que futilité (hévèl) et poursuite de vent

    Qoh 1,14

    Le sort de l’homme stupide m’attend, moi aussi ; pourquoi aurais-je alors montré, moi, davantage de sagesse ? Et je me suis dit que c’est là encore une futilité (hévèl)

    Qoh  2,15

    Tout ce qu’il a fait est beau en son temps ; aussi il a mis la durée dans leur cœur, sans que l’être humain puisse trouver l’œuvre que Dieu a faite depuis le commencement jusqu’à la fin

    Qoh  3,12

      Ce qui caractérise l’humain est donc son caractère éphémère. Abel est le nom de tout homme. Dieu seul est éternel. Il est le Deus semper idem des prières de tous les monothéistes. En langage biblique : Aux yeux de Dieu, mille ans sont comme un jour (Psaumes 90,4 ; 84,11). Cependant, pour l’homme, aujourd’hui est unique et ne reviendra pas.
    Dès lors, ce monde n’est pas à la mesure de l’intelligence humaine. Même la justice de Dieu n’est pas toujours compréhensible. La rétribution est une des grandes questions du livre. Les justes sont-ils récompensés et les injustes punis ? L’expérience montre souvent le contraire, en sorte que la question de la rétribution revient sans cesse, en particulier dans la littérature sapientiale (c’est la question qui, par exemple, sous-tend tout le livre de Job).
    Dans le livre de Qohéleth cependant, cette question est liée à l’impermanence de la vie humaine. Non que le monde n’ait pas un sens (direction), mais l’homme ne peut connaître ce sens (cette direction) : il ne vit pas assez longtemps pour cela. S’il vivait quelques millions d’années, il comprendrait peut-être ce que Dieu fait. Mais sa durée est celle d’un souffle et il ne peut jouir que des moments qui lui sont donnés. Tel est le problème du sage :

    … j’ai vu toute l’œuvre de Dieu : l’être humain ne peut trouver l’œuvre qui se fait sous le     soleil ; ce que l’être humain cherche avec peine, il ne le trouvera pas ; et même si le sage prétend connaître, il ne peut pas trouver.

    Qoheleth 8,17
    En outre, pour l’humain, le temps n’est pas un mouvement uniforme. Un temps de jeunesse n’est pas un temps de vieillesse. Un temps de bonheur n’est pas un temps de malheur. Et des intensités différentes de bonheur ou de malheur créent des vitesses différentes de temps. Autrement dit : le temps est un temps vécu et non ce temps abstrait que mesurent les horloges.
    C’est là une position courante de l’ancienne sagesse biblique :
     » … jeunesse et fraîcheur ne sont que futilité (hévèl) « 

    Qohéleth 11,10
    C’est qu’en effet, la jeunesse est passagère. A toutes les époques, les anciens le savaient. Nihil durare potest tempore perpetuo (rien ne peut durer éternellement) chantait le chœur des vieillards, en réponse au couple qui, dans le poème de Catulle, se jurait un amour éternel. 
    Dans les écrits bibliques, cependant, un pas supplémentaire est fait. La futilité n’est pas une fatalité : elle est un choix –selon le prophète Jérémie !
    « Quelle injustice vos pères ont-ils trouvée en moi pour s’éloigner de moi,
    Pour suivre ce qui est futile (hévèl)
    Et se rendre eux-mêmes futiles  » 2
    Jérémie 2,5
    On devient ce qu’on cherche. Ainsi, ceux qui fabriquent des idoles seront détruits comme ce qu’ils fabriquaient :
    « comme elles, seront ceux qui les fabriquent « 
    Psaume 115,8
     Plus généralement, l’idée d’une existence éphémère revient souvent dans les écrits bibliques :
    « las, tout homme est buée (hévèl) « 
    Psaume 39,6 (traduction littérale)
    Mais on pourrait également transcrire : « Tout adam est Abel ». Car le nom de tout humain (adam) est le nom de ce fils d’Adam qui est Abel. Cette idée d’une similitude entre l’homme en général (Adam) et le nom d’Abel (= hévèl) est plusieurs fois exprimée (voir Psaumes 39,7.12 ; 62,10 ; 78,33 ; 94,11 ; 144,4).  
    Qohéleth a en mémoire non seulement les textes bibliques, mais spécialement ce passage (Genèse 4) qui nous conte la mort d’Abel et la naissance de la civilisation. Celui qui l’emporte est apparemment Caïn –de qui procèderont les acquis de la civilisation. Pourtant, lui aussi mourra. ABEL (hévèl), cependant, lui survivra, en Enosh (cf Genèse 4,25)
    Dans les textes bibliques, l’homme doit poursuivre ce qu’il EST et non ce qu’il A. Ce qu’il A disparaîtra avec lui. Ce qu’il EST sera jugé. Car toutes choses viendront en jugement –ainsi que le dit l’épilogue :
     
    Outre que Qohéleth fut un sage, il a encore appris la connaissance au peuple…
    Les paroles des sages sont comme des aiguillons…
    C’est le don d’un seul berger…
    Crains Dieu et observe ses commandements 

    C’est là tout l’humain
    Car Dieu fera venir en jugement,
    Tout ce qui est caché
    -que ce soit bien ou mal
    Qohéleth 12,9ss
    L’épilogue (Qohéleth 12,9-14) est d’une autre main, certes. Il n’empêche que c’est grâce à cet épilogue que le livre a été reçu au nombre des livres saints et qu’il a été transmis jusqu’à nos jours. Et de même ce regard particulier sur le temps humain.
    Notes
    1.   Nouvelle Bible Segond, 2002. Sauf indication contraire, les textes bibliques sont cités dans cette traduction.
    2.   Traduction difficile. Le prophète crée ici un verbe dérivé de la racine du mot « hévèl » (HBL). Ils se sont « abélisés », « néantisés », « éphémérisés », « rendus futiles »… Bref, ils sont devenus cela même qu’ils poursuivaient.