L’expression du temps en hébreu biblique

Un regard biblique sur le temps

Jacques Chopineau

Bulletin n°2 – Le temps

L’expression du temps a –dans chaque langue- deux pôles : l’action et la manière dont l’action est accomplie. Le temps et l’aspect. De fait, dans chaque langue, l’expression verbale est un mélange de ces deux pôles. Telle langue insistera davantage sur le temps de l’action, tandis que telle autre langue exprimera plus fortement la manière dont l’action est perçue.
Ainsi, le locuteur est dépendant de la langue qu’il parle. Sa perception du temps doit passer par une grille fournie par le système linguistique qui lui est particulier. Penser, c’est parler, dit-on justement. C’est l’éternelle histoire du philosophe pris dans les filets de la langue, ainsi que le disait Nietzsche.
En sorte que le jargon est, habituellement, une pente savonneuse pour la pensée. Parler correctement une langue est un passage obligé pour une pensée claire. Mais ce qui est clair dans une langue peut paraître trouble dans une autre langue….
Bref, chaque langue a ses propres moyens pour exprimer le temps. Les comparer serait une tâche immense qu’il ne saurait être question d’aborder ici. Bornons-nous à l’expression de la temporalité propre à la grammaire de l’hébreu ancien –la langue de la bible hébraïque.

• Langues sémitiques  
Notons d’abord que d’autres langues de la même famille linguistique (les langues sémitiques) ont une manière semblable ou analogue d’exprimer la temporalité. Là où le français (et beaucoup d’autres langues) distinguent présent, passé et futur, les langues sémitiques anciennes ont une opposition de type : accompli et inaccompli ou « parfait » et « imparfait », c’est-à-dire : fini (ponctuel) et « en train de se faire » (duratif).
Ces mêmes langues dans leur forme moderne ont d’ailleurs souvent développé un passé et un futur, par la création d’un présent. Par l’adjonction d’un préfixe pour exprimer le présent (comme dans de nombreux dialectes arabes) ou par l’utilisation d’un participe conjugué (c’est le cas de l’hébreu moderne).
En langue ancienne, cependant, les participes (actifs et passifs) n’étaient pas marqués temporellement. A l’inverse, en hébreu moderne, le participe actif est senti comme un présent. Dans tous les cas, par la création d’un temps présent, l’accompli est renvoyé dans le passé et l’inaccompli devient un futur. Le temps a supplanté l’aspect.
Certains grammairiens ont d’ailleurs renoncé à cette terminologie  »accompli/inaccompli » et préfèrent une désignation purement formelle : « conjugaison à suffixes » et « conjugaison à préfixes ». Ce qui a l’avantage de ne pas introduire une distinction étrangère à ce système…
En fait, en hébreu ancien, l’accompli était un ponctuel (du passé comme du futur) et l’inaccompli était un duratif (du passé comme du futur). Ainsi, le temps d’une action était moins exprimé que la manière dont l’action était accomplie. 
De là, évidemment, des difficultés de traduction. C’est qu’une langue n’est pas simplement un lexique et une grammaire : c’est une manière de sentir et de penser, une manière particulière d’appréhender la réalité. Naturellement, le vocabulaire transcrit un découpage particulier. Chaque langue opère son propre découpage. Mais, plus encore, l’expression du temps marque –dans chaque famille de langues- une approche originale et spécifique.
D’autre part, les propositions nominales sont impossibles –en principe- dans les langues néo-romanes ou germaniques (pas de phrase sans verbe ! dit-on aux enfants). Et exprimer une action revient à choisir le temps où elle a (ou avait, ou aura) lieu. Au contexte d’exprimer, éventuellement, si l’action est forte ou légère, rapide ou lente etc… Mais le verbe lui-même, dans nos langues, ne le dit pas nécessairement : il lui suffit d’inscrire l’action dans un temps.
Toute autre est cette expression du temps dans les langues sémitiques. Nous nous bornons ici à la seule hébraïque ancienne, mais il serait facile d’étendre ces observations à d’autres langues (araméen ou arabe, par exemple). Et seules les grandes lignes de l’expression du temps sont abordées ici.
Ainsi, nous pouvons délaisser les « formes dérivées » par lesquelles le verbe exprime le passif, le causatif (factitif), l’intensif, le réflexif (et ses diverses nuances)… Ce système de dérivation a évolué, mais les langues classiques conservent plusieurs formes courantes (au moins 5 en araméen et 7 en hébreu, couramment 10 en arabe…). 
Nous dirons rien non plus des modes volitifs (cohortatif, impératif, jussif)… Sans doute, malgré ses irrégularités, notre système néo-latin peut paraître simple !
• En hébreu biblique

Par la force de l’habitude, nous sommes tentés de voir dans l’accompli et l’inaccompli : deux « temps ». Mais cette manière de s’exprimer est une simplification. D’autant que –en hébreu biblique-ces deux aspects sont démultipliés par une forme particulière : le waw dit « consécutif », qui est préfixé et qui entraîne un changement d’accent tonique.
Ainsi, ces deux formes deviennent quatre « temps », grâce à cette particule waw  « consécutif » qui transforme le duratif en ponctuel ou le ponctuel en duratif. Il y a donc quatre « temps » grammaticaux en hébreu biblique (avec ces formes « consécutives » que la langue moderne n’a pas conservées) :
–         Accompli ponctuel
–         Accompli-duratif (accompli « consécutif »)
–         Inaccompli-ponctuel (inaccompli « consécutif »)
–         Inaccompli duratif
Le « temps » qui est –de loin- le plus utilisé dans les écrits bibliques est l’inaccompli ponctuel (inaccompli consécutif). C’est le temps habituel du récit. Il y eut ceci, puis, il y eut cela… Ainsi, le très fréquent « il dit » est un tel inaccompli consécutif, normalement traduit par un passé simple français (ponctuel du passé). 
Le français (comme d’autres langues néo-latines) a d’ailleurs conservé une distinction entre un passé ponctuel (passé simple) et un passé duratif (imparfait). Tel n’est pas le cas des langues germaniques.
Mais –outre les formes « consécutives »- les autres formes sont fréquentes en hébreu biblique. Les exemples suivants le montrent :
Inaccompli : 
                «  Une vapeur montait de la terre «                                  Genèse 2,6
Nous sommes aux origines du monde, donc dans un passé très lointain. Une vapeur « montait » de la terre. Or le verbe « montait » est un inaccompli (ya’alè) qu’il serait absurde de traduire ici par un futur ! La forme verbale note simplement que cette vapeur ne cessait pas de monter. Un « temps » duratif était obligatoire. De là l’emploi normal de cet inaccompli (lequel serait, en langue actuelle, un futur) que les traductions rendent justement par un imparfait (duratif). 
 Accompli et Accompli consécutif :
                « La chose qu’a vue Esaïe, fils d’Amoç, sur Juda et Jérusalem… »                                                             Esaïe 2,1
Ce qu’il a vu (en vision : ce n’est pas le verbe « voir » ordinaire), il l’a vu une fois, brusquement, en un instant. D’où l’usage de l’accompli (ponctuel). Mais ce qui suit est différent :
                « Sera (accompli consécutif) dans la suite des jours, sera (inaccompli) fondée la montagne de la maison de YHWH… »
Le premier « sera » est un duratif : La vision instantanée donne au prophète de voir ce qui –à la fin des temps- se déroule et dure… En sorte que le verbe suivant est un inaccompli ordinaire (évidemment duratif)…
Autre exemple :
« Heureux l’homme qui ne marche pas (accompli) selon le conseil des impies ; et dans un chemin de pêcheurs ne s’arrête pas (accompli) ; et dans une résidence de moqueurs ne s’assied pas (accompli). Mais, au contraire, dans la Thora de YHWH est (le verbe est ajouté : proposition nominale) son plaisir et dans sa Thora il médite (inaccompli) jour et nuit. Il sera (accompli consécutif) comme un arbre… »
                                                                  Psaume 1,1ss                       
Les accomplis du début sont des ponctuels : Heureux est celui qui ne fait jamais ce qui est décrit. Par contre, il prend plaisir (duratif) à la méditation de la Thora. Alors, il sera (accompli consécutif) comme un arbre. Il le sera durablement…
Il serait inutile de multiplier les exemples. D’ailleurs, il suffit de comprendre qu’une traduction dans un autre système verbal est comme une transposition dans une autre tonalité. Un miroir indispensable, sans doute, mais toujours déformant. Notre langue est notre miroir.