Liens, projets, espérances

  • En forme d’introduction Un lien peut être le synonyme d’une contrainte, d’une obligation. Il faut alors briser ces liens qui nous entravaient et ainsi vivre libre ! Mais en même temps, ce qui nous lie est aussi ce qui nous donne d’être ce que nous sommes. On parlera alors de liens familiaux, nationaux, culturels, linguistiques, religieux etc…  Bref, le terme est ambigu : tout autant que la vie elle-même !

En fait, nous sommes liés à une histoire, à une famille terrestre, à un entourage, à une forme particulière de vie…. D’ailleurs, même les lieux auxquels nous sommes attachés nous déterminent en partie. L’habitant du désert ou de la toundra glacée n’est pas identique à l’habitant d’une grande ville.

Notre âge aussi nous donne d’être enfant, adulte ou vieillard. Le lien même qui nous lie à la vie est un lien passager. Mors ultima ratio disaient les anciens… D’ailleurs, une année de vieillesse et une année de jeunesse ne sont pas identiques !

D’autre part, il est autant de liens que de traditions. Et il est habituel de considérer comme « normale » notre relation au monde qui nous entoure. Bien qu’il existe autant de »normalités» que de relations au passé et au présent. Ce qui est « normal » ici peut paraître étrange ailleurs. Comment peut-on être Persan ?  Comment peut-on avoir cette pensée, ces croyances, ces coutumes… alors que nous ne les partageons pas ?

Il importe de connaître ces liens qui unissent ce que nous sommes, là où nous sommes, avec ce que nous voulons être ou devenir. Il n’est pas vie sans projet de vie. Nos liens sont nombreux, mais ils n’expliquent pas tout ce que nous sommes.

Dans tous les cas, la question est de savoir ce que nous faisons de ces liens. Il arrive qu’un lien soit une épreuve, mais une épreuve qui nous juge… Là est la question centrale : Que faisons-nous de ces liens ? Certes, ils nous définissent, mais ils ne sont qu’un prélude, non un terme.  Ce que nous construisons est ainsi plus important que ce que nous avons hérité.

 Le premier lien

En premier lieu : L’homme est lié à la terre qui est son seul habitat naturel. Détruire la terre serait évidemment la fin de l’humanité. On  le sait mieux, de nos jours… Notre regard est éduqué par l’écologie –terme jadis inconnu.

Cette terre qui est notre seul habitat est la terre-mère chantée par les poètes. En termes bibliques, c’est aussi le commencement et la fin :

Souviens-toi homme que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ( Genèse 3,19)

De là, cette représentation ancienne de la création de l’humanité à partir de la poussière de la terre. L’homme terreux surgit de la glaise et finira y retourner.

Cette origine du genre humain est également signalée par cette particularité de la langue hébraïque dans laquelle Adam désigne le genre humain et adama signifie : le sol. Transposée en latin, cette association (ce lien verbal)  amènerait à rapprocher homo et humus. Evidemment, l’étymologie n’est pas ici en cause, mais le lien symbolique est évident.

Voilà pour le premier lien qui unit l’humain à son milieu. Pas d’homme sans terre ! Mais une découverte de notre temps est que, pour la première fois dans son histoire, l’humain est devenu capable de détruire son milieu.

L’homme a le pouvoir de détruire son milieu naturel ! Les guerres passées n’avaient pas ce pouvoir. Elles pouvaient, certes, tuer localement beaucoup d’humains, mais elles ne pouvaient pas anéantir le milieu vital. Il faut donc apprendre un savoir nouveau : respecter cet environnement qui est notre berceau. Que ce lien ne soit pas rompu !


 Un lien clanique et familial

Tout humain est né d’une femme. L’espèce humaine ne subsiste que parce qu’elle se reproduit. Le premier lien humain est ainsi un lien fondamental de parenté, sans lequel l’existence même serait impossible. Et ce lien laissera des traces tout au long de l’existence. Tout humain a un père et une mère.

Toutes les espèces d’ailleurs sont vouées à se reproduire ou bien à disparaître de la surface de la terre. Cette origine crée un lien que rien ne peut abolir. Tout humain a des parents et des ancêtres., mais aussi une ethnie, une patrie, une histoire…

De là, ce cri d’Adam reconnaissant Eve :

 Os de mes os, chair de ma chair (Genèse 2,23)

De même, Laban reconnaissant en Jacob un membre de sa famille :

Tu es vraiment mes os et ma chair (Genèse 29,14).

En même temps, cette origine n’est pas à la mesure du destin. L’humain venant de peu est cependant appelé  à un grand projet, ainsi que le rappelle cette parole de sagesse, tirée d’un texte religieux ancien :  

Akabia fils de Mahalallel disait : pénètre-toi de ces trois choses et tu éviteras la transgression. Sache d’où tu viens et où tu vas et à qui tu devras rendre des comptes. D’où tu viens : d’une goutte fétide ; où tu vas : au lieu de la poussière et de la vermine ; et à qui tu devras rendre des comptes : Au roi des rois le Saint-béni-soit-il. (Pirqé Avoth 3,1)

Dans cette perspective paradoxale, l’homme mortel, issu de la terre et voué à y retourner, cependant, est appelé à traverser cette vie avec une perspective, un projet, une espérance. Et cela peut sans doute habiter son présent.

 Liens culturels et/ou religieux

Selon l’image donnée par ce texte de l’épitre aux Hébreux :

… nous dont le refuge a été de nous attacher à l’espérance qui nous était proposée. Cette espérance, nous l’avons comme une ancre solide et ferme pour l’âme ; elle pénètre au-delà du voile, là où Jésus est entré pour nous comme un précurseur…(Epitre aux Hébreux 6,18-19)  (1)

L’image proposée dans le texte est d’autant plus frappante que –bien que le texte soit rédigé en grec- l’auteur certainement connaît l’hébreu. Or, en hébreu, le mot fil  (qaw) est de même racine que le mot espérance (tiqwa). En sorte que l’espérance est perçue comme un fil qui, selon le texte,  nous tire en avant. L’espérance est un lien avec ce qui n’existe pas encore…

Encore faut-il ne pas lâcher la corde, mais au contraire la tenir fermement. Ici encore l’étymologie suscite le rapprochement. Foi (‘emûna) exprime le caractère de ce qui est ferme, sûr, certain. Tel est d’ailleurs le sens du mot Amen : il ne s’agit pas d’un vœux pieux, mais d’une réalité actuelle.

En sorte que  le croyant (ma’amin) fidèle (ne’eman) est celui qui fait confiance (he’emin). Voilà pour la langue biblique, mais les arabisants auront fait le rapprochement avec la racine identique (‘mn) qui est, en arabe, à la base des mêmes mots dérivés.

Dans notre langue, les mots « foi » et « croyance » sont souvent des synonymes -comme si « croire » était identique à « avoir la foi ». Autant faire l’amalgame entre « joie » et « plaisir » ou entre « secret » et « mystère »… Nombreux sont les termes que l’usage courant réduit par amalgame … mais cet amalgame emprisonne la pensée.

Le langage courant, parfois, nous éloigne de la réalité. Dans le cas présent, il rend impossible la traduction de l’expression par laquelle le prophète Esaïe apostrophait ses contemporains jérusalémites menacés par le siège de l’armée assyrienne, en ce temps-là :

Si vous n’avez pas la foi, vous ne tiendrez pas (Esaïe 7,9)  (2)

Cependant, il est toujours possible de lâcher cette corde espérance et, ainsi, faire droit à cette normalité qu’est la pesanteur. La vie est la chute d’un corps, disait Paul Valéry.

Souvent la vie humaine se meut entre espérance et désespérance. L’espérance est un lien dont la rupture s’appellerait désespérance. Que ce lien ne se brise jamais dans les cœurs des humains : telle est la loi de la vie !

Jacques Chopineau

Notes

(1)    Les textes bibliques sont cités dans la traduction de la Nouvelle Bible Segond (NBS).

(2)    Traduction NBS qui rend bien le sens. Il reste qu’en hébreu les deux verbes sont de même racine. « faire confiance » et « être rendu confiants » ou « affermir » et « être fermes ». Les traductions sont nombreuses, mais aucune ne peut restituer entièrement la parole du prophète. La traduction arabe, cependant, est un simple décalque de l’original, comme pourront le vérifier les hébraïsants qui ont accès à cette traduction arabe. La proximité des langues permet cela…