L’IMAGE, QUI PORTE EN ELLEL’ÉTERNITÉ DU MONDE
Située au confluent de la réalité et de notre imagination, l’image, qu’elle soit tentative de représentation ou création de notre esprit, est un moment de vie capté à un instant précis. Figeant ce morceau de temps suspendu, et l’espace qui va avec, elle nous permet de nous les approprier, les chargeant en émotion.
Nous ne percevons du monde que ce que notre regard, qui l’inonde de subjectivité, y voit. La manière de voir autant que le « représenté » détermine l’image, réalité mixée par la conscience. De fait, ce sont les images que nous créons qui sont pour nous la réalité.
Personne ne voit le monde de manière identique. Seuls les amoureux peuvent penser qu’ils admirent le même coucher de soleil. Chacun d’entre nous peut dire : « ma réalité est unique ». On peut même affirmer, en paraphrasant Lacan selon lequel « l’image donne son style au réel », que chacun d’entre nous donne son style au réel.
A ces images subjectives du monde se mêlent celles, encore plus subjectives, de notre imaginaire. Tous nos sens renvoient à des images. Chaque sentiment fait naître en nous une image.
Mais l’image ne se présente pas à notre conscience comme se présente une chose. Fruit de notre regard, de notre personnalité, elle met le monde devant nous, le tient à distance, alors que nous sommes dedans depuis notre naissance. C’est de ce « déchirement » de notre être que naît l’émotion éprouvée parfois face à une image.
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Nous ne voyons le monde que par images. Ce sont elles qui nous tiennent lieu de monde.
Aucune image n’est isolée. Chacune d’entre elles, aussi particulière, bizarre, violente soit-elle, est liée consubstantiellement aux autres et renvoie à une ou plusieurs autres images, plus ou moins fortes, denses, heureuses, tragiques, belles, etc.
Nous vivons en feuilletant un livre d’images qui s’emboîtent ou, plus exactement, qui s’articulent les unes par rapport aux autres. Comme si chaque image se reflétait dans la suivante, et ainsi de suite dans une spirale sans frein et sans fin.
Suivant les moments, l’image est le reflet de la vie déformée, de la vie atténuée, de la vie intensifiée.
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La peinture est avant tout -j’allais dire : essentiellement- la transmission d’une émotion. Tableau figuratif ou abstrait peu importe, pourvu que la sensibilité qui a présidé à sa création rencontre la nôtre. En regardant Les Ménines c’est celle de Velasquez que nous retrouvons, c’est elle qui nous bouleverse, davantage que ce que représente le tableau – qu’avons-nous à faire, à moins d’être historien, de la cour d’Espagne au 17ème siècle ?
La peinture (l’image), en défiant ainsi le temps, nous permet de partager, intacte, l’émotion de Michel-Ange, de Rembrandt, de Cézanne ou de Picasso.
Lorsque nous disons d’un tableau qu’il nous « plaît » c’est que son sujet, sa composition, ses couleurs, etc. nous ont séduit, mais c’est bien aussi parce qu’il nous a « touchés », autrement dit parce que nous y avons senti, ou pressenti, la présence vibrante de l’artiste. Quel souvenir avons-nous d’une œuvre, si ce n’est, avant tout, celui de l’émotion ressentie en la voyant ? Si la mémoire déforme l’image, elle privilégie et pérennise en revanche la sensation que celle-ci a provoquée en nous. C’est cette sensation, agréable et intense, que nous nous efforçons de conserver lorsque, à l’issue de la visite d’une exposition, nous en achetons le catalogue ou telle reproduction d’un tableau que nous y avons particulièrement aimé.
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La photo témoigne ou illustre. Elle fige l’image et le sens qui lui est lié. Elle est moment du passé, coupé de son contexte, et n’évolue pas. Morceau de réalité auquel nous ne pouvons échapper, saisi, « refroidi » par un appareil, elle n’est pas captée, fouillée, retournée par notre regard en mouvement, curieux, fébrile, intense (ou désabusé), qui n’a de cesse de s’y perdre, libre de toute contrainte, et de prendre plaisir à se retrouver surpris. Le cliché est plat et nous le ressentons comme tel : il n’est pas, comme le tableau, un moment de temps suspendu dans lequel nous pouvons « pénétrer ».
Le cinéma ajoute à l’image le mouvement (un mouvement extérieur à nous) et le son (qui influe sur elle et lui « colle » un sens). Nous voici, comme dans la photo, prisonniers d’une histoire qui est celle du réalisateur, incarnée par des acteurs, que nous ne maîtrisons nullement. Nous rêvons peut-être un monde, mais jamais nous ne touchons notre être. Nous ne pouvons nous y « perdre » que par imitation : il n’est que de voir, à la sortie d’une projection, comment certains spectateurs adoptent pour quelques minutes la démarche ou les intonations de voix d’un acteur dont ils viennent tout juste de suivre les aventures sur l’écran. Qui, au sortir d’un musée, sourit comme la Joconde, a le regard provoquant d’Olympia, montre la fébrilité d’un Van Gogh ou affiche la désespérance que dégage tel tableau de Hopper ? Personne, puisque dans ces tableaux nous nous y sommes perdus… et qu’une partie de nous-mêmes s’y trouve encore !
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La peinture – dont Valéry disait qu’elle « pouvait donner d’un objet vrai une impression plus forte, plus isolée que l’objet même ne l’a jamais fait »[1]- nous aide à découvrir le monde, mais, plus encore, notre monde intérieur.
Celle de Rothko est peut-être parmi celles qui y parviennent le mieux. À quoi cela tient-il ? À l’intense vibration de ses couleurs ? À leur subtile juxtaposition ? À ses grands rectangles aux limites indécises qui recèlent autant de points de fuite vers de mystérieux infinis ? A la liberté que ses formes abstraites nous donnent ? Ou à la présence brûlante de l’artiste que nous sentons si proche et dont l’intensité enflamme notre regard et nous bouleverse ?
En nous livrant une part de l’éternité du monde, la peinture invite notre être à s’y reconnaître, conférant à l’image toute sa noblesse.
[1]Cahiers 1894-1914, tome XII, Gallimard, Paris, 2012, p.67.