NOTES SUR L’EXERCICE DE L’AUTORITÉ
Donnons d’abord notre attention à la notion elle-même. Même si le problème n’est pas encore posé par là, du moins nous serons-nous accordés sur quelques orientations.
Le terme « autorité » est construit à partir du verbe latin augere (augmenter et entretenir ce qui est fondé), d’où dérivent à la fois auctor (auteur, fondateur, garant, c’est-à-dire celui qui lie) et auctoritas. Ce terme indique la source d’où jaillit une crédibilité, le degré de confiance que l’on peut avoir envers ceci ou cela [l’héritage, le passé ou une personne (âgée, morale, …)]. L’autorité est « acte d’auteur » à l’égard d’un autre. On dit de quelqu’un, lorsqu’il n’a pas besoin d’exercer une contrainte physique ou un pouvoir pour imposer une obéissance inconditionnelle, qu’il est « investi d’une autorité » ; on parle « d’attribuer à quelqu’un l’autorité de faire ceci ».
A ce titre, l’autorité ne devrait pas être fonction d’un pouvoir, de l’usage de qualités physiques violentes, d’une force morale intrinsèque, d’une attitude « naturelle » (charisme) ou d’une menace. Elle devrait dessiner un rapport, symbolique. Son efficacité ne devrait pas découler d’un ordre, d’une persuasion ou d’une argumentation, mais de la façon dont elle est socialement émise (par exemple dans le cadre d’une gérontocratie, d’une ancestralité, d’une « origine », ou d’une « transmission ») et de la façon dont elle est reçue (dans le cadre d’une attente, d’une rumeur) à la fois : le respect, tacite au moins, de l’autorité (ou l’obéissance à) en dépend.
C’est là, sans doute, ce que chacun devrait savoir ou pouvoir énoncer. Mais, encore une fois, aucun problème n’est posé par là. Laissons donc cela de côté pour revenir quelques instants à notre époque, et à cette curiosité : on n’a sans doute jamais autant été inquiet de l’autorité (nécessaire ?), d’un retour à l’autorité (requis ?) et corrélativement de sa disparition, de difficultés avec l’autorité que de nos jours, alors que peu de textes sont disponibles pour en discuter et pour alimenter la réflexion des uns et des autres. Le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (dir. Monique Canto-Sperber, Paris, Puf, 1996) ne présente ni n’étudie le terme pour lui-même, le livre déjà ancien d’Alain Renaut (La fin de l’autorité, Paris, Flammarion, 2004) concerne plutôt l’articulation de l’autorité à la politique, et finalement chacun se décharge comme il peut sur l’article d’Hannah Arendt, Qu’est-ce que l’autorité ? (in La crise de la culture, 1957, Paris, Gallimard, 1972).
Complément de curiosité : ce fait ne saurait donner forme aux plaintes en disparition de la crédibilité de l’autorité, de nos jours. Elles reposent en revanche sur un double parti pris. Premier aspect du parti : « c’était mieux avant » !, autrement dit, l’autorité existait avant, et on doute de son existence actuelle. Nul ne demande évidemment quand, où ? Deuxième aspect du parti : désormais, la dissolution des grands récits et des normes qu’ils proposaient, la soi-disant perte des illusions modernistes ont engendré une autonomisation croissante de l’individu, dommageable à l’autorité. L’individu devenu finalité de toutes choses revendique des libertés et des droits incompatibles avec les références à l’autorité. La dissolution des valeurs traditionnelles aboutit au rejet des valeurs imposées ainsi que de toute normativité.
Envisagez maintenant de rapprocher les deux énoncés précédents, la définition et l’usage. Il en résulte une difficulté : ce n’est pas seulement l’avenir du passé qui est en question, mais aussi notre manière de poser le problème du rapport entre les personnes, voire entre les citoyennes et les citoyens, ainsi que celui de la jouissance par chacun de sa parcelle de pouvoir. Il n’y est pas question de faire confiance à qui que ce soit. Il n’y est guère sous-entendu que l’on pourrait tirer quelque chose de notre époque. Des individus insouciants seuls peupleraient ce monde de leurs splendides isolements. Le règne de la jouissance serait partout décrété et l’autorité serait désertée.
La nostalgie et le ressentiment ne cessent plus de se manifester dans ces cris de déroute. Au point qu’on ne se sert plus des héros que pour tenter d’inspirer encore une confiance que nulle autre personne ou institution ne semble plus donner. Mais de quoi nous parle-t-on ? En vérité moins de l’autorité que de l’autoritarisme ; moins de l’autorité que de la personnalité autoritaire ! ; moins de l’autorité que d’un soi-disant devoir d’obéissance ! Si l’on évoque une puissance, ce n’est guère celle qui donne de l’impulsion sans induire en témérités, ce n’est pas celle qui aide à composer des dynamiques au cœur d’un ensemble de circonstances et d’événements dont on croit qu’ils nous conduisent au désastre.
Quelques artistes contemporains ont bien raison de travailler à dénouer ces rapports pesants qui précipitent l’autorité en domination. Ainsi, dès ses premières réalisations, dans les années 1980, Fabrice Gygi s’attache-t-il à pointer à travers des installations, des sculptures ou des performances, les différentes figures de l’autoritarisme nichées dans notre environnement quotidien. Venu de la performance ultra-radicale, il expose des objets et des installations qui témoignent des problèmes posés par nos structures usuelles. Ainsi, dans une société qui a de plus en plus recours aux milices privées, il fait remarquer que les vêtements, les tréteaux, les sacs de couchage sont souvent identiques qu’ils soient utilisés à des fins militaires ou à des fins civiles. Ils deviennent les signes tangibles de la forme uniformisée que prend l’organisation de rapports sociaux autoritaires. De surcroît, il travaille sur le rapport du spectateur à l’œuvre, rapport qu’il met en parallèle avec le rapport que nous entretenons désormais avec monde, le monde devenu spectacle sous l’autorité de l’image médiatique.
Il n’est d’ailleurs pas sans reprendre et approfondir une mise en œuvre qui, chez Bruce Nauman, contribuait à interroger ce rapport d’autorité imposé par l’image médiatique. Ainsi en allait-il de l’installation suivante (Good Boy, Bad Boy, 1985-1986) sur lerapport unidirectionnel du message télévisuel. Nauman filme deux acteurs, qui sont présentés côte à côte sur deux moniteurs. L’un est un homme, noir à la chemise blanche, qui est un acteur de théâtre, et l’autre une femme, blanche, vêtue d’une robe vert foncé, qu’il choisit dans le milieu de la publicité et des mélodrames télévisuels. L’homme répète les cent phrases composées par Nauman, comme le fait la femme par ailleurs, mais celle-ci y met plus de temps, de sorte que l’écran où l’homme apparaît demeure noir alors qu’elle termine son propos. L’homme semble plus à l’aise que la femme à la lecture du texte. L’acteur gesticule davantage et le cadrage se modifie légèrement pour laisser apparaître les gestes de ses bras. La femme est plus statique. Le texte est répété cinq fois par chacun des acteurs. La première séquence est interprétée de façon très neutre, sans inflexion particulièrement de ton ou de voix, sans mimique du visage non plus. Pour les autres séquences, un ton différent est adopté à chaque reprise. Ce ton est de plus en plus agressif, et même violent, au fur et à mesure que la bande progresse.
Les mêmes mots acquièrent alors une dimension plus complexe, où l’affect est de plus en plus présent. Les différences dans l’élocution et dans l’intensité du jeu apparaissent de plus en plus nettement d’une reprise à l’autre.
Le jeu de l’homme noir juxtaposé à celui de la femme blanche fait écho à des questions de différences de sexes et de « races ».
L’exercice formel se double d’une réflexion sur les questions identitaires. Les énoncés sont des affirmations simples du type : « I am a good boy, I am a bad boy ». Elles s’enchaînent sur d’autres termes en apparence antinomiques, comme le plaisir et l’ennui, l’amour et la haine, manger et boire, chier et pisser, travailler, s’amuser, la vertu et le mal, etc. Les pronoms varient d’une phrase à l’autre, faisant graviter la phrase d’une affirmation subjective (je), à une altercation de l’autre (tu), de l’affirmation collective (nous) à l’altercation auprès d’un groupe (vous). Les plans sont plus ou moins rapprochés selon les phrases et le type d’adresse dont il s’agit. Le spectateur se voit face à un interlocuteur qui parle à la première personne : il s’adresse à lui directement en le qualifiant de ceci ou de cela selon les phrases, ou alors il le prend à témoin comme faisant partie d’une collectivité dans laquelle le narrateur est tour à tour inclu ou exclu. Aux propos énoncés se joint une qualité d’élocution qui confère un surplus de sens au langage employé. La « télévision » y perd son image unidimensionnelle, l’autorité du message et du médium est questionnée. L’équivocité et la polysémie du langage sont mises en évidence dans la tension qui est suscitée par l’installation.
Enfin, soulignons que Lili Reynaud-Dewar, sculptrice contemporaine, accomplit un travail de performance qui, dans l’ensemble, s’oppose à l’art-divertissement. Elle cherche systématiquement à décevoir le spectaculaire et à relever l’impasse de l’art à l’ère de l’événement. A le décevoir de sa croyance en l’autorité de l’image, en la nécessité de l’autorité, aussi, notamment dans les structures de travail. De là son œuvre : Structures de pouvoir, rituels et sexualité chez les sténodactylos européennes, ce montage proposé autour des dactylos, à partir de vidéos, d’objets monumentaux qui constitue une sorte de dispositif de réflexion sur les situations d’autorité et de pouvoir.
Au sein du formidable malaise qui traverse nos sociétés et nos institutions, il est par conséquent possible de tracer une autre piste de réflexion sur la question de l’autorité. Elle doit nous conduire à interroger moins l’autorité que l’exercice de l’autorité. Puisque l’autorité ne relève pas d’un être ou d’un caractère mais d’un rapport, elle se dresse contre la personnalité autoritaire qui tente d’apporter un absolu dans son autorité, d’installer un dogmatisme et de prophétiser l’avenir des autres. Celle-là, en fin de compte, se veut magistrale, elle impose un ascendant en se posant comme infaillible. Elle prêche. Elle veut avoir de l’autorité. Il n’y a pas de doute, à son sujet, cette personnalité pose à la racine de ses opinions un principe de décision implacable, une obscure et aveugle volonté d’avoir raison par extermination de l’adversaire (Arthur Schopenhauer, Paul Valéry).
Autant dire que ce qui, dès lors, a quitté l’autorité, c’est son « esprit », la puissance de transformation qu’elle représente. Cet autoritarisme – qu’on croit voir dans le passé, qu’on réclame, avec lequel on s’aveugle – n’a pas d’autre but que d’instaurer l’habitude de se soumettre, d’infliger la routine, de réduire toutes activités au consentement du plus puissant. Bref, elle travaille à fournir des moyens de suivre, de revenir au plus courant, d’empêcher l’émergence de la nouveauté de situations auxquelles rien ne ressemble.
Répétons-le, s’il doit y avoir « autorité », cela ne saurait prendre d’autre voie que celle de l’exercice. Et un tel exercice doit se déployer en puissance d’un dissentiment possible, dans la volonté de laisser l’autre penser par soi-même, c’est-à-dire en exprimant quelque pensée résistante.
Si nous consentons à cela, il en résulte que les rapports entre les personnes, certainement dans nos sociétés, doivent être à nouveau soumis à un examen approfondi. Au lieu de céder à d’incessants expédients, il faut reconnaître que nul ne peut plus se placer dans la posture de tout dominer, d’embrasser la totalité des choses et des connexions qui forment notre monde. Par conséquent, nul ne peut se concevoir ou se présenter comme un « maître », au sens attendu par beaucoup lorsqu’ils revêtent cette maîtrise d’une puissance d’autorité, ou chacun peut être maître dans un domaine spécifique, impliquant un nécessaire échange constant des maîtrises.
Cette question des maîtres, en général, est d’ailleurs mal posée, parce qu’elle est prise dans le miroir d’une maîtrise elle aussi confondue avec la personnification d’une domination. De ce fait, les perspectives autour du maître se distribuent en « pour » et « contre », ce qui ne donne lieu à aucun débat.
Or, si maître et autorité il y a ou doit y avoir, cela ne saurait consister qu’en exercice d’une impulsion. Cette idée simple n’énonce rien d’autre que ceci : exercer son autorité ce n’est pas avoir de l’autorité. Le maître ne saurait faire autre chose que d’engager l’autre dans la lutte contre les idées toutes faites à partir d’un point de renversement possible : laisser l’autre devenir son propre maître en résistant à son autorité. Par conséquent l’autorité se partage sans cesse, en se multipliant et en s’exerçant différentiellement dans des registres différents.
Nous l’avons dit, en premier lieu, la question est moins celle de l’autorité elle-même (existe-t-elle, est-elle nécessaire ?) que celle de sa légitimité (pourquoi y consentir, lui laisser jouer un rôle dans notre existence ?), alors que nous excluons ici de faire de l’autorité une propriété immédiate (d’un être ou d’une chose). Lorsque la légitimité est posée en Dieu, l’autorité est un dépôt qui devient sacré, elle est pensée sur le modèle paternel et elle devient absolue. C’est bien ce qu’affirment Paul (Epître aux Romains, XIII, 5 : toute autorité vient de Dieu) et Bossuet (Politique tirée de l’Ecriture…, Livre III : l’autorité est sacrée et paternelle). A l’encontre de cette image, le travail des modernes a consisté à séparer l’autorité paternelle et l’autorité politique, puis à refuser le fondement de l’autorité politique en Dieu ou en la nature, pour en faire un problème de droit : l’autorité politique reconnue n’est fondée que dans le consentement (Hobbes, Léviathan, chap. 20 ; Diderot, Encyclopédie, art. « Autorité politique » : « aucun homme n’a reçu de la nature droit de commander aux autres » ; Rousseau, CS, I, 3 et I, 4 : aucun homme n’a autorité naturelle sur son semblable). En démocratie, souligne Rousseau, l’imperium, l’autorité souveraine définit la souveraineté originelle du peuple. En ce sens, faire autorité, l’autorité de la loi, sont des expressions qui désignent la valeur persuasive d’une instance crédible et accordée.
Mais, en second lieu, c’est justement ce problème qui est désormais à reprendre. Au vu des acquis historiques qui sont les nôtres, se joue sous nos yeux une partie tout à fait décisive. Sommes-nous capables de repenser l’autorité dans le cadre d’une réflexion politique qui placerait l’émancipation de l’être humain en son centre ? Le courage de l’esprit voudrait que nous nous rendions capables de repenser l’autorité dans le dissentiment d’une histoire encore à faire, au sein de laquelle chacun aurait à acquérir la capacité à exercer l’autorité dans l’échange des compétences.