Pièce pour Saint Jean de la Croix

Une installation Vidéo par Bill Viola, 1983.

C. Luuyt

 

 
 • Une installation video selon des éléments historiques relatifs à Jean de La Croix
 
La description de l’installation de la « pièce pour Saint Jean de la Croix » par l’auteur lui-même campe dans leur ensemble et dans les détails l’espace, le sujet et les références historiques :
 
« Une petite cellule sombre établie au centre d’une grande pièce obscure. Il y a une petite fenêtre ouverte sur le devant de la cellule d’où émerge une douce lueur de lumière incandescente. Sur le mur du fond de l’espace un grand écran permet de voir l’image vidéo noir et blanc de montagnes couvertes de neige. Filmées par une caméra mobile, tenue à la main, les montagnes bougent comme des motifs sauvages, agités. Venant de deux hauts parleurs le bruit du lourd grondement du vent et un bruit sourd remplissent la pièce.
 
L’intérieur de la cellule n’est pas accessible. Il ne peut être vu qu’à travers la fenêtre. Les murs intérieurs sont blancs. Le plancher est couvert de crasse brune. Il y a dans le coin une petite table de bois avec un broc d’eau en métal, un verre d’eau et un écran de télévision couleur de 4 pouces. Sur le téléviseur une image de montagne couverte de neige. Filmée avec une caméra fixe, présentée en temps réel et sans montage. Le seul mouvement visible est celui du vent soufflant par intermittence dans les arbres et les buissons. Venant de l’intérieur de la cellule, le son d’une voix récitant doucement en espagnol le poème de saint Jean est à peine perceptible au dessus du lourd rugissement du vent dans la pièce.
 
Le poète et mystique espagnol Jean de la Croix (1542-1591) a été tenu prisonnier par l’établissement religieux des Carmes pendant neuf mois en 1577. La cellule n’avait pas de fenêtre et il ne pouvait pas se tenir debout. Il était constamment torturé. Pendant cette période, Jean de La Croix a écrit la plupart des poèmes pour lesquels il est connu. Ses poèmes parlent d’amour, d’extase, de traversée de la nuit obscure et de vol au dessus des murs de la ville et des montagnes. »
 
Bill Viola et Kira Perov
In Bill Viola – Hatsu Yume, First Dream, Mori Art Museum. p. 94
Trad. C. L.
 
C’est ainsi que les visiteurs ont pu découvrir cette installation, réalisée pour la première fois en 1983, dans la remarquable exposition « Traces du Sacré » qui s’est déroulée au musée Beaubourg d’Avril à Août 2008. 
 
  • Du narratif au symbolique, une vision qui relie le monde à l’être intérieur
 
La difficulté rencontrée pour rendre compte de la surprise lorsque l’on pénètre dans cette « pièce » est cela même qui en fait la dynamique. C’est d’emblée un ensemble et un emboîtement complexe. C’est une grande pièce sombre dont l’obscurité ne peut être dissociée de la cellule en son centre et de la lumière qu’elle diffuse. C’est le grondement de la tempête habité par une voix difficilement perceptible au début mais toujours présente.
 
Pour tenter d’expliciter la graduation de cette découverte, un récit par étapes reprend irrésistiblement les quatre degrés d’interprétation qui imprègnent l’imagerie du moyen-âge :   
 
– Dans une grande pièce, l’obscurité et le grondement d’un vent puissant saisissent tout d’abord, puis les images de montagnes couvertes de neige et balayées par une tempête projetées sur les murs. Au centre une petite cellule sombre dans laquelle il n’est pas possible de pénétrer mais par la fenêtre de laquelle sourd une lumière douce étonne par contraste. On peut voir à l’intérieur de cette cellule une table et sur cette table un pichet et un verre d’eau, un petit téléviseur sur lequel on voit l’image d’une montagne. L’image en couleur est fixe. Seul un vent léger fait bouger de temps à autre les arbres et les buissons au pied de la montagne. Une voix récite un poème en espagnol.
 
– La perception parvient à distinguer l’espace sombre plongé dans la tourmente, la cellule qui évoque la prison mais où règne une lumière diffuse, puis la boîte de la télévision d’où émanent lumière, couleurs et l’image apaisée de la montagne que l’on voit dans la tourmente sur les murs extérieurs. Une boîte, dans la boîte entourée de murs. Tourmente extérieure, lumière au dedans. L’évocation est irrésistiblement celle des mystiques rhénans. Le château de l’âme.
 
– Le titre de l’œuvre «  pièce pour Saint Jean de la Croix », le poème entendu et l’évocation de la cellule d’un prisonnier sont des références explicites à Juan de Yepes, Jean de la Croix, qui a été tenu prisonnier pendant neuf mois entre 1577 et 1578 par les Carmes.
 
– L’emboîtement successif de la cellule dans la grande pièce obscure, close, hormis une petite fenêtre, et d’un téléviseur à l’intérieur de cette cellule permet l’évocation du moi intérieur d’où émanent calme et lumière dans un environnement sombre et hostile.
 
Ainsi, après une description narrative, les descriptions analogique, puis historique et enfin allégorique. Les quatre registres se donnent de façon quasi immédiate dans cette composition tandis que de l’extérieur à l’intérieur, la vision change. C’est à l’intérieur que se trouve la lumière.
 
Maître Eckhard dit :
« « Nous vivons en lui », avec lui. Il n’est rien que l’on désire autant que la vie. Qu’est-ce que ma vie ? Ce qui de l’intérieur est mu par soi-même. Ce qui est mû de l’extérieur ne vit pas. Si donc nous vivons avec lui, nous devons aussi coopérer en lui de l’intérieur et non pas opérer mus de l’extérieur ; nous devons bien plutôt être mus par ce qui nous fait vivre, c’est-à-dire par lui. Or nous pouvons et nous devons agir en opérant de l’intérieur à partir de ce qui nous est propre. Si donc nous devons vivre en lui ou par lui, il faut bien qu’il soit notre bien propre et que nous opérions par ce bien propre : de même donc que Dieu accomplit toutes choses par son être propre et par lui-même, nous devons opérer par le bien propre qu’il est en nous. Il est absolument notre bien et toutes choses sont notre bien en lui. »
 
Sermon. In hoc apparuit caritas dei in nobis (I Jean IV,9)
 in Maître Eckhart et la mystique rhénane. P.95-96

Trad. J. Ancelet Hustache 

               

 
• L’évidence et la question de la lumière
 
L’inventaire des moyens utilisés est celui d’éléments vidéos simples – un appareil de projection pour les grandes photographies de montagne qui revêtent les murs extérieurs, deux hauts parleurs qui diffusent le bruit du vent grondant de tempête et un petit téléviseur – des objets ordinaires – une table un pichet et un verre d’eau. Il faut compter avec la disposition de l’espace : une petite cellule, (1,8m x 1,5m x 1,7m), au centre d’une grande pièce, (4.3m x 7.3m x 9.1m). Il faut noter qu’aucun élément corporel, aucune silhouette ou image humaines ne participent à la composition.
 
L’économie de moyens et l’absence de composants humains sont remarquables.
 
D’une part elles situent la réalisation dans le registre des « installations » et de ce fait échappent à la catégorie des narrations qui est la plus courante pour les réalisations vidéo. Pourtant cette « installation » bouge. L’animation des images, celles des montagnes balayées par la tempête chahutées comme si celui qui les a filmées était en proie au déséquilibre causé par le vent, celles du paysage révélé dans le téléviseur, comme l’animation sonore rendent l’ensemble vivant. Plus encore, le spectateur est saisi par l’ensemble puis se déplace pour comprendre d’où vient la voix récitant le poème de Saint Jean, la lumière diffuse émanant de la cellule centrale. La disposition de l’espace permet qu’opère en lui le mouvement de l’extérieur vers l’intérieur qui est celui de l’expérience de la réclusion pour Saint Jean. L’installation suscite le mouvement pour une recherche de ce qui est tout d’abord caché. Elle devient un sujet d’expérience ou plutôt une expérience.
 
D’autre part elles confèrent aux objets un statut bien autre que celui d’objets ménagers. Baignés dans la lumière, la table, le pichet et le verre sont le centre de la composition. C’est donc par les objets qu’est présenté l’humain. Par des objets ordinaires et dont la connotation est devenue évidente. Ils sont l’évocation de la prison, éléments de l’histoire. Baignés dans la lumière et la récitation du poème, ils sont l’emblème du retournement entre la tourmente et la paix.
 
Le travail de l’artiste établit le lien entre réel et symbolique.
 
La disposition d’un espace à l’intérieur de l’espace, la délimitation par les cloisons et la lumière retrouvent le caractère de l’art de la renaissance où constamment arcades et fenêtres nous permettent d’évoquer des lieux et des atmosphères porteurs de messages différents. Ici, ce sont les éléments d’une construction et d’une vidéo qui rendent sensibles la proximité et la graduation du sens.
 
Comme pour toute œuvre de Bill Viola, c’est tout à la fois une composition selon les canons classiques et une expérience qui renouvelle le regard. D’aussi loin que l’on appréhende un spectacle ou un paysage, c’est toujours de sa propre vision qu’il s’agit et ainsi le proche et le lointain se rejoignent, de la même manière, les objets les plus familiers table, pichet et verre sont l’horizon comme l’image de la montagne dans sa vision intérieure ou l’image de la montagne développée sur les murs extérieurs.
 
L’art de Bill Viola renouvelle les éléments de l’expression traditionnelle en utilisant les techniques modernes sans pour autant perdre la densité des thèmes abordés. En pénétrant dans la « pièce pour Saint Jean », le visiteur est invité à découvrir le mystère de la force intérieure résistant aux tourmentes et découvre une lumière qui demeure ailleurs peut-être que dans les medias qui la rendent perceptible.
 
Catherine Luuyt
 
© Bill Viola
Room for St. John of the Cross, 1983
Video/sound installation
Photo: Kira Perov