POUR UNE NOUVELLE APPROCHE DE LA RESSOURCE TEMPORELLE
La vie est ce qui passe pendant que nous multiplions les projets
John Lennon
Les temps changent
Les temps changent et nous n’en avons pas toujours conscience. En moins d’un siècle, le temps de travail a été divisé par deux, l’espérance de vie s’est accrue de 60 %, le temps libre a été multiplié par 5 représentant 15 années de la vie d’un homme, le temps de sommeil est passé de 9 heures en 1900 à 7 heures. La révolution silencieuse de nos emplois du temps s’accélère, les rythmes (journaliers, hebdomadaires, mensuels …) de nos vies et de nos villes changent sous l’effet de plusieurs phénomènes : l’individualisation des comportements et l’abandon progressif des grands rythmes industriels et tertiaires qui scandaient la société ; la généralisation de la société urbaine ; la tertiarisation de l’économie et des emplois ; la diminution du temps de travail ; la mise en réseau à l’échelle planétaire qui entraîne une synchronisation progressive des activités et l’apparition d’un temps global, les technologies de l’information et de la communication qui donnent l’illusion d’ubiquité à des individus qui veulent souvent tout, tout de suite, partout et sans effort. Tout est bon pour aller plus vite. Plus globalement, la dictature de l’urgence, l’hypertrophie du présent et la survalorisation du passé qui caractérisent notre société s’accompagnent d’une incapacité à penser le futur et à se projeter pour construire notre avenir.
Les emplois du temps craquent
Conséquence de ces évolutions, la question du temps n’est plus seulement une question philosophique. Le temps ou plutôt sa gestion est de plus en plus vécu comme un problème concret qui alimente les conversations de la vie quotidienne : « tout va trop vite et s’accélère », « nous n’avons plus le temps de nous voir » (…) Malgré une durée du travail à la baisse, le temps semble manquer. Le fonctionnement traditionnel de la cité, des territoires et des organisations paraît de plus en plus inadapté à ces évolutions. Nous vivons parfois dans les mêmes agglomérations, nous travaillons peut-être dans les mêmes entreprises, nous habitons les mêmes appartements et faisons quelquefois partie des mêmes familles et pourtant, nous nous croisons à peine, faute d’avoir les mêmes horaires. Unifiés par l’information, nous n’avons jamais vécu des temporalités aussi disloquées, hétéroclites et inconciliables. Confrontés à cette désynchronisation, nos emplois du temps craquent et nous sommes sous tension, zappant en permanence d’un quartier de la « ville éclatée » à un autre arbitrant entre nos statuts de consommateurs, parents et salariés. Dès le matin, la course contre la montre s’engage pour la plupart d’entre nous : déposer les enfants à la crèche ou à l’école, se rendre à son travail, faire les courses, effectuer des démarches administratives. Plus personne n’a les mêmes rythmes de vie, ni les mêmes horaires. 35 heures, flexibilité, mobilité : les temps personnels se sont individualisés. Le « 8h-midi, 14h-18h » qui organisait la vie personnelle et collective a vécu. Chacun jongle avec ces nouveaux temps et se heurte aux horaires plus traditionnels de la vie collective, des administrations, des services publics et privés ou des transports. Face à l’éclatement des temps, les services ne sont plus adaptés tant dans leur fonctionnement que dans leurs horaires, obligeant les citoyens à arbitrer en permanence entre leur vie familiale, professionnelle, sociale et privée. A une autre échelle, les vacances ont éclaté, les week-end sont grignotés, le travail en horaires atypiques (nuit, dimanche…) s’est banalisé. Soldes de nuit, nocturnes commerciales, ouverture des magasins le dimanche, travail de nuit des femmes : ces événements qui font aujourd’hui les titres de la presse témoignent d’une transformation profonde de nos modes de vie que nous n’avons pas toujours désirée ni même choisie.
Quelques réponses s’esquissent
Les questions de temps ne peuvent se limiter aux techniques d’aménagement du temps de travail. Elles doivent être examinées et mesurées dans toutes leurs dimensions en fonction d’un véritable projet de « maîtrise des temps » pour les individus, les organisations et les territoires. Elles ne peuvent être abordées de façon sectorielle mais nécessitent la mise en place de démarches collectives qui dépassent les chapelles institutionnelles et les barrières professionnelles, administratives ou géographiques. Scientifiques, responsables associatifs, chefs d’entreprises, syndicalistes, femmes et homme politiques, habitantes et habitants : nous sommes toutes et tous concernés. Nées en Italie à partir des années 90 pour répondre localement à ces enjeux d’égalité entre les sexes, les catégories sociales ou d’âge, de cohésion sociale et de qualité de vie, des politiques des temps de la ville ont essaimé en Allemagne, aux Pays-Bas, En Espagne et en France. A partir d’une réflexion sur le temps de travail, l’inégale répartition des tâches entre les hommes et les femmes, sur l’harmonisation des horaires et sur un meilleur fonctionnement des services publics, des « bureaux du temps » ont été mis en place localement dans une perspective transversale, territoriale et culturelle. Des outils d’observation et de négociation ont été élaborés, des expérimentations ont été lancées avec les partenaires locaux (horaires de services, transports, crèches…) et l’approche irrigue peu à peu les autres politiques publiques. Il convient de faire le point sur ces politiques locales, en termes de diagnostic de situation, d’identification de problèmes et de premiers résultats. Plus globalement, il s’agit d’engager un débat sur une société où les pressions temporelles s’accentuent et où se généralisent et se renforcent de nouvelles formes d’inégalités sexuelles, sociales, générationnelles ou territoriales.
Un large débat s’impose
On ne peut repousser en permanence ce débat. En l’occultant, on prend le risque de voir des décisions isolées aboutir à de nouveaux déséquilibres et à de nouvelles inégalités entre individus et entre territoires. C’est au contraire en mettant en place les conditions d’un débat public citoyen éclairé par les experts que l’on peut espérer retrouver la maîtrise de nos temps de vie, échapper à la dictature de l’urgence, lutter contre les nouvelles inégalités sans renvoyer l’arbitrage sur les plus faibles. C’est à nous toutes et nous tous enfin, individus, communautés, associations, entreprises, ou collectivités de clarifier les enjeux et de décider ensemble si « le jeu en vaut la chandelle ». L’approche temporelle est essentielle car elle renvoie à l’homme, à son vécu et à ses aspirations. Elle remet le citoyen au centre du débat et se situe au croisement des demandes actuelles de la population : qualité de la vie quotidienne, proximité, convivialité et démocratie participative. Le temps nous oblige et nous permet de travailler et débattre ensemble sur le diagnostic, les enjeux, les risques, les outils de maîtrise à long terme pour imaginer les formes d’une nouvelle maîtrise individuelle et collective. L’occasion est belle de reconquérir des marges de manœuvre et de reprendre en main notre futur autour de choix tels que la qualité de la vie et le développement durable. Nous sommes persuadés que c’est en posant la question du temps dans le cadre d’un large débat public et non en la renvoyant à la sphère privée, que l’on peut espérer défendre les catégories les plus défavorisées, renforcer l’égalité entre citoyens et conforter la cohésion sociale.
Notre société prend peu à peu à peu conscience que les ressources à notre disposition ne sont pas inépuisables. Parallèlement à une nouvelle gestion durable de l’énergie et de l’espace, il est possible d’imaginer ensemble de nouvelles façons d’aborder l’autre ressource essentielle à notre disposition : le temps.