Prendre par la taille

Dominique-Louise PELEGRIN

Bulletin n°7 – Lien

Sûr, personne ne vous dira jamais qu’il a son BEP de sarclage, son DEUG d’éleveur de dahlias, une agrégation de tailleur de pommiers. Cultiver son potager, y glisser quelques glaïeuls, planter un lilas devant la fenêtre, greffer le cerisier faisait partie – font partie- des mille petites choses qui vont sans dire, de ces « savoirs faire discrets » talents implicites, manières de faire tenir les choses ensemble, virtuosités modestes mais vitales. Les manières de s’y prendre avec les enfants, les animaux, les plantes, ces tours de mains qui permettent de cuisiner, bricoler, dire quelque chose de juste à quelqu’un, inventer des solutions dans la vie quotidienne, ça s’apprend presque par hasard, juste en faisant, et c’est pour ça qu’on y tient tant. C’est sans doute beaucoup plus important qu’il n’y paraît.

Dans le monde rural de l’ouest de la France il y a une expression magnifique qu’on emploie avant d’entamer la journée de travail.   » Voyons. Où en est la taille ? « , le mot désignant à la fois le travail et la manière dont on va s’y prendre. Face à une situation complexe, on se donne le temps de réfléchir en marmonnant :  »  Voyons c’te taille … « . Devant un boulot ni fait ni à faire on s’exclamera : « Quelle taille !  » ce qui évite la critique directe à l’égard de ceux qui ont salopé le travail, tout en exprimant son désaccord.

Quelle taille !  L’expression pose le travail devant nous, et nous permet, modestement, mais subtilement, de considérer le rapport qu’on va avoir avec lui aujourd’hui. C’est à la fois intime, respectueux et un peu distancié, très juste : le travail est comme un bloc aux rebords aiguisés, il attend qu’on le saisisse à pleines mains et qu’on l’émiette patiemment, en commençant « par le bon bout ».

On pourrait aussi penser que le travail attend qu’on le prenne par la taille pour le mener danser, ou qu’on apprenne à danser avec lui.

Quelle taille ! L’exclamation dit l’immensité de ce qui s’ouvre dans le jardin. ça m’a beaucoup frappée, début octobre, lors d’un un week-end où l’association Vert le jardin organisait un festival de cinéma de jardin à Brest. La programmation particulièrement riche permettait, d’un film à l’autre, de rencontrer des jardiniers très différents : un modeste employé tourangeau, enfant abandonné qui cultive avec ses propres enfants un jardin de rêve et donne des noms à ses tournesols, un biodynamicien suédois employé dans un parc public,  un ancien tôlard vivant en autosuffisance dans une roselière, un vieil homme fou au fin fond de l’Iran, ou le propriétaire du très chic jardin d’Eyrignac. Tous voyageaient dans la beauté, l’assiduité et une intense réflexion. Tout en  accumulant des pierres (pour le jardinier iranien filmé par Parviz Kimiavi) ou en remuant son compost (le Suédois filmé par Maryse Bergonzat) traitaient d’un rapport au temps, au monde, à la fécondité, à la mort, au plaisir, au travail, à la nourriture, à l’écologie, à la politique …

Dans le jardin s’exprime ce lien entre les gens et les choses qui s’absente souvent ailleurs. Sans doute d’abord parce qu’il y a une limite, ostensible. La prairie, le jardin (il faudrait ajouter : la ville classique) n’ont rien à voir avec le damier, la grille amorphe et sans limite, la fluidité infinie des réseaux. Il s’agit toujours d’un espace physique mis à part, bordé d’une clôture– mur, haie, barbelé- qui définit l’endroit ou ça se passe. ça commence quelque part et, à un moment donné, ça finit. Comme nous, en somme.

Le jardin nous concentre, tout en nous apprenant le fractionnement, l’éclatement de nous mêmes dans le monde. Les tâches sont multiples, difficiles à expliquer. On part, on va faire quelque chose, en chemin on rencontre, comme il est dit dans les contes, une occasion de bifurquer. Jardiner, c’est bifurquer. Le jardin nous apprend aussi à sortir du temps figé ou de l’apparente disparition du temps provoquée par la trop grande abondance de réseaux. C’est un lieu de grandes ponctuations.

On entre, on sort, on s’installe à l’intérieur de cette découpe dans la complexité du monde, et on y vit. Comme les prairies, c’est un lieu un peu ouvert, un peu fermé, très ancien, mais toujours à créer, pas figé, plein de possibilités. ça a de la consistance, on peut s’appuyer dessus pour réfléchir à nos liens les plus importants ; avec « la nature » et la société.  Dans Nous n’avons jamais été modernes, Bruno Latour résume ça assez bien (La Découverte, I991, P. 48)  «  Si la nature n’est pas faite par les hommes, sa transcendance nous écrase ou la rend inaccessible. Symétriquement, si la société n’est faite que par les hommes et pour eux, le Léviathan, créature artificielle ne saurait tenir sur ses pieds. La non- humanité de la nature et l’humanité du social doivent être prises ensemble. Elles ne sont que deux branches d’un même système ».

Le jardin est un système où les couples de contraires retrouvent la jouissance d’un vrai mouvement, non hiérarchisé : présence ou absence, passage de l’une à l’autre par métamorphose. La lumière et l’ombre, la chaleur et la froidure alternent, aussi importantes l’une que l’autre. Travail et non travail sont présents, mais aussi d’autres couples : maîtrise/non-maîtrise, plaisir et peine, jouissance du présent et nostalgie du passé, présence des morts/absence des morts,  fécondité/non fécondité … J’aime que pour les Grecs le même verbe, meigumi, signifie se mêler et s’entremêler, en une joute amoureuse ou sur un champ de bataille : diverses formes du lien. Jeux avec la fécondité et la mort. J’aime que pour les Romains, la déesse du potager soit Vénus, la Vénus potagère, modeste, Vénus splendeur de l’amour mise à la portée des petites gens parmi les choux et les carottes…. J’aime que dans un jardin on n’ait jamais en même temps les cerises et les noix. Chaque terme doit être travaillé à son tour, chaque lien, chaque moment.

En mars, la terre absolument nue. On sème à vue, mais ça peut geler, des carottes, des oignons roses, on repique quelques salades qui ont ce beau nom : « coeur de chêne », Pourquoi donner à une salade un nom d’arbre ? Je n’ai pas l’habitude d’ouvrir les chênes pour regarder leur coeur, mais à mon avis, ça ne ressemble pas à une salade. Mais les feuilles brunes ont la même loyauté, la même résistance que l’arbre. Avril, les pommes de terre font de petits noeuds de verdure sombre sur le sol, je vois à contre jour les poireaux et les carottes comme de minces tubes, on dirait des crayons. Et les salades coeur de chêne ont grossi. A côté il y a un cerisier tout hérissé de fleurs. Dans la prairie, des jonquilles et des narcisses, du jaune et du blanc. Et ainsi de suite… 

Arrivé au seuil de l’été, il y a des moments où, à la façon du baigneur désoeuvré, le jardinier reste là, en pleine béatitude. De son banc bleu ou de sa chaise longue bariolée, il contemple le travail à faire. Planche 1, il faudrait repiquer, désherber. Planche 6, remuer le sol et semer. Planche 8, manger quelques framboises. Le jardinier ne bouge pas. Tout le requiert, tout l’appelle, pourtant.

Ca fait des millénaires que le jardinier se retient. Il se met dans un coin frais ou abrité du vent selon la saison et adopte la respiration paisible et détachée du baigneur devant le spectacle des vagues. Puis il se lève, va retirer de ses filets de nobles salades et de douces tomates. Soudain, ses carottes vont grandir d’un coup, comme de petits poignards roses avec une poignée verte très décorative. Il sait parfaitement qu’il n’y est pour rien. Certains jours d’été, le jardinier fait penser à un autre personnage mythique et modeste à la fois, le nautonier. Son cousin, en somme.

En quoi consistait le travail du pilote d’un navire grec ? Ecouter les sonorités de l’eau sur la coque, vérifier de temps en temps l’emplacement des étoiles, entendre avant les autres le rugissements d’un animal fabuleux jailli de quelque caverne sous-marine. Les deux mains sur le gouvernail, le nez en l’air. A repérer les discrets signes envoyés par les dieux pour rassurer, dire que le chemin existe même s’il n’y paraît pas.

A part un navire, il n’y a rien qui avance autant qu’un potager. Vers le printemps quand on est encore en hiver, vers l’été quand le printemps mûrit, à une allure de croisière. Il suffit d’avoir eu le talent de le placer sous des vents favorables pour que le potager aille dans la bonne direction. Et quand il fait la sieste sur sa chaise longue bariolée à la proue du potager, face au sud, le jardinier garde le cap, lui aussi.

Le terme de jardin implique gestion, mainmise de l’humain sur l’espace; cela constitue seulement une part du paysage, non la totalité. Le jardin nous oblige à avoir de l’intérêt pour le coté passage, métamorphose, initiation, création d’un rapport personnel, ça fait penser à ce que traverse une femme au long de sa grossesse. Mais ça fait penser aussi à la mort : les Romains enterraient les morts le long des routes qui permettaient d’entrer et de sortir dans la ville. Belle idée. Une présence, mais qui ne gêne pas la circulation. J’aime bien cette réflexion de Christian Norbert Schultz  dans L’art du Lieu (Moniteur I999) : « la tranquillité n’est pas ce qui apparaît au terme d’un conflit mais ce qui le précède. C’est elle qui présidait au jardin d’Eden et c’est elle que l’on restaure en  » cultivant le jardin  » ». Cultiver, dit-il, signifie accueillir et soigner ce qui est. On en déduira que la nature aspire secrètement à la tranquillité.

Le jardin nous donne des indications sur un travail toujours à faire, qui nous dépasse et qui nous porte en même temps, vivre et réfléchir, se fragmenter en mille tâches et expérimenter l’unité, produire, manger ses productions. On peut espérer entrer dans la deuxième partie du texte, celui où l’on devient impersonnel, on a abandonné les enchevêtrements de sa petite histoire pour approfondir l’histoire. C’est tellement riche et subtil, le jardin, que ce qu’on y fait, ce qu’on y devient, tient forcément du secret. D’où ce pléonasme « avoir un jardin secret ». Le jardin est secret, parce qu’on ne peut pas parler ce qui s’y passe sur le mode habituel : rationnel, productiviste, anecdotique, poétique … il faudrait parler de l’ensemble de la planète, des dieux, des insectes, de l’eau, des règles de propriété foncière, de l’état du ciel …. Le jardin est notre territoire de retrait, où nous pouvons tenir secret le temps qu’il faut pour faire telle ou telle chose et la couleur de nos méditations. Nous ne serons pas les serviteurs de la précision, il n’y aura pas de pointeuses, ni de compte à rebours. On passe, on s’arrête, on travaille, on regarde, on ne fait rien. On ouvre et on referme les grandes armoires du temps.

Réussir et rater aussi. Sarcler ici, bêcher là. Discuter. Semer, transplanter, désherber. Lire, dormir. Cueillir, élaguer. Récolter. Rêver. Ce que j’ai appris, c’est qu’on peut faire des jardins avec à peu près tout. Du temps, par exemple. Depuis plusieurs années, j’ai mis en culture intensive, en potager disons, serré de près, une portion de temps précis : un trajet de 55 minutes en train que je fais très souvent. A peine dans le wagon, j’entre dans ce jardin là, je visite l’état du travail intellectuel que je cultive là, j’ai un grand plaisir à le retrouver, je vois ce qui a poussé ou pas et ce à quoi je dois m’intéresser là, tout de suite, pour que ce jardin croisse et embellisse.

Et je vois bien que ça marche, quels fruits je tire de ce jardin là. Je vois aussi que nous sommes beaucoup de jardiniers à cultiver des parcelles de l’imaginaire : On choisira, selon ses possibilités, une matinée dégagée de contraintes, un trajet en train, donc, ou un petit peu de nuit, un moment seul(e) chez soi, dans la rue, dans un café. N’importe quel morceau de temps fera l’affaire, pourvu qu’il soit bien délimité : sans clôture, pas de jardin. Il faut aussi qu’on y vienne souvent : sans assiduité, ça ne marche pas non plus. Mais l’important, c’est la conscience d’être dans un jardin, l’envie de passer avec aisance de l’un à l’autre. Travailler les jardins, et être travaillé(e) par eux.  Evidemment les relations avec les gens,- l’amitié marcotte très bien- peuvent aussi être mises en autant de jardins….

Une fois confortablement installé(e) à l’intérieur du jardin, on commencera à avoir des idées. On s’occupera de les sarcler, de les tuteurer, de les marcotter pendant le temps imparti. Dans les trains, mais aussi parfois dans les cafés, on observe deux sortes de jardiniers imaginaires : le nez sur leur livre ou leur ordinateur, certains pratiquent la culture intensive, tandis que d’autres, mains croisées, regard distrait, laissent ce moment en jachère le plus simplement du monde. Ce qui peut s’avérer tout aussi productif. 

Notes

Association Vert le jardin  http://www.vertlejardin

Festival http://www.a-brest.net/article5344.html

Films :

–        Trois jardiniers – Maryse Bergonzat ( I997)

–        Le vieil homme et son jardin de pierre – Parviz Kimiavi

Esprit d'avant