Quel silence ?
Jacques Chopineau
Bulletin n°12 – Silence
Introduction
Le silence est devenu une denrée rare. Notre monde est un monde bruyant. Surtout dans les aglomérations de nos sociétés dites civilisées. Depuis l’enfance, le bruit est un environnement familier. Radio, télévision, disques, circulation automobile… pour ne rien dire de ce déluge sonore que sont les boites ou encore ces « parties » prisées par des bandes de jeunes.
Grâce à la puissance des appareils, l’abondance devient surabondance. « Toujours plus » est la règle. Pour ceux qui se souviennent de cette époque lointaine : Les premiers électrophones avaient un amplificateur de 0,35 milliwatts. Ils suffisaient alors pour sonoriser une pièce. Tout comme, jadis, un simple clavicorde pouvait accomplir la même fonction.
De nos jours, la moindre petite chaîne de domicile a une puissance beaucoup plus grande. Il faut une augmentation considérable de puissance pour sonoriser la même pièce. Naturellement, des progrès ont été accomplis dans la qualité de la reproduction du son et dans l’acoustique.
Mais, dans tous les cas, le volume du son dépend directement de la puissance (proportion logarithmique : cent fois plus de puissance pour produire deux fois plus de volume sonore). Cette puissance n’est pas comparable avec ce qui était –autrefois- considéré comme suffisant.
En sorte que le son naturel du clavicorde risque –non amplifié- de n’être pas audible par une oreille habituée à un grand nombre de décibels. Il faudra beaucoup de volume sonore pour que les oreilles futures puissent y être sensibles. Quelle sera l’oreille de nos descendants ?
Il se trouve que des zones de silence, des moments de silence, sont indispensables pour que se constitue une vie spirituelle. Le bruit peut animer les corps, mais l’esprit ne respire que dans le silence. Grand fleuve ne fait pas de bruit.
Aucune forme de spiritualité ne peut se développer sans espaces de silence. Or le silence est rare dans la vie actuelle. En certains lieux d’ailleurs, le bruit atteint des niveaux sonores prodigieux –interdisant même toute pensée…
Cette musique met en mouvement les corps et emprisonne la pensée. La parole même est soumise au bruit. Beaucoup de jeunes, en particulier, semblent rechercher ce bruit qui les met en mouvement. Le silence est ennuyeux en ce qu’il ne les anime pas.
Cependant, le silence est parfois indispensable. Par exemple : on ne peut pas méditer dans le bruit. Il faut alors inventer des lieux de silence, des lieux de retraite, lesquels sont habituellement situés hors des agglomérations. Comment faire autrement ?
Et seul le silence permet d’entendre les bruits légers, les soupirs, les vents légers… Le désert ou la forêt offrent cette qualité de silence que le bruit, toujours, éloignera de nous.
Pour autant, un silence perpétuel ne serait pas souhaitable. La vie est faite d’alternances. Simplement, des moments de silence sont le champ d’une respiration intérieure que rien ne remplacera. De là cette qualité humaine des gens du désert. Eloignez vos tentes : rapprochez vos cœurs. Nous faisons couramment le contraire : Humains entassés que le bruit rapprocherait…
De fait, le silence est loin de notre quotidien. Il faut donc recréer les lieux où le silence est possible. Non des déserts, certes, mais des lieux d’écoute, d’attente, de respiration, de communion avec l’invisible, l’inaudible… Des lieux intérieurs !
• La pratique du silence
Un texte ancien (biblique) nous raconte comment un bruit ténu est la porte d’accès à une présence formidable :
« … Or le Seigneur passait. Un grand vent, violent, arrachait les montagnes et brisait les rochers devant le Seigneur : le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, ce fut un tremblement de terre : le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, un feu : le Seigneur n’était pas dans le feu. Enfin, après le feu, un calme, une voix ténue. Quand Elie l’entendit, il s’enveloppa le visage de son manteau, sortit et se tint à l’entrée de la grotte. »
I Rois 19,11 et suivants
C’est ainsi qu’Elie le prophète sort de la caverne au son d’une voix faible… On peut traduire : « une voix légère, un silence subtil ». Encore fallait-il l’entendre… La porte de la présence n’est pas le bruit mais l’écoute.
• Silence parlant
Anciennement, le silence n’est pas un manque, mais un plein… Après les terribles malheurs qui ont frappés Job, trois amis viennent auprès de lui et (chose étonnante) restent, pendant trois jours, assis sans prononcer une parole :
« Trois amis de Job apprirent tous les malheurs qui lui étaient arrivés ; ils vinrent chacun de son pays : Eliphaz le Témanite, Bildad le Shouhite et Tsophar le naamanite. Ils se concertèrent pour aller le plaindre et le consoler : ayant levé les yeux sur lui de loin, ils ne le reconnurent pas et se mirent à sangloter. Ils déchirèrent leurs manteaux et jetèrent de la poussière vers le ciel, au dessus de leur tête. Ils s’assirent avec lui par terre, pendant sept jours et sept nuits : personne ne lui dit un mot, tant ils voyaient que sa douleur était très grande ».
Job 2,11-13
Quel malheur, aujourd’hui, nous vaudrait ce long silence ? L’immensité du malheur qui frappe Job est la cause de ces sept jours de silence des amis … Et ce silence ne sera rompu que lorsque Job lui-même prendra la parole…
A un tel malheur, aujourd’hui, répondrait peut-être le bruit de la presse. Un livre même serait écrit sur la question, peut-être. En tout cas, on en parlerait… Car le silence est perçu comme une absence… un non-événement.
• Silence habité…
Il existe, cependant, des lieux de silence dans lesquels les bruits du monde sont écartés. Des lieux spécifiques dans lesquels on vient faire retraite. En effet, aucun méditation ne peut avoir lieu dans le bruit, aucune écoute non plus. Mais la vie que l’on appelle « spirituelle » n’est pas seule en cause.
Tout metteur en scène connaît la force du silence entre deux répliques. Le silence est, tour à tour, attente ou retenue, espoir ou résignation… Le problème qu’il devra résoudre est alors de savoir, pratiquement, comment donner place à ces silences. La parole est d’argent, mais le silence est d’or.
Et tout diseur de poèmes connaît la vertu du silence : c’est bien par le silence que passe l’essentiel de ce qui est dit. Un silence mesuré ; un lieu d’écoute… Une clairière dans la forêt.Mais sans clairière et sans écoute, ne reste que le silence de l’absence ou de la mort.