Apprendre une langue, habiter des différences

Courte exploration des projets d’étude du français de jeunes étrangers résidant à Paris

Entendre une langue, la parler et la faire sienne en terrain étranger, est-ce rejoindre un nouveau monde, une nouvelle dimension, un nouveau pouvoir ?

Nous essayons par quelques entretiens avec de jeunes adultes inscrits dans cette dynamique d’apprentissage d’explorer ce qui les conduit à aborder l’étude de la langue française. Ainsi, la langue nous apparaît, non pas dans sa structure ou sa nature, mais en tant que choisie pour l’espace qu’elle recèle, pour son potentiel d’attraction, pour la possibilité de partage qu’elle rend possible.

Apprendre une langue est une nécessité lorsqu’on est plongé dans un environnement qui pratique un idiome différent, mais ce qui prime derrière cette nécessité, c’est le désir de rejoindre et de se faire comprendre. C’est incontestablement l’impératif d’efforts et d’exercices, d’une véritable attention pour surmonter les difficultés inhérentes à la langue. Ce qui semblait tout d’abord obstacle et a initié le mouvement de découverte devient, au fur et à mesure de l’apprentissage, joie de la maîtrise et compréhension nouvelle des différences.

Depuis la mise en condition « imposée » jusqu’à l’appréhension de subtiles nuances, l’apprentissage se fait en « 3D » :

Désir
Difficultés
Différences

 

• Le désir de langue

Liang Ling est chinoise. Elle habite en France depuis un peu plus d’un an. Elle est venue ici avec son mari qu’elle a connu en Chine. Née à Pékin et y ayant travaillé dans une société de création de logiciels, elle aurait pu poursuivre sa vie professionnelle et rester au sein de sa famille à Pékin. C’est la rencontre avec son mari qui l’amène en France mais c’est sa personnalité plus encore que sa situation qui la conduit à poursuivre son apprentissage du Français. Son mari parle couramment chinois. Il est en mesure de se faire comprendre et d’échanger de façon « très proche » avec les gens qu’il rencontre à Pékin. Il comprend sa famille même si « dans ma famille on parle très, très vite ». De retour en France, il parle chinois avec elle mais souhaite qu’elle apprenne le français avant tout. Pourtant, cela implique des sacrifices puisqu’il préfère qu’elle se consacre à l’apprentissage de la langue avant de rechercher un travail et … un deuxième salaire.

L’apprentissage du français est donc un projet commun d’elle et de son mari. Le projet d’un couple qui privilégie une compréhension partagée entre deux cultures et la relation avec le milieu de vie sans pour autant vouloir demeurer dans un héritage figé. Ensuite, les rêves de vie meilleure, d’activité reconnue dans une société idéale, de reconnaissance des plus proches, permettent de donner les dimensions nécessaires à la solidité du projet dans ses perspectives à long terme comme dans les progrès du quotidien.

– « Il est plus facile de trouver du travail dans une entreprise en Chine quand on parle français. Des personnes qui parlent anglais, il y en a beaucoup. Tout le monde parle anglais. Parler français est un avantage mais il faut parler très, très bien pour faire mon travail, pour comprendre ce que les gens veulent pour leur site, pour comprendre ce qu’il faut faire pour eux. »
– « Travailler dans une entreprise française en Chine, c’est vraiment bien. Il y a un meilleur salaire. Il y a plus de vacances. Chez nous en Chine, il y a très peu de vacances. »
– « Avec un salaire français, on peut faire beaucoup de choses après le travail. Ce n’est pas comme avec un salaire chinois. On peut aller au restaurant tous les soirs. Cela permet de découvrir de nouvelles cuisines. »
– « Si je sais parler français, je peux travailler comme vendeuse dans un magasin. J’aime bien travailler comme vendeuse. »
– « Si je sais parler français, je peux visiter des villes. C’est bien pour visiter. »

Dans un contexte différent, la définition d’un projet identitaire au sein d’une société est ce qui conduit Mohamed Maleck à apprendre le français. Né à Nouakschott dans une famille qui compte parmi ses membres quelques hauts fonctionnaires, il a été élevé et scolarisé en langue arabe mais la langue française fait partie de son univers : il l’a apprise en deuxième langue dès l’adolescence et il l’a entendue chez ses oncles et ses frères. Il a fait des études de mathématiques puis d’informatique et souhaite poursuivre ses études en gestion économique. Pour cela, il voudrait rejoindre l’université en France. C’est l’orientation de ses études qui est pour lui la motivation première pour l’apprentissage de la langue. Le choix de faire des études d’économie est porté par le projet de participer à la valorisation du potentiel de la Mauritanie qui possède de beaux rivages et les possibilités de la pêche, un sous-sol riche et de superbes paysages. C’est un pays qui pourrait être plus riche que ses voisins si les idées d’aménagement étaient menées à bien, pour le tourisme comme pour les activités industrielles et commerciales. Les universités de langue française offrent un enseignement apprécié non seulement pour son sérieux mais aussi parce que les étudiants doivent mériter leur inscription et leur qualification, ce qui n’est pas le cas dans les universités de langue arabe où les inscriptions payantes tiennent lieu d’effort pour la suite des études. Enfin, la pratique de la langue française est une marque d’appartenance à la société dirigeante et d’attachement à la tradition culturelle qui a permis le premier essor du pays.

C’est un projet professionnel à part entière qui amène Katherin à Paris. Son intérêt premier est l’apprentissage des langues. Elle a tout d’abord étudié l’anglais à Bogota, à l’université puis s’est engagée dans l’étude du français à l’Alliance française. La possibilité d’apprendre le français en France, en un premier temps en suivant les cours d’un institut privé qu’elle finance avec la rémunération qu’elle perçoit pour des gardes d’enfants puis à la Sorbonne où elle vient de réussir l’examen d’entrée, lui ouvrent la perspective du cycle d’études qui lui permettra d’enseigner le français dans son pays.

« C’est plus facile avec le diplôme de la Sorbonne. Entrer à l’université à Bogota est très difficile et trouver du travail ensuite est nettement plus facile quand on parle français ».

Pour elle, l’apprentissage des langues a toujours été un objectif. Le français s’est trouvé sa langue favorite et la langue choisie par-dessus tout lorsqu’une de ses enseignantes, alors qu’elle n’avait encore que 12 ans, a demandé à la classe de faire de courts exposés sur les langues romanes. Ayant choisi de présenter le français, elle a su énoncer : « Bonjour, je suis Katherin, je viens de Paris et je suis arrivée il y a trois mois ». Les applaudissements de son professeur lui ont tout de suite fait « adorer » le français.

Enseigner le français est un projet élaboré progressivement. Elle a été encouragée par sa sœur qui enseigne une langue vivante, l’anglais, et a souhaité l’entraîner dans cette perspective, puis par une expérience de pédagogie réussie auprès de jeunes enfants dans le cadre de cours d’été à la Tesa Bank de Bogota. Le chemin vers la France lui a été indiqué par une étudiante amie de sa sœur qui venait faire des photocopies pour la constitution de son dossier dans une papeterie où elle travaillait pour s’assurer un salaire temporaire et enfin avec l’aide de la directrice de l’Alliance française à Bogota qui lui a permis de constituer à son tour un dossier et de rencontrer une famille française qui l’accueille comme jeune fille au pair.

Pour Fabio, l’apprentissage de la langue française rejoint un projet de perfectionnement et de reconnaissance à long terme pour répondre aux exigences du séjour en France. Son souhait est d’être accepté à l’école vétérinaire de Maisons Alfort. Il avait ouvert un cabinet vétérinaire à Rio de Janeiro. Les problèmes de dermatologie des animaux domestiques l’intéressent particulièrement. Il voudrait en faire un sujet de thèse et retrouver du travail comme assistant dans un cabinet vétérinaire. En attendant de réussir cette intégration, il travaille dans un hôtel comme réceptionniste et accompagnateur pour des visites de Paris ou des trajets vers l’aéroport. Sa pratique de l’espagnol, du français et du portugais ainsi que de l’anglais lui permettent d’aider les touristes et hommes d’affaires qui descendent dans cet hôtel. Souvent des Chinois, des Italiens ou des Américains. Il est frappé de voir à quel point les moyens économiques récents permettent à des Chinois qui n’ont pas l’habitude de voyager de venir en Europe et combien ils sont démunis, n’ayant pas la possibilité de comprendre la langue du pays. Lui-même a une connaissance suffisante du français pour la vie courante mais il souhaite atteindre le niveau nécessaire pour être admis comme doctorant à l’école vétérinaire.

Pour Eléna le parcours est celui d’une belle histoire d’amour qui prolonge l’intérêt qu’elle a toujours eu pour la langue et la littérature françaises. A l’âge de 12 ans elle s’est passionnée pour la lecture des romans d’Alexandre Dumas. Sans doute est-ce cela qui lui a fait souhaiter apprendre cette langue, dès que cela lui a été possible, lors de son entrée à l’université. Elle a travaillé tout d’abord chez Ernst & Young, en tant qu’analyste financière puis comme responsable export dans une entreprise de commerce international où elle a rencontré son fiancé et l’a suivi lorsqu’il est rentré en France. La connaissance d’une langue étrangère n’est pas un avantage suffisant dans une entreprise en France. En Russie, cela représente une dimension intéressante parce que le commerce international et le commerce avec la France pour les produits de luxe sont des axes de développement forts. Mais en France connaître une langue n’est pas connaître un métier. Elle souhaite reprendre ses études à l’université en France. Un diplôme est nécessaire pour trouver un emploi et le système permet des études quasiment gratuites.

L’apprentissage de la langue est un dialogue avec le temps, un engagement qui permettra de franchir les étapes dont certaines se présentent comme des découvertes joyeuses, d’autres, de durs obstacles qui nécessitent reprise et persévérance. Comme dit Fabio, « Ce n’est que lorsqu’on a réussi tout un ensemble de choses que l’on est accepté ». Que ce soit pour une nouvelle vie, un nouveau partage ou une reconversion professionnelle, l’apprentissage de la langue prend une place essentielle. Dans le cas d’un retour au pays il permettra d’accéder à une position plus intéressante, que ce soit l’enseignement, ou, même si la réserve interdit de l’énoncer vraiment, dans la perspective de transformation des activités du pays. Dans le cas d’une installation en France, il garantit l’accès à de meilleures études pour améliorer les chances d’intégration.

 

• Les difficultés d’une langue nouvelle

Apprendre une nouvelle langue suppose indiscutablement des efforts. La présence aux cours et la référence des professeurs – en plus de leur maîtrise de la pédagogie – est un soutien précieux. L’image de l’enseignant intervient dans le récit de l’apprentissage, enthousiasme, capacité d’encouragement, incitations à estomper les craintes et réserves devant le risque de faire des fautes « mais non, ne sois pas si timide, tu es étudiante, il est normal que tu fasses encore des fautes, il faut que tu prennes le risque de parler sinon tu n’y arriveras jamais » (Liang Ling).

La pratique et les exercices continus doivent venir en soutien au suivi des cours. Pour cela, lire et écouter la radio, suivre le journal télévisé, lire à haute voix avec un guide qui corrige les fautes font partie des stratégies d’apprentissage de Liang Ling pour qui la prononciation est la plus grande difficulté. Elle ne trouve pas d’équivalents de la prononciation française dans sa langue d’origine. Elle remarque les accents différents et la difficulté accrue à comprendre l’accent du Sud pour les mots les plus simples du quotidien. Prononcer « salle de bains » est déjà très difficile. En déchiffrer les syllabes dans le discours d’un Bordelais ou d’un Toulousain a été pour elle un exercice quasiment insurmontable. Elle remarque que les étudiants de sa classe qui sont originaires de pays de langue latine – espagnols ou mexicains – apprennent beaucoup plus vite qu’elle. Chaque instant de la vie quotidienne est pour elle l’occasion d’apprendre ce qui signifie non pas seulement se faire comprendre mais noter les expressions, les mots, les tournures et ensuite en rechercher l’explication et mémoriser. Elle lit toutes sortes d’ouvrages, bandes dessinées, romans policiers, textes littéraires. Elle écoute la radio et les journaux télévisés. Elle regarde les feuilletons. Elle aime bien aussi tout simplement « bavarder ». « C’est bien le bavardage, cela permet d’apprendre le vocabulaire. On vous raconte des histoires. » Autant d’occasions transformées en exercices, ce qu’elle ne pourrait pas faire si elle était obligée à prendre un travail. En plus de la fatigue du travail, les tâches répétitives la priveraient de ces possibilités d’observations et d’exploration de la langue.

Mohamed Maleck a trouvé des possibilités de travail en tant qu’enquêteur. Il a effectué des comptages de voyageurs et des enquêtes de satisfaction pour la SNCF et pour la société SNV. Les méthodes appliquées pour ces sondages ne supposent pas de longs entretiens, mais ses déplacements en banlieue pour les besoins des enquêtes lui ont permis d’entendre des façons de s’exprimer abruptes et vulgaires, « pas le français que j’aime ». Ce n’est pas dans ces expériences professionnelles qu’il peut tester ses progrès dans la langue. Il utilise au maximum les méthodes d’apprentissage disponibles à la bibliothèque de la Cité universitaire, écoute les journaux télévisés et lit.

Le plaisir d’apprendre les règles de grammaire est une constante. « Il y a des règles, il y a un sens, on ne peut pas faire n’importe quoi ». L’apprentissage, dans son exigence de rigueur et de structure apparaît comme rassurant, presque une discipline réconfortante dans un monde à déchiffrer. Mais appliquer ces règles reste difficile. « Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas ». C’est trouver si les noms sont masculins ou féminins, si l’on doit s’adresser aux personnes en utilisant le « vous » ou le « tu » qui est le plus ardu. Même réfléchir « comme pour le calcul » ne donne pas toujours la bonne réponse. Si l’apprentissage de la langue a un caractère intuitif, « le sens des langues », il ne faut pas croire que l’on peut apprendre « comme ça ». Il faut que quelqu’un explique ce qui se fait et ce qui n’est pas correct. Il faut apprendre le système et après seulement on peut « se débrouiller ».

Ecrire reste une épreuve. Parvenir à écrire des lettres professionnelles avec les formules conventionnelles adaptées à chaque situation semble un rêve lointain. L’étalonnage des progrès se fait au quotidien par la plus grande facilité à comprendre les petites annonces affichées dans les magasins par exemple, ou de façon plus grave et plus durable, par les examens tests d’entrée en université.

Pour katherin aussi, même ayant pour langue maternelle une langue latine, la difficulté principale est la prononciation « au début, je ne me faisais pas comprendre. Maintenant, je me fais comprendre. » La grammaire et le vocabulaire ne sont pas difficiles. Pour Eléna, certaines lettres sont totalement déroutantes. Il n’y a pas dans sa langue de « r » comme en français. Les terminaisons sont nombreuses et ne se prononcent pas comme elles s’écrivent. Dans son expérience comme dans celle de Katherin, l’apprentissage consiste à se méfier du semblable qui peut être un faux-ami et à préférer les grandes différences qui deviennent des connaissances sûres quand on en a appris la signification. Toutes deux évoquent la proximité de son ou de sens comme des pièges alors que l’équivalence inconditionnelle entre une forme d’écriture et la prononciation, même totalement nouvelle, est une sécurité. C’est ainsi que Katherin parvient à penser qu’il est plus facile à un Chinois ou à un Coréen qu’à quelqu’un de langue latine d’apprendre une prononciation exacte parce que, pour eux, il n’y a aucun moyen de placer un son déjà connu en équivalence à l’écriture.

Le professeur est et reste le référent privilégié. Fabio note avec émotion que son histoire l’amène à prendre des cours puis les interrompre et reprendre lors d’un deuxième séjour. Avoir le même enseignant et que celui-ci note l’évolution est une vraie reconnaissance.

Les outils modernes permettent de progresser. Par exemple le correcteur d’orthographe sur l’ordinateur, les dictionnaires électroniques, la multitude d’occasions d’avoir des images avec le texte, les bandes dessinées bien sûr, mais aussi les feuilletons et les informations télévisés. Mais rien de tout cela ne serait occasion de progrès sans l’acquisition des notions au préalable, notamment la construction du passé composé et les concordances des temps.

Les lectures de romans sont un plaisir qui permet aussi d’apprendre la langue. Pour Fabio, ce sont les romans de Marc Lévy qui sont préférés, un peu fantastiques, ils permettent de sortir de la réalité.

L’apprentissage est un dialogue constant avec les autres. C’est aussi un dialogue avec les règles et le système qui bien souvent restent surprenants dans les situations concrètes. Etre dans le pays est un avantage car ce n’est plus comme à l’école où on vous donne des éléments que vous utilisez seulement si vous voulez. Dans le pays, il faut parler. Il y a l’épreuve redoutée de se faire comprendre mais aussi une dimension intuitive qui ne s’explique pas. Avoir le sens des langues, une affinité profonde qui peut être l’amour ou la proximité de compréhension, est le fil qui tisse les chances d’une connaissance précieuse. Il en serait de la langue comme de toute relation. Fabio dit « avec mon amie, c’est comme si nous parlions une autre langue, un autre français. Nous nous comprenons toujours. »

 

• Le jeu des différences

Peu à peu, une langue se fait l’image de l’usage qu’elle autorise. Ainsi, dans le contexte d’échanges internationaux actuels, l’anglais est la langue du commerce et des affaires, le français garde l’image du romantisme ou du réalisme selon la proximité de ceux « à qui » elle parle.

Ainsi, Liang Ling nous dit que ses amis apprenant qu’elle vit avec un Français lui disent « ah tu as de la chance, il doit être très romantique. L’idée que l’on se fait des Français est très romantique. »

Mohamed Maleck apprécie les discours politiques, le caractère posé et construit de Dominique de Villepin par exemple. Enoncer les différentes composantes d’une situation avec une certaine distance et impartialité, sans dire seulement que tout va bien, est une nécessité pour le langage des politiques et c’est très important d’être tolérant. Tous les gouvernements ne sont pas comme cela. Il apprécie que le langage soit proche du réel. Il sait que c’est ainsi qu’il a appris la langue française. En classe, avec la littérature, et surtout les romans qui ont une expression près du réel. Bien différemment de ce qu’il en est avec le Coran qui est une langue poétique et religieuse. Il note que les enfants qui ont appris l’arabe par le Coran savent sans difficulté composer des poèmes. Ce n’est pas selon cette dimension qu’il a appris le Français mais comme une langue qui décrit le réel. Il trouve remarquable que la langue française évolue, qu’elle intègre de nouveaux mots ou de nouvelles expressions en même temps qu’elle s’ouvre à des réalités qui dépassent son expérience immédiate. Le mot gazelle intégré dans son dictionnaire atteste qu’elle a su reconnaître des pays et des façons de vivre différentes. Il n’y a pas de gazelle en France. Le français sait reconnaître et nommer des réalités qui dépassent le périmètre d’expérience du sol français et de sa situation d’origine.

Pour katherin, il n’y a pas de vraies différences entre la vie en France et en Colombie, pas de différence de culture en tout cas, même s’il faut apprendre beaucoup de mots pour arriver à se faire comprendre. Arriver en France a été l’occasion de découvrir une multitude de situations et d’attitudes nouvelles, mais plus encore du fait des personnes si différentes qui sont mises en présence et de la possibilité de déplacement, beaucoup plus que par un langage étranger. Saisir les diversités et s’y adapter est une véritable fascination. Lorsqu’elle comprend que, tout en écoutant une chanson anglaise, elle peut parler en espagnol sur skype, et poursuivre des recherches en français sur internet, elle est tout simplement stupéfaite et heureuse que son cerveau puisse faire cela et c’est son rêve de poursuivre toujours plus le développement de la compréhension dans des situations de diversité. Elle apprécie particulièrement l’expression « voilà, voilà » qu’elle entend très souvent en français et qui peut être prononcée de tellement de façons différentes que c’est comme une phrase à chaque fois. C’est aussi comme un chant.

En français, Eléna aime particulièrement le mot « bizarre ». Elle en apprécie les sonorités et se plaît à le prononcer. Elle aime aussi les mots « kiosque » et « bohême » qui existent en russe mais ne sont pas utilisés de la même manière. Ce qui lui plaît est l’idée que des mêmes mots puissent avoir des significations tellement différentes suivant la langue. L’expression qu’elle préfère dans sa langue maternelle : « Jabloko et jablonki ne daleko padaert » pourrait être traduite «la pomme tombée n’est pas loin du pommier qui l’a portée. » On dirait en français, « telle mère, telle fille ». Une occasion de se rendre compte qu’avec l’éloignement de son pays d’origine elle s’y sent d’autant plus attachée, plus « patriote ».

Alors qu’en français, les mots préférés de Liang Ling sont : « préférer », « réfléchir », « jolie » et l’expression, « ça c’est pas mal », qu’elle entend constamment dans les magasins comme dans les situations de la vie courante, l’expression qu’elle préfère dans sa langue maternelle fait figure de maxime : « Persévérer c’est vaincre ».

Pour Fabio le choc culturel que représente l’arrivée en France porte principalement sur les possibilités nouvelles « ça marche, en France, tout fonctionne » et le contraste entre la très grande ouverture « on peut tout faire, on n’est obligé à rien » et l’indifférence affichée envers les autres « tout le monde s’en fout. La phrase constante est « je m’en balance » ». C’est difficile de trouver l’attitude juste entre la réserve et l’indifférence. Il ne faut pas trop montrer ses émotions. « Si tu es trop content, tu es un con, si tu ne vas pas bien, tu es dépressif. » En fait, c’est difficile de ne pas pouvoir s’exprimer, non pas à cause de la langue mais parce que cela ne se fait pas de dire ce que l’on ressent. Les gens ont besoin d’être entendus, rien que cela. La différence est encore une différence de mentalité et d’attitude. Faire des plaisanteries ou des jeux de mots est difficile car on ne sait jamais comment les gens pensent vraiment et ce que l’on dit pour faire rire tombe parfois à plat si les autres ne sont pas prêts à penser comme vous. Cela manque vraiment de ne pas pouvoir rire avec des amis. Par contre avec son amie, les mots passent toujours. C’est comme s’ils avaient « une autre langue » pour eux.

Les mots qu’il préfère en Français sont « amour », « maison ». Ce en quoi il se retrouve et se construit. Les mots qu’il préfère en Portugais sont « oï », « comida » et « felicidad ». Autant de manières de nommer ce qui rassemble et complète le bonheur. En Français, c’est du quotidien, il n’est pas nécessaire de l’exprimer. L’énoncer dans sa langue d’origine est à la fois en fonder le sens et retrouver ce qui lui importe le plus dans sa langue maternelle.

Parler une langue autre que sa langue maternelle est l’occasion d’ouverture à d’autres pensées et d’autres mondes. C’est aussi un dialogue avec soi-même, l’occasion de retrouver ses attachements et ses attentes dans un espace où l’on apprend peu à peu les codes qui permettent d’être acteur.

 

Propos recueillis par Camille Petit
Remerciements particuliers
Au CFILC, Ecole de langues, 7 rue Duvergier 75019 Paris,
Liang-Ling Wan-FengMohamed Maleck AbdelmaleckKatherin RodriguezFabio Peito et Eléna Dmitrieva étudiants en français au CFILC,
Thierry Grappotte et Emilie Côme qui nous ont permis de les rencontrer.