Après ou d’après ?

CONTRE UNE TRANSMISSION PENSÉE AU CARREFOUR DE LA DETTE ET DE LA RUPTURE

Dans le cours de la pensée qui emporte les efforts du moment, les métaphores élaborées et toutes les pages rédigées, chacun retient autant qu’il peut certaines notions. Nous avons cru bon de nous arrêter sur la notion de contemporain [2]. Elle nous a paru constituer une forme pertinente pour qualifier le rapport par lequel nous devrions épouser notre temps [3] et nous faire historiques. Cependant, cette notion, on le voit bien, n’arrive à son but que si elle nous fait comprendre qu’avec elle nous pouvons dépasser quelques pensées et actions figées dans l’identique. Que si se produit en nous d’inédites activités propres à accomplir autre chose que des continuités.
 
Quelle est, en effet, la singularité du contemporain, si chacun confond l’héritage reçu, qui est seulement, avec ce qu’il peut faire ? Au demeurant, les longues inscriptions fidèles ne nous semblent pas, heureusement, épuiser les variations possibles de la transmission. Aussi voulons-nous opposer ici une conception pastorale de la transmission, si prégnante de nos jours, et une conception contemporaine de la transmission, tissée autour de la formation de chacun à l’interférence et au rebond [4].
 
Quelques mots de l’écrivain et essayiste Walter Benjamin, d’ailleurs, attirent notre attention sur les difficultés qu’il y a à abonder trop rapidement aux usages actuels concernant la notion de transmission. Il écrit : « De quel péril les phénomènes sont-ils sauvés ? Pas seulement et pas principalement du discrédit et du mépris dans lesquels ils sont tombés, mais de la catastrophe que représente une certaine façon de les transmettre en les célébrant comme patrimoine. Ils sont sauvés lorsqu’on met en évidence en eux la fêlure. Il y a une tradition qui est catastrophe » [5]. Autant affirmer qu’il convient de se garder aussi bien de l’idée d’une naturalité de la transmission [6] que de la transmission pensée comme une sorte de communication généralisée, transitive et linéaire. Benjamin fait du patrimoine et de la transmission en ce sens une sorte de supplément de l’œuvre humaine. Il dissocie même les deux : les œuvres déjà produites et le geste de transmission. Et se demande si finalement ces œuvres ne se dissolvent pas dans leur transmission. Autant dire qu’il existe moins « de la transmission » que de la volonté de transmettre [7], moins du patrimoine que de la patrimonialisation [8]. Ajoutons : la moindre des questions n’est pas le déni que leur opposent les œuvres d’art et de culture, mais aussi toutes les autres œuvres humaines. Tout ce qui dans le travail des « créateurs » et de l’humanité refuse de se mettre au service de la valeur, du maintien de l’identique, du pastorat immuable, de la succession linéaire – tactiques de débordement, de contournement, d’invention, de révolution, de reprise ou de rebond… – , afin de se concevoir comme contemporains.
 

volume Une demande haineuse

 

La moindre des choses serait, à propos de cette notion de transmission, de se demander, transmission de quoi, à qui, par qui et pour quoi faire [9] ? Mais ce ne sera pas encore assez. Il faut aussi se demander pourquoi cette question émerge de nos jours [10], emportant avec elle tant de discours conjuguant transmission et tradition [11] ?

Jacques Rancière constate, un rien amer : « Il est aujourd’hui seulement question du processus de la transmission à sauver de la tendance à l’autodestruction portée par la société dite démocratique : individualisme, désaffiliation, […] » [12]
. À ce titre, il faut effectivement nous interroger afin de savoir pourquoi cette question de la transmission intervient de nos jours, dans quel contexte précis, pourquoi elle fait retour dans les termes de la transmission perdue, d’une origine effacée, et en vient à s’imposer dans le cadre de la démocratie [13] ? Est-ce à dire que cette question appartient au registre de la haine radicale de la démocratie, sous le prétexte selon lequel celle-ci aurait tendance à isoler les individus les uns par rapport aux autres et par conséquent à briser les liens que « la » transmission, elle, se chargerait habituellement d’entretenir ?

Il est effectivement curieux de constater que – outre le type de regard porté sur nos contemporains – l’insistance mise sur la transmission l’est sous une forme morale : on en appelle à un impératif de transmission (« il faut », « nous devons »). Elle l’est non moins à partir d’une condamnation de la modernité (dont chacun sait qu’elle s’est pensée sous le titre de la « rupture » ou de la « révolution »). Elle l’est enfin sous l’expression de la filiation perdue par fait d’individualisme « démocratique ». En un mot, l’appel à la transmission a la forme d’un rappel à l’ordre, et à un ordre peu « démocratique ». On ne veut plus de discontinuité, on ne veut plus faire son deuil du passé, tout est mis sur le même plan, et selon les cas, ou on nous réserve un « retour » vers pour horizon d’avenir, ou on sous-entend que l’histoire (à venir) ne doit plus rien bouleverser (mais tout cumuler).
François Noudelmann le souligne autrement [14]. Il dresse un réquisitoire contre la tendance réactionnaire et autoritaire que véhicule l’idée de transmission. Contre les manies généalogiques, contre leurs effets homogénéisants – « On sacralise les patrimoines génétiques, culturel, humain pour conjurer une supposée crise de la transmission. Une obsession de la continuité hante ainsi la pensée […] » -. Il montre alors qu’il nous faut du nouveau, de la naissance, de la régénération, …


A dire vrai, l’idée de transmission ne correspond qu’à l’une des manières de poser le problème des successions et des enchaînements (car les affaires humaines se déroulent [15]
), celle qui postule à la fois une théorie des causes (l’histoire conçue comme succession de rapports de cause à effet, l’histoire comme mécanisme [16]), un sens de l’histoire linéaire (l’histoire se propulserait du passé vers le présent) et des continuités (la dette et le sacrifice de soi devant la dette), le tout sous une apparente évidence.

Elle est avancée de nos jours pour couper court au thème des révolutions et des discontinuités. Et, elle l’est sous la forme culpabilisante de l’idée de dette [17], attachée à celle de créancier et de débiteur. Cette idée de dette inspire celle du caractère sacré du lien, accompagné d’un devoir de remboursement et de compensation.


Un réveil de notre sommeil dogmatique

Cela étant, après tout, nous pouvons aussi tenter de tirer quelque chose de l’usage de cette notion de nos jours. En effet, l’intérêt d’un examen de cette notion de transmission est notamment de nous obliger à repenser la complexité de la modernité (avant même de nous attaquer au contemporain), au sens où cette dernière s’est construite sur le thème de la rupture (avec le passé, la tradition et le patrimoine) : ironie envers le donné, décryptage de l’ancien pour mieux rompre avec lui, invention des collages sans hiérarchie, détournements et mises à distance [18],…
Mais de nous y obliger de manière non dogmatique, en rétrospection, pourrait-on dire, de « nous » aux « modernes », c’est-à-dire d’une situation de critique de la modernité vers son « origine » (à l’heure sans doute de sa dissolution) : son « origine » (temporelle), c’est-à-dire éventuellement, le désenchantement du monde, la théorie du sujet de René Descartes à Immanuel Kant, Les théories de l’Etat, la Révolution française, Charles Baudelaire, Paul Cézanne, les cubistes, l’art abstrait,… Une modernité critique de ce qui la précède et une modernité de rupture, à la manière des énoncés du Prométhée de W. Goethe (1774).

Mais simultanément, cela nous oblige à interroger aussi l’approche totalement unilatérale de la transmission promue par notre époque. Approche qui pivote largement autour de cette notion de rupture mais désormais pour la mettre en pièce (et recoudre les ruptures). Et qui finit par nous faire croire que la seule fonction d’un grand nombre d’institutions serait d’inscrire la transmission dans l’ordre du visible (Ecole, musées, …), comme une sorte de figure tutélaire : du père, de la dette, de l’autorité, de la sauvegarde et de la fidélité, de la mémoire ou de la trace, de la tradition. La transmission se fait alors pure réaction, gommage.

 

Cette idée de transmission impose l’idée d’un nécessaire retour à la hiérarchie, entre celui qui transmet et celui qui reçoit. Un principe de distinction appuyé sur (contre) l’idée selon laquelle la démocratie rend tout égal. La transmission réfère à un archè : un commencement qui est aussi un commandement. Cette transmission réfère donc à un droit à commander, le droit de l’ancien qui commence. Et du coup, sont propres à gouverner ceux qui ont les dispositions qui les approprient à ce rôle. Et sont propres à recevoir ceux qui sont prédisposés à la subir [19].

Le fondamentalisme de la transmission

Voyant le modèle de « la » (leur ?) culture anéanti ou du moins péjoré, de nombreux commentateurs prennent peur, de nos jours, parfois pour la société, parfois pour eux-mêmes, et évoquent le thème d’une crise de la transmission. Si les valeurs de « la » culture ne sont plus transmises, affirment-ils, alors la cohésion sociale ne peut plus être maintenue. Et ils annoncent une dislocation des sociétés, une dispersion des individus, projetant d’y résister par un renforcement des règles sociales d’assimilation (retour des valeurs civiques, restauration de l’apprentissage par cœur, …).

Ces analystes de la situation présente se font fort de montrer que l’état des choses socio-politique ne cesse de se détériorer. Si on enquête sur l’école, par exemple, disent-ils, on apprend rapidement à cerner un drame : celui d’une culture (classique) qui n’est plus enseignée. L’importance de cette conclusion n’apparaît que si on fait de cette culture dite classique – qui n’est en réalité que la culture générale scolaire entièrement fabriquée pour les besoins de la cause – un modèle, une référence, une valeur, un idéal, et qu’on lui attribue la vertu de produire la justesse du jugement et la cohésion sociale dont chacun craint la dissolution. Ce qui pour le moins est discutable.

Emportés dans leur élan, les mêmes commentateurs n’hésitent pas à généraliser la « crise ». De celle de l’école, ils passent rapidement à celle de l’idéal de société – l’individualisme ne vantant que les mérites de la fragmentation et de l’éclat -, ainsi qu’à celle de la société idéale, promettant des drames futurs à des générations vouées à ne s’intéresser qu’au seul présent.

« Crise » de la politique aussi, disent-ils, c’est-à-dire penchant vers le pragmatisme ou un humanitarisme de bon ton, quand ce n’est pas vers une jouissance de la démocratie sans prendre en compte les obligations qu’elle impose ! Ce qui évidemment, là aussi, n’est qu’une des analyses possibles. « Crise » de la culture politique, enfin, souvent réduite à une exaltation généreuse. « Crise » de l’économie, « crise » de l’identité, … Le vocabulaire de la crise finit même, on l’entend, par proliférer au point de dissoudre, presque, ses significations.

Arrêtons cette énumération ici simplement pour préciser un point. La découverte d’une crise des références culturelles est en réalité souvent le résultat d’une crise des références à un seul type de culture, celle qui fut institutionnalisée, et pour laquelle tout le reste est traité avec mépris, comme soumis au seul mécanisme de la mode.
 

Les gardiens du temple

Soulignons encore une fois que, dans ces cas, le souci de la transmission et de la diffusion culturelles se module selon des caractéristiques tout à fait particulières. Complémentaire à certains égards des consécrations déjà opérées par l’instruction scolaire, il requiert en premier lieu la cooptation d’un petit corps d’élus auquel la tâche de sélection et de valorisation de ce qui est à transmettre est dévolue. Il appelle en deuxième lieu un corpus légitimé d’oeuvres patrimoniales qui se raccroche à la condensation de la culture en un répertoire de valeurs ou de résultats donnés. En troisième lieu, il se mobilise autour d’un canevas opérationnel figé : transmission versus ignorance, les intellectuels qui savent versus la foule qui végète. En quatrième lieu, il revendique sa part dans l’intégration des individus à la cité à partir d’un idéal d’homogénéité.

 

Préoccupant sans doute sérieusement l’administration culturelle d’Etat et plus encore les intellectuels qui sentent leur fonction actuellement mise en péril, ces quatre moments de la transmission, et ceux qui les portent, ne peuvent survivre qu’à condition d’exiger la restauration des médiations par lesquelles ils ont forgé leur pouvoir. Des professionnels patentés se regroupent ainsi pour réclamer le maintien de leur part dans le système des valeurs et des valorisations,… Mais pour que l’efficacité de leur travail d’imprégnation se maintienne, il faut qu’on leur organise la vie publique à la hauteur de leurs ambitions : être les maîtres de la transmission, c’est-à-dire ceux qui décident pour les autres des valeurs communes, en un mot à imposer à chacun.  
  
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Que les hommes soient vigilants à l’égard des devenirs et des crises de leurs sociétés, tant mieux. Mais en voulant maintenir l’antérieur, à tout prix, nulle histoire ne se constitue. Et pourtant, les devenirs sont aussi l’heureux symptôme d’une non-clôture. Mais le vrai ressort de ce thème de l’inquiétude négative de la transmission ou de la crise des transmissions, c’est le sort fait aux intellectuels. Ils savent qu’ils ne sont plus reconnus comme des maîtres de vérité.

Néanmoins, il y a d’autres philosophies envisageables que celle-ci. Ne ferions-nous pas mieux de revenir sur le terrain de la critique et de la formation ? La philosophie disait GWF. Hegel est fille de la crise et du conflit. Elle apparaît lorsque aucune référence traditionnelle ou religieuse incontestable (sacrée) ne peut plus faire sens, sans danger de conflits violents, pour la plupart des hommes à tel ou tel moment de leur histoire. Elle est alors le fossoyeur des préjugés obsolètes auxquels s’attachent subjectivement, dans un réflexe sécuritaire, comme les naufragés sur le radeau de la méduse, les institutions idéologiques traditionnelles et leur (de moins en moins) fidèles angoissés par les bouleversements du monde vis-à-vis desquels ils se sentent de plus en plus impuissants. Elle déblaie et déconstruit à coup d’arguments rationnels les contradictions logiques, les impossibilités des anciennes valeurs pour élargir le champ des possibles et prendre la mesure des valeurs nouvelles qui redonnent, aux citoyennes et aux citoyens, les moyens d’une puissance d’action et de compréhension, donc aussi de transformation, mieux adaptés aux temps nouveaux.

 

Alors, il ne s’agit plus de transmission, il s’agit de formation.
 
 Docteur en philosophie, enseignant (Paris).
Derniers ouvrages publiés : L’interruption, Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009 ; Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Editions Le Félin, 2007 ; L’âge du public et du spectateurEssai sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Schiller ou l’esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Nouvelles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005
 

[1] Expression de Claude Debussy à propos de Wagner et de lui-même, alors même que Gustave Charpentier venait de déclarer : « Wagner m’a tué ».
[2] Christian Ruby, Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Editions Le Félin, 2007.
[3] « Être son temps au mieux », dit l’un ; « ne pas chanter le même air que son temps », dit l’autre ; les expressions sont nombreuses qui soulignent la difficulté de la « bonne distance », qui ne saurait pour autant « maintenir ».
[4] Dans un article ancien, à partir d’une étude consacrée à l’art contemporain, nous avions distingué au moins quatre modèles différents de la transmission (non compris les modèles prêtés par le vivant). Nous renvoyons à ce texte : EspacesTemps, les Cahiers, N° 74/65, « Transmettre aujourd’hui, le futur du passé », et notre article : « Nul n’est héritier s’il n’est capable d’être initiateur ».
[5] Walter Benjamin, Œuvres, Paris, Folio, Gallimard, 2000, in La fonction de l’historien.
[6] Héréditaire en somme, ou dans les processus quasi-mécaniques dont se sert parfois le vivant : la transmission du VIH, par exemple.
[7] On en a un très bel exemple dans Richard Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, 1861. C’est moins l’œuvre qui transmet que la Guilde qui veut transmettre la règle, et devient instance de contrôle au passage et du passage…
[8] Processus de mutation de quelque chose en aura, œuvre conservée, idéal culturel, valeur…
[9] Le « comment » pouvant n’être qu’une question technique. N’importe quel formateur sait qu’il peut concevoir des techniques de formation par lui-même, L’important en revanche est que tous s’accordent sur l’objet et l’objectif.
[10] A défaut de chercher à quel genre d’époque elle est, à chaque fois, attachée.
[11] Il est vrai que pour la plupart ces termes se réciproquent. Ainsi trouve-t-on dans Wikipédia, cette phrase : « La tradition désigne la transmission continue d’un contenu culturel à travers l’histoire depuis un événement fondateur ou un passé immémorial ».
[12] Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 37
[13] Nous avons nos propres fondamentalistes, c’est pourquoi, et pour éviter de parler pour les autres ou à la place des autres, nous ne cherchons pas à faire le détour par d’autres régimes politiques ou religieux.
[14] François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, 2004, Paris, Léo Scheer, et Hors de moi (Paris, 2005, Scheer).
[15] On peut d’ailleurs enchaîner sans linéarité : cf. Jean-François Lyotard et sa théorie des jeux de langage. Et nous laissons de côté la question de la nature.
[16] C’est le modèle le plus courant de la « transmission », le modèle mécanique, celui qui renvoie à des dispositifs permettant de transmettre le mouvement d’une pièce à une autre sans perte d’énergie.
[17] Qui n’en est pas à son premier usage. Cf . son usage religieux ou son usage sociologico-politique dans les théories de la solidarité de la III° République. Il faut évidemment relire Friedrich Nietzsche à cet effet (La Généalogie de la morale).
[18] Toute l’histoire de l’art moderne et contemporain pourrait comparaître en ce point.
[19] Benny Lévy, Le meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Paris, Grasset-Verdier, 2002.