Après ou d’après ?
CONTRE UNE TRANSMISSION PENSÉE AU CARREFOUR DE LA DETTE ET DE LA RUPTURE
volume Une demande haineuse
Jacques Rancière constate, un rien amer : « Il est aujourd’hui seulement question du processus de la transmission à sauver de la tendance à l’autodestruction portée par la société dite démocratique : individualisme, désaffiliation, […] » [12]. À ce titre, il faut effectivement nous interroger afin de savoir pourquoi cette question de la transmission intervient de nos jours, dans quel contexte précis, pourquoi elle fait retour dans les termes de la transmission perdue, d’une origine effacée, et en vient à s’imposer dans le cadre de la démocratie [13] ? Est-ce à dire que cette question appartient au registre de la haine radicale de la démocratie, sous le prétexte selon lequel celle-ci aurait tendance à isoler les individus les uns par rapport aux autres et par conséquent à briser les liens que « la » transmission, elle, se chargerait habituellement d’entretenir ?
Il est effectivement curieux de constater que – outre le type de regard porté sur nos contemporains – l’insistance mise sur la transmission l’est sous une forme morale : on en appelle à un impératif de transmission (« il faut », « nous devons »). Elle l’est non moins à partir d’une condamnation de la modernité (dont chacun sait qu’elle s’est pensée sous le titre de la « rupture » ou de la « révolution »). Elle l’est enfin sous l’expression de la filiation perdue par fait d’individualisme « démocratique ». En un mot, l’appel à la transmission a la forme d’un rappel à l’ordre, et à un ordre peu « démocratique ». On ne veut plus de discontinuité, on ne veut plus faire son deuil du passé, tout est mis sur le même plan, et selon les cas, ou on nous réserve un « retour » vers pour horizon d’avenir, ou on sous-entend que l’histoire (à venir) ne doit plus rien bouleverser (mais tout cumuler).
A dire vrai, l’idée de transmission ne correspond qu’à l’une des manières de poser le problème des successions et des enchaînements (car les affaires humaines se déroulent [15]), celle qui postule à la fois une théorie des causes (l’histoire conçue comme succession de rapports de cause à effet, l’histoire comme mécanisme [16]), un sens de l’histoire linéaire (l’histoire se propulserait du passé vers le présent) et des continuités (la dette et le sacrifice de soi devant la dette), le tout sous une apparente évidence.
Elle est avancée de nos jours pour couper court au thème des révolutions et des discontinuités. Et, elle l’est sous la forme culpabilisante de l’idée de dette [17], attachée à celle de créancier et de débiteur. Cette idée de dette inspire celle du caractère sacré du lien, accompagné d’un devoir de remboursement et de compensation.
Un réveil de notre sommeil dogmatique
Mais simultanément, cela nous oblige à interroger aussi l’approche totalement unilatérale de la transmission promue par notre époque. Approche qui pivote largement autour de cette notion de rupture mais désormais pour la mettre en pièce (et recoudre les ruptures). Et qui finit par nous faire croire que la seule fonction d’un grand nombre d’institutions serait d’inscrire la transmission dans l’ordre du visible (Ecole, musées, …), comme une sorte de figure tutélaire : du père, de la dette, de l’autorité, de la sauvegarde et de la fidélité, de la mémoire ou de la trace, de la tradition. La transmission se fait alors pure réaction, gommage.
Le fondamentalisme de la transmission
Voyant le modèle de « la » (leur ?) culture anéanti ou du moins péjoré, de nombreux commentateurs prennent peur, de nos jours, parfois pour la société, parfois pour eux-mêmes, et évoquent le thème d’une crise de la transmission. Si les valeurs de « la » culture ne sont plus transmises, affirment-ils, alors la cohésion sociale ne peut plus être maintenue. Et ils annoncent une dislocation des sociétés, une dispersion des individus, projetant d’y résister par un renforcement des règles sociales d’assimilation (retour des valeurs civiques, restauration de l’apprentissage par cœur, …).
Ces analystes de la situation présente se font fort de montrer que l’état des choses socio-politique ne cesse de se détériorer. Si on enquête sur l’école, par exemple, disent-ils, on apprend rapidement à cerner un drame : celui d’une culture (classique) qui n’est plus enseignée. L’importance de cette conclusion n’apparaît que si on fait de cette culture dite classique – qui n’est en réalité que la culture générale scolaire entièrement fabriquée pour les besoins de la cause – un modèle, une référence, une valeur, un idéal, et qu’on lui attribue la vertu de produire la justesse du jugement et la cohésion sociale dont chacun craint la dissolution. Ce qui pour le moins est discutable.
« Crise » de la politique aussi, disent-ils, c’est-à-dire penchant vers le pragmatisme ou un humanitarisme de bon ton, quand ce n’est pas vers une jouissance de la démocratie sans prendre en compte les obligations qu’elle impose ! Ce qui évidemment, là aussi, n’est qu’une des analyses possibles. « Crise » de la culture politique, enfin, souvent réduite à une exaltation généreuse. « Crise » de l’économie, « crise » de l’identité, … Le vocabulaire de la crise finit même, on l’entend, par proliférer au point de dissoudre, presque, ses significations.
Les gardiens du temple
Soulignons encore une fois que, dans ces cas, le souci de la transmission et de la diffusion culturelles se module selon des caractéristiques tout à fait particulières. Complémentaire à certains égards des consécrations déjà opérées par l’instruction scolaire, il requiert en premier lieu la cooptation d’un petit corps d’élus auquel la tâche de sélection et de valorisation de ce qui est à transmettre est dévolue. Il appelle en deuxième lieu un corpus légitimé d’oeuvres patrimoniales qui se raccroche à la condensation de la culture en un répertoire de valeurs ou de résultats donnés. En troisième lieu, il se mobilise autour d’un canevas opérationnel figé : transmission versus ignorance, les intellectuels qui savent versus la foule qui végète. En quatrième lieu, il revendique sa part dans l’intégration des individus à la cité à partir d’un idéal d’homogénéité.
Néanmoins, il y a d’autres philosophies envisageables que celle-ci. Ne ferions-nous pas mieux de revenir sur le terrain de la critique et de la formation ? La philosophie disait GWF. Hegel est fille de la crise et du conflit. Elle apparaît lorsque aucune référence traditionnelle ou religieuse incontestable (sacrée) ne peut plus faire sens, sans danger de conflits violents, pour la plupart des hommes à tel ou tel moment de leur histoire. Elle est alors le fossoyeur des préjugés obsolètes auxquels s’attachent subjectivement, dans un réflexe sécuritaire, comme les naufragés sur le radeau de la méduse, les institutions idéologiques traditionnelles et leur (de moins en moins) fidèles angoissés par les bouleversements du monde vis-à-vis desquels ils se sentent de plus en plus impuissants. Elle déblaie et déconstruit à coup d’arguments rationnels les contradictions logiques, les impossibilités des anciennes valeurs pour élargir le champ des possibles et prendre la mesure des valeurs nouvelles qui redonnent, aux citoyennes et aux citoyens, les moyens d’une puissance d’action et de compréhension, donc aussi de transformation, mieux adaptés aux temps nouveaux.