Art roman et dualité
Ma réflexion partira de cette période du Moyen Age comprise entre 1000 et 1150 au cours de laquelle s’épanouit l’art roman. La dualité est très présente dans les églises construites à cette époque et souvent fortement structurée autour de l’opposition entre le bien et le mal, ainsi qu’en témoignent les représentations du Jugement dernier figurant parfois au tympan des édifices. Mais on trouve aussi toute une thématique du dédoublement qu’il est plus difficile de ramener à une opposition morale et qui semble tout autant relever du jeu formel que du message d’édification (personnage de Chauvigny, animaux présentant une seule tête pour plusieurs corps ou l’inverse).
Homme dédoublé. © Thierry Lesieur
Chapiteau du rond-point de la collégiale Saint-Pierre, Chauvigny
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Monstre dédoublé. © Jean Texereau
Chapiteau de la nef de l’abbatiale Saint-Pierre, Airvault
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L’opposition, une forme esthétique
On peut invoquer, pour expliquer la forte présence de ces scènes de dédoublement, la dimension d’imitation et de reproduction caractérisant l’art médiéval, le mode de production « en série » des chapiteaux ou encore l’aspect de ces derniers qui, avec leur structure angulaire, se prêtaient particulièrement bien à ces duplications formelles. Mais l’histoire montre que bien d’autres manières de parer le chapiteau ont existé et cette interprétation n’est pas pleinement satisfaisante pour expliquer le goût de l’époque romane pour ce motif que le grand abbé cistercien Bernard de Clairvaux vise précisément dans ses attaques contre l’art bénédictin lorsqu’il écrit : « Mais que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs? […] Ici on y voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes : là c’est un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c’est un poisson avec une tête de quadrupède […] Enfin le nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée qu’on préfère regarder ces marbres que lire dans des manuscrits, et passer le jour à les admirer qu’à méditer la loi de Dieu »[1].
Pour être un art où la reproduction de canons esthétiques tient un place importante, l’art roman n’en est pas moins « art », c’est-à-dire le produit d’un acte créateur où les « artistes » – quelque soit par ailleurs la difficulté à préciser l’identité de ceux qui se cachent réellement derrière ce terme – laissent passer quelque chose des préoccupations et de l’atmosphère intellectuelle de leur temps. Ne pourrait-on alors envisager que ces déclinaisons sur le thème de la dualité et du dédoublement avaient une autre profondeur que celle de la simple copie ? Quittons pour cela le domaine architectural et voyons ce qui se passe du côté de la production écrite.
Confrontation et équilibre
Pour qui fréquente quelque peu les textes – notamment ceux émanant du milieu monastique – avant le milieu du XIIe siècle, ce qui retient l’attention, c’est la forte tendance des auteurs à structurer leur discours autour d’oppositions. Parmi les nombreux exemples qui pourraient être invoqués, citons le passage d’une lettre que Pierre Damien, personnage important de l’église au XIe siècle, adresse au pape Alexandre II en juin 1064. Dans ce texte, il décrit l’ordre universel comme une opposition entre les éléments masculins (l’air et le feu) qui dominent d’un côté, et les éléments féminins qui leur sont soumis (l’eau et la terre), de l’autre[2]. Tout ce que produisit la matière originelle, explique Pierre Damien, provient de la double union des ces quatre éléments opposés deux à deux. De même, poursuit-il, la voûte céleste attire certaines planètes vers le coucher et d’autres vers le lever. Cette opposition entre les astres qui se couchent et ceux qui se lèvent est interprétée par Pierre Damien comme « un combat universel », lui-même analogue au conflit qui, à l’intérieur de l’homme, oppose l’âme au corps, la chair à l’esprit.
La confrontation ne touche pas seulement l’ordre cosmique et l’homme, mais également l’ordre social, puisqu’elle sépare également les moines de ceux qui vivent à l’extérieur de l’enceinte monastique. Dans une lettre adressée en 1067 à l’abbé du grand monastère italien du Mont-Cassin, Pierre Damien écrit de nouveau : « Quelles mauvaises affaires il fait, celui qui ose sortir de la clôture monastique, pour porter le harnais dans la milice du monde. […] Le chasseur aime le cerf, mais pour s’en nourrir ; il poursuit les chevreuils, donne la chasse aux levrauts ; mais pour son bien-être à lui, et pour qu’eux ne soient plus rien. Nous aussi les hommes nous aiment, mais non pour nous ; ils nous chérissent pour eux-mêmes ; ils brûlent de faire de nous leurs délices. Et bien évidemment, quand nous les suivons dans les affaires extérieures, que faisons nous d’autre que répudier le moine qui était en sécurité à l’intérieur de nous ? »[3]. Comme le montre l’évolution de ce passage et contrairement à ce que laissait penser l’opposition initiale entre le monastère et le monde extérieur, c’est à l’intérieur même de l’homme que se joue le combat.
Cette réduction de l’ordre universel à une suite d’oppositions – entre le masculin et le féminin, entre la chair et l’esprit, entre le monastère et son extérieur, entre le prédateur et sa proie – tend à donner l’impression d’une société constituée d’entités entretenant systématiquement des relations se déclinant sur le mode conflictuel.
Sans nier que ces constructions duelles aient pu correspondre chez certains auteurs à un réel désir de dresser les uns contre les autres les deux termes de l’opposition, elles visent dans bon nombre de cas autre chose que ce qu’il paraît. Car les auteurs ne mettent pas ces oppositions en avant dans le but de les affirmer comme irrémédiables et indépassables. Elles constituent au contraire pour eux un préalable pour penser leur harmonie et leur accord. Ce qui explique cet apparent paradoxe que, pour décrire l’état de combat et de conflit universel qu’il semble déplorer, Pierre Damien recourt à plusieurs reprises à l’adjectif « beau » (pulchrum en latin.
Opposition nécessaire et harmonie
Il y a une dimension esthétique au combat et à la confrontation des opposés.
Une telle conception du sentiment esthétique pourrait alors expliquer la centralité du thème de la dualité et du dédoublement dans la production artistique. Produire du beau, c’est d’abord pour l’artiste se montrer capable de construire des oppositions dont il doit ensuite – ou plutôt concomitamment – réussir la synthèse. Ce dont la figure de l’animal – ou, plus rarement, de l’homme – divisé autour d’un axe de symétrie créant une opposition droite/gauche constitue comme une sorte de « condensé formel ».
On peut alors renverser l’interprétation. Le thème du dédoublement et de la dualité ne serait pas apparu simplement parce que la forme du chapiteau s’y prêtait. Ce seraient plutôt les artistes qui auraient su profiter des potentialités offertes par la structure angulaire pour développer une forme exprimant l’esthétique de l’opposition qui prévalait à leur époque.
Une question se pose néanmoins pour qui veut approfondir un peu plus cette sensibilité esthétique. D’où vient cette idée de la beauté qui conduit à considérer le conflit et la confrontation comme « beaux » ? Elle dérive d’une conception de l’harmonie très ancienne, mais que divers auteurs ont transmise par leurs écrits. Le plus influent d’entre eux est Boèce (6ème siècle). Selon cet auteur – qui aura une grande influence sur tout le haut Moyen Age -, la concorde ne peut s’établir sans une part de discorde. C’est probablement pour cette raison que la dualité représente pour les hommes de l’époque une forme si parlante. Car il faut bien reconnaître l’ambiguïté que désigne le terme « dualité ». Être « duel », c’est être deux choses à la fois, un « quelque chose » à l’identité chimérique, voire contradictoire lorsque les deux termes ne sont pas seulement différents, mais opposés. S’il dérive de mot latin « duo, dua » qui signifie « deux », le terme ne désigne jamais deux unités distinctes, mais toujours une tension entre unité et pluralité, entre le un et le deux, bref, une ambiguïté identitaire fondamentale.
Peut-être faut-il alors évoquer au passage un problème de terminologie. Comment désigner cette tendance à la dualité de la pensée médiévale ? La plus immédiate et logique est celle de « dualisme ». Mais ce terme peut prêter à confusion puisqu’il fait habituellement référence à la pensée dualiste cathare ou manichéenne, ou, plus généralement, à une croyance philosophique ou religieuse postulant une dualité constitutive – ontologique ou métaphysique – indépassable.
Il ne s’agit pas ici de ce dualisme métaphysique et doctrinal, mais d’un dualisme plus diffus, un dualisme « identitaire » – au sens où celui-ci serait lié à une façon de concevoir l’identité. Il est la conséquence d’une question nouvelle qui accompagne ce que l’on a appelé la « naissance de l’individu ». Il ne dérive pas de l’affirmation d’un ordre supérieur, mais d’un effort pour penser la question de l’homme, de son identité et de celle des éléments qui l’environnent sur terre. En ce sens, il n’est pas un dualisme métaphysique, mais plutôt l’expression d’un humanisme.
Le sens est pluriel
Ce constat invite à repenser la question du dualisme de la culture médiévale. Certes la dualité est très présente dans les textes comme dans les œuvres d’art. Mais elle correspond à un mode de penser l’ordre et la pluralité. Elle n’est donc pas nécessairement de la part de l’auteur qui la met en œuvre une preuve de sectarisme, mais au contraire, souvent, une ouverture. Il ne faut pas pour autant tomber dans une admiration béate. Cette ouverture aux potentialités du sens n’allait pas nécessairement de pair avec une ouverture d’esprit… Mais en même temps, la prise en compte de cette dimension de la pensée médiévale procure un certain plaisir à qui tente de retrouver la manière dont l’artiste – dans le domaine architectural ou pictural – ou l’auteur – dans le domaine littéraire – met en œuvre ces oppositions pour produire du beau et éveiller auprès du spectateur ou du lecteur un sentiment esthétique.
Dans cette perspective, ne peut-on penser que l’une des raisons du regain d’intérêt pour l’art roman de nos jours tient précisément en ceci qu’il éveille un regard sur le monde que la pensée conceptuelle soucieuse d’univocité tend parfois à évacuer ? Il dresse pour nous un univers dont l’identité, fondamentalement ambiguë, tout à la fois onirique et poétique, se nourrit de correspondances et d’accords musicaux entre les choses. Pour laisser cette « musicalité sculpturale » s’installer, il faut savoir renoncer à l’hégémonie du sens. Qu’a voulu dire l’artiste ? Quelle est la signification de telle ou telle scène gravée dans la pierre ? Sans délaisser systématiquement toute reconstruction d’un sens possible, il faut également admettre un au-delà – ou un en deçà – du sens, une part de non-sens. Admettre que l’artiste roman n’a pas nécessairement voulu « dire » les choses, mais qu’il a peut-être également cherché à les « jouer », comme on joue un air de musique ou une symphonie, sans se soucier toujours de la question du sens… à moins que la construction musicale ne soit elle-même une autre façon de donner du sens aux choses.
Proposer un tel regard sur l’art roman, ce n’est pas donner dans une sorte d’anachronisme New Age. Bien au contraire. La prise en compte des échos et des correspondances constituait une dimension essentielle de la vie monastique. Pour apprécier l’art roman, il faut du temps, ce temps qui était pour les hommes de l’époque celui de la « méditation » (meditatio en latin) et que mérite finalement toute œuvre d’art.
[1] Apologie adressée par Saint Bernard à Guillaume, abbé de Saint-Thierry, chapitre XII, 29 (traduction de l’abbé Charpentier mise en ligne par l’abbaye de Saint-Benoît à l’adresse : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/guillaume/guillaume.htm).
[2] Ce passage se trouve dans l’édition donnée par Kurt Reindel (Die briefe des Petrus Damiani, MGH, t. 3, Munich, 1989), pp. 195-6.
[3] Pierre Damien, Lettre sur la toute-puissance divine, André Cantin (éd.), Le Cerf, Paris, 1972, pp. 384-6