Choisis donc la vérité qui te rend un dieu

L’IMAGINAIRE SCIENTIFIQUE À L’ÉPREUVE DE L’IDOLÂTRIE

Ralph DEKONINCK

Bulletin n°4 – Imaginaire

 

Au confluent de deux pouvoirs, beauté de l’art et force de la science, l’artifice n’existerait pas sans la foi de son créateur

« Voulez-vous me dire quelle impression produit sur vous ce spectacle-ci. […] N’est-ce pas, en vérité, de la chair que je touche en ce moment ? La mienne en a tressailli, sur ma parole ! – Oh ! c’est mieux ! dit simplement Édison. La chair se fane et vieillit : ceci est un composé de substances exquises, élaborées par la chimie, de manière à confondre la suffisance de la “Nature”. […] C’est de la chair artificielle. »

Cet extrait tiré de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, roman publié en 1886 (1) donne une idée précise de la teneur de ce qui apparaît être un des tout premiers romans de science-fiction, lequel continue à s’inspirer des anciens mythes comme celui de Pygmalion. La scène inaugurale nous présente un savant hésitant entre lamentation sur la vanité de son savoir et glorification de sa toute-puissance créatrice. À sa plainte mélancolique répond celle, bien plus tragique, d’un jeune Lord anglais éperdument amoureux d’une actrice dont le corps est merveilleusement beau mais dont l’âme est désespérément médiocre. Pour sortir de l’impasse de cet amour contrarié, il fait appel non plus au génie de l’artiste mais à l’ingéniosité du scientifique, incarné dans ce roman par la figure historique d’Edison, le célèbre ingénieur américain qui venait d’inventer la lampe incandescente et le phonographe. L’amant et le créateur, l’« époux » et le « père » ne coïncident donc plus ici en un même personnage, comme c’était le cas dans le mythe de Pygmalion. Le second se contente de prêter ses services au premier en lui créant une femme artificielle, nommée Hadaly (signifiant « idéal » en iranien, selon l’étymologie avancée par Villiers), qui présente « toute l’illusion de la vie ». Par ailleurs, l’opérateur du miracle de l’animation n’est plus une quelconque divinité, mais ce « surprenant agent vital que nous appelons l’Électricité », « étincelle léguée par Prométhée ».

Celle-ci ne confère toutefois à l’andréide qu’une apparence de vie. Aussi sophistiquée soit-elle, la machine reste dépourvue d’une âme digne de sa beauté. Pour lui insuffler l’esprit, la technique n’est d’aucune utilité, la science montrant ici ses limites ou du moins sa dépendance à l’égard de forces surnaturelles que permet de convoquer le spiritisme, savoir occulte tant en vogue en cette fin de xixe siècle. Le surnaturel fait ainsi retour dans un monde marqué au sceau du matérialisme, monde positiviste auquel Villiers cherche à redonner une part de mystère.

Ce qu’il importe de retenir dans cette histoire n’est cependant pas l’intervention occulte. C’est plutôt l’idée, défendue par Villiers à travers Edison, selon laquelle tout n’est finalement qu’une question de croyance, même en matière de science : malgré l’apport conjugué de la technique et de la magie, l’andréide ne restera qu’une chimère si elle ne peut vivre à travers l’amour que lui porte le Lord. C’est lui le véritable Pygmalion, esthète épris de passion pour l’Art et la Beauté qu’il voudrait voir s’incarner et auxquels seule sa foi donnera vie. Pour que le miracle advienne, il doit en effet croire à la réalité de la « chair artificielle » de cette poupée mécanique, comme l’y invite Edison : « Illusion pour illusion, l’Être de cette présence mixte que l’on appelle Hadaly dépend de la volonté libre de celui qui osera le concevoir […]. Affirmez-le, d’un peu de votre foi vive, comme vous affirmez l’être, après tout si relatif, de toutes les illusions qui vous entourent ». Et Villiers de tirer la leçon de l’histoire : « Nul ne sait où commence l’Illusion, ni en quoi consiste la Réalité. […] Il n’est, pour l’Homme, d’autre vérité que celle qu’il accepte de croire entre toutes les autres, — aussi douteuses que celle qu’il choisit : choisis donc celle qui te rend un dieu ».

L’homme retiendra donc la vérité qui le fait dieu en le rendant maître de la nature. En ce xixe siècle, cette volonté de puissance peut paraître encore attentatoire à l’ordre divin. Le roman de Villiers peut, de ce point de vue, être approché comme une réécriture non seulement du mythe pygmalionesque mais également du mythe faustien. De fait, le pacte conclu entre Ewald et Edison rappelle immanquablement celui passé entre Faust et Méphistophélès. Le savant prométhéen devient une instance sinon diabolique du moins concurrente de Dieu : « Je prétends pouvoir […] faire sortir du limon de l’actuelle Science Humaine un Être fait à notre image, et qui nous sera, par conséquent, ce que nous sommes à Dieu ». En s’aidant de la magie, de l’art (Hadaly possède la beauté et le caractère atemporel de l’œuvre d’art) et de la science, c’est-à-dire en cumulant les anciens et nouveaux pouvoirs de l’image, il aspire à créer le chef-d’œuvre absolu.

Pris d’une telle folie des grandeurs, le titan rebelle a pourtant conscience d’enfreindre un interdit en lançant un défi à l’ordre divin : la création divine étant jugée défectueuse, l’humanité s’arroge le droit de la renier et de la remplacer par une création indépendante qui finit par faire oublier sa dimension artificielle. Mieux encore : selon la logique d’inversion déjà rencontrée, la copie apparaît plus réelle que son modèle vivant ; la femme factice est préférée à la femme vivante qui se révèle être la véritable poupée, dissimulant son artificialité foncière sous une apparence de beauté. Hadaly finira d’ailleurs par échapper au contrôle de ses deux « créateurs » pour mener une vie indépendante, conservant ainsi toute son aura mystérieuse que sa mort tragique dans un naufrage ne fait que renforcer. Cette disparition, qui met fin à la relation contre-nature d’un homme et d’une machine, est toutefois interprétée comme la juste punition de la démesure blasphématoire : Edison comprend que Dieu n’a pas voulu que réussisse sa tentative sacrilège de substituer à l’imperfection de la création divine une création purement humaine qui avait la prétention de venir la corriger

La science prolonge l’imaginaire jusqu’au rêve de donner existence à une conscience autonome

Hadaly n’est en fait que l’héritière d’une longue lignée de créatures artificielles, depuis celles habitant la mythologie (la femme modelée par Prométhée, la statue de Pygmalion, les automates de Dédale, le golem dans la tradition juive, etc.) jusqu’à celles forgées par les fictions littéraires (la créature du Dr Frankenstein de Mary Shelley, le Pinocchio de Carlo Collodi, laVénus d’Illede Prosper Mérimée, l’Olympia d’Ernst Hoffmann, etc.), sans parler des réalisations concrètes d’automates qui subjuguaient tant les hommes du xviiie siècle, en un temps où art et science, Beauté et Vérité faisaient encore bon ménage. Mais ces ancêtres sont, aux yeux d’Edison, relégués par les moyens de la science moderne dans le registre des « épouvantails pour les oiseaux », la mécanique étant parvenue à un degré d’illusion telle qu’elle se fait oublier. L’andréide de Villiers ouvre ainsi la voie à une nouvelle génération de machines-robots, assurant la pérennité des vieux mythes qui ne cesseront de hanter l’imaginaire scientifique du xxe siècle, tenté de croire en la réalisation prochaine du rêve pygmalionesque : donner vie à l’inanimé en lui procurant une conscience autonome.
Au vu de cette intrigue, il apparaît clairement que L’Ève future se situe à la rencontre des imaginaires religieux et scientifique, la première créature féminine étant projetée dans le futur d’une science à venir. C’est ce qui en fait un des tout premiers romans d’anticipation scientifique. Outre les vieux thèmes de l’être et du paraître, on y redécouvre plus fondamentalement le problème du doute et de la croyance réactualisé dans le domaine des sciences modernes. À travers son récit fantastique, Villiers dénonce les effets néfastes d’une foi aveugle dans les progrès jugés indéfinis de la Science, portée aux nues en tant que promesse ultime à laquelle l’homme puisse se raccrocher pour exaucer son vœu le plus fou, désormais à portée de main : créer la vie, désir qu’il sait pourtant promis à un irrémédiable échec. Car la science reste impuissante à animer, au sens étymologique, l’œuvre.

La méfiance du romancier est cependant mâtinée d’émerveillement. La science fait malgré tout rêver comme source d’un nouveau genre de surnaturel, qui vient paradoxalement se greffer sur ce qui se définit comme le lieu même de la quête de la vérité objective. Ne fait-elle pas naître autant de fantasmes qu’anciennement la religion et l’art dont elle prolonge l’imaginaire ? Qu’on en veuille pour preuve l’ambivalence des réactions qu’elle continue à susciter, entre fascination et crainte pour les doubles qu’elle crée.

Ce rêve a aujourd’hui pour nom « Intelligence artificielle » ou « cybernétique », la mécanique ayant été remplacée par l’informatique, les rouages par les bits. Si cette dernière conquête garantit un gain certain de similitude avec le fonctionnement du cerveau humain, elle entraîne symétriquement une perte de ressemblance extérieure des machines avec leur modèle. Elle semble de fait davantage chargée de fictions que de réalisations concrètes, nos répliques mécaniques apparaissant si décevantes par rapport à l’image de plus en plus complexe que l’on se fait de l’homme. Les œuvres d’imagination prennent donc le relais en continuant à entretenir le leurre du double parfait. Combien de films ne lui ont-ils pas déjà été consacrés : depuis Metropolis de Fritz Lang (où l’on retrouve une femme créée, comme l’Ève future, par l’électricité) jusqu’à Blade Runner de Ridley Scottou Intelligence artificielle de Steven Spielberg (réécriture de Pinocchio), sans parler de la pléthore de cyborgs (du type Terminator) et d’androïdes en tout genre, plus humains que l’humain, qui peuplent l’imaginaire hollywoodien.

Le désir d’illusion provoque la maitrise inversée de l’image sur le réel

Pourquoi un tel envahissement ? Parce que précisément la réalité des machines est passée dans l’écran et qu’il est normal que le cinéma réfléchisse sur lui-même, c’est-à-dire sur la force des images, surtout lorsque celles-ci sont passées du réel au virtuel. Tous ces films nous parlent d’une même obsession : la phobie de voir les créatures gagner en autonomie pour se retourner finalement contre leur créateur, phobie dont l’une des expressions cinématographiques les plus récentes et les plus influentes se rencontre dans la trilogie Matrix. Les techniques inventées par l’homme et qui étaient censées le servir finissent, nous racontent les frères Wackowski, par l’asservir en le transformant en batteries destinées à alimenter les machines, lesquelles, pour s’assurer de sa totale docilité, le font vivre dans un monde virtuel, loin du désert qu’est devenu le réel. De maître, l’homme est devenu esclave de ses inventions. Bien que truffé de citations mythologiques et de références théologiques des plus hétéroclites, Matrix s’impose bien comme un film de notre temps au point de devenir un véritable phénomène de société. C’est qu’il porte la marque tout à la fois de nos enthousiasmes devant ce que l’homme est capable de fabriquer pour maîtriser le monde, et de la peur ancestrale que les choses que l’on crée commencent à nous échapper pour finir par nous dominer.


Plus fondamentalement, il reprend à nouveaux frais l’antique question de savoir si la réalité n’est pas qu’une vaste illusion, pour autant qu’il soit encore possible de distinguer ces deux dimensions dont la frontière tend à s’estomper dans un univers où la continuité entre le vivant et l’artificiel se fait de plus en plus prégnante. À travers ce questionnement, il parvient à traduire la menace tant redoutée de voir les images prendre de l’ascendant sur l’homme. Comment finit-on par croire aux pouvoirs de nos propres inventions ? Comment notre maîtrise en vient-elle à s’inverser ? Qu’est-ce qui nous pousse à imaginer la possibilité même d’une telle inversion ?

Matrix
 n’est-il pas, par ailleurs, le film qui a ouvert la voie à une nouvelle génération d’effets spéciaux où le réel et le virtuel viennent à se confondre, le sujet traité et la manière de le traiter se rencontrant ici parfaitement ? Le septième art est devenu le laboratoire de la simulation, c’est-à-dire de la création qui se fait passer pour le réel en dissimulant au maximum son artifice. Aussi perpétue-t-il le vieux rêve artistique du trompe-l’œil parfait constitutif de l’enchantement des images. De ce point de vue, le cinéma d’animation porte bien son nom : il assouvit enfin nos profonds désirs d’animer l’inanimé, de prêter vie à des êtres de fiction, illusion à laquelle les nouvelles technologies donnent corps. La véritable révolution de l’image se situe bien là et elle ne trouve pas de meilleure expression que sur le grand écran, où l’idée d’un acteur virtuel a trouvé de nombreuses concrétisations.

Dans un réel effet de mise en abyme, un film récent comme la comédie Simone d’Andrew Niccol en parle à sa façon, celle d’une réincarnation de Pygmalion dans la figure d’un réalisateur (joué par Al Pacino) arrivé en bout de carrière et que le succès a abandonné. Prêt à jeter l’éponge, il est contacté par un informaticien virtuose qui lui propose un logiciel révolutionnaire ayant la capacité de reproduire les mimiques et le jeu des plus grandes stars du cinéma. Mais pour qu’une actrice virtuelle puisse vivre et respirer à l’écran, il lui faut le génie du cinéaste, seul à même de conférer de l’émotion à un code informatique : « j’ai pris du néant et j’en ai fait quelque chose, j’ai insufflé de la vie dans une machine », s’écrie l’artiste conscient d’avoir « créé l’impossible : l’infinité de nuances de l’âme humaine ». De ce nouveau mariage de l’art et de la science (« la technologie est en quête d’un artiste ») va naître, neuf mois plus tard, une actrice virtuelle, baptisée Simone (abréviation de SIMulation ONE), que son « père » va faire passer pour réelle et dont le succès sera phénoménal.

La suite de l’histoire n’est qu’une répétition des anciens mythes. Imbu d’un pouvoir qui lui monte à la tête — celui d’être en mesure de manipuler, tel un marionnettiste, sa créature comme les spectateurs crédules, incapables de repérer l’imposture —, le réalisateur va perdre progressivement la maîtrise de sa machination. Il se retrouve lui-même trompé, au double sens d’être leurré par sa propre invention et d’être finalement abandonné par elle (« je ne sais plus comment l’arrêter ; elle s’est créé sa propre vie »). L’artiste avouant la parfaite identité entre Simone et lui (« c’est moi Simone » ; « j’ai fait Simone »), son ex-épouse lui rétorque qu’il n’est lui-même que le pur produit de sa création (« c’est Simone qui t’a fait »). Le mimétisme narcissique aboutit ici aussi au renversement de la filiation : «  ce n’est pas toi qui n’es pas humaine, c’est moi », ce moi confessant qu’il ne cherchait qu’à exister à travers ou grâce à son mensonge. Lorsque le succès de la créature, véritable idole médiatique, vient à jeter de l’ombre sur son créateur en lui volant la vedette, jusqu’à le menacer de mort, tout au moins professionnelle, ce dernier n’a plus d’autre choix que de mettre fin à cette vie artificielle en lui « injectant » un virus informatique. Comme dans tout geste iconoclaste, la destruction ne se perpètre cependant pas sans un moment de doute au sujet de l’existence réelle de l’illusion digitale.

Voilà donc une fable caustique sur la mystification et la manipulation par l’image, transposée dans un nouvel univers, celui de l’usine à illusions que représente aujourd’hui Hollywood. Son auteur nous dépeint avec beaucoup d’humour la magie du cinéma où tout semble désormais truqué, mais où l’on n’en continue pas moins de fabriquer des héros idéalisés et des adorateurs médusés (« c’est plus facile de berner cent mille personnes qu’une seule »). L’offre se règle sur une demande bien entretenue, celle d’être plongé dans un rêve artificiel (« les gens ont besoin de croire que tu es réelle »). Ne préférons-nous pas nos illusions à la réalité, surtout lorsque ces illusions ont toutes les apparences du réel sans en avoir les inconvénients ? « Notre capacité à fabriquer du faux dépasse notre capacité à le détecter », profère le héros du film, ce à quoi sa créature virtuelle répond : « je suis la mort du réel ».

 

La duplication par la technique met en péril l’altérité et l’ordre du monde

Il y aurait beaucoup à dire sur ces progrès de la technologie numérique dont on déplore aujourd’hui la fâcheuse tendance à effacer l’homme et la réalité au profit du virtuel.


Mais avant de tirer toutes les conséquences des nouvelles formes d’idolâtrie produites par l’industrie du spectacle, revenons un instant aux pouvoirs de la science. Ceux-ci déclenchent d’autant plus de passions qu’ils n’engagent plus seulement l’existence de créatures virtuelles mais aussi celle d’êtres en chair et en os, comme en témoignent les virulents débats qui animent le champ des biotechnologies et de la procréation artificielle. Les fantasmes de la duplication du même y atteignent leur paroxysme, réamorçant la vieille angoisse d’une atteinte à l’ordre naturel, si ce n’est à l’ordre divin. Afin de calmer le jeu de la diabolisation de la technologie et de la sacralisation de la vie, nombreux sont ceux qui rappellent que l’engendrement n’est pas reproduction mais transmission. Il n’en reste pas moins que le principe d’altérité, sans lequel il ne peut y avoir de subjectivité ni de sociabilité, est profondément remis en question par les avancées des manipulations génétiques, propulsant le biologiste au rang des dangereux démiurges capables de créer la vie et de cloner l’être humain. S’auto-engendrer n’était-il pas l’ambition de tous les Pygmalions de la mythologie et de l’histoire, désireux de convertir la création en procréation ?

Plutôt que d’entrer dans le vif de ce débat éthique, contentons-nous d’insister sur la tendance des technophiles comme des technophobes à réifier ou vivifier les inventions scientifiques, soit pour les diaboliser, selon une vision faustienne de la science, soit pour les idolâtrer au titre de promesse d’un monde meilleur. Dans un cas comme dans l’autre, cela revient à croire aux pouvoirs intrinsèques des technologies. Or Villiers avait déjà vu juste : c’est nous qui prêtons foi en ce que le savant cherche à nous faire savoir et croire ; et nous le faisons d’autant plus naturellement dans ce domaine où c’est la vérité objective qui nous est donnée à contempler à l’aide d’une série de dispositifs d’une grande complexité, authentiques machines à vision, pour ne pas parler d’appareils visionnaires.

Sur cette question de l’imagerie scientifique, il faut rappeler que la science moderne a partie liée, depuis ses origines, avec l’image. Dès la Renaissance, voir et savoir s’épousent en vue d’exercer un pouvoir de maîtrise sur le monde. L’image scientifique et toutes ses prothèses optiques prennent alors la relève de la religion en matière de révélation de l’invisible. Mais la compréhension des moyens conçus pour rendre compte de la vérité inaccessible à l’œil nu a, depuis cette époque, oscillé entre fiction herméneutique et épiphanie de la vérité, entre démonstration et monstration. La tendance est plutôt aujourd’hui à rappeler que l’imagerie scientifique, aussi fidèle à la réalité qu’elle puisse paraître, reste une construction, qui a certes la prétention de nous dire quelque chose sur le monde en vue d’agir sur lui.

Ici encore, la fable de Villiers est instructive. Si elle inaugure le genre de la science-fiction, c’est pour nous dire d’emblée que la science est fiction, c’est-à-dire création ou invention et non simple enregistrement objectif du monde en vue de sa reproduction ou de sa manipulation. Elle invite ainsi à redonner de l’opacité à la soi-disant transparence instrumentale d’un savoir qui se définirait comme révélation de la vérité nue. Parler de fiction ne doit cependant pas occulter les effets bien réels de la science en termes de connaissance ou de transformation du monde, mais aussi d’impact sur nos représentations imaginaires de ce même monde. Le savant n’est pas un simple technicien préposé à la réalisation de nos rêves ; il contribue à les forger, confirmant ainsi son pouvoir symbolique comme maître en apparition, magicien d’un nouveau type.

Ayant tiré tous les enseignements de la société du spectacle, la science n’est-elle pas tenue, pour exister aujourd’hui, de se faire à son tour spectacle ? Une figure emblématique est à cet égard celle fort médiatisée de l’anatomiste allemand Günther von Hagens. Passé maître dans la conservation du corps humain par injection dans le cadavre d’un matériau plastique, il fait balancer son « œuvre » entre science et art, d’où les effets de fascination trouble qu’elle peut susciter auprès de foules qui se déplacent en masse pour visiter ces expositions d’un nouveau genre. Il a beau refuser le titre d’artiste en insistant sur sa mission pédagogique, nombre de ses références sont toutefois de nature artistique : que ce soit son accoutrement, qui rappelle celui du grand artiste allemand Joseph Beuys, ou plus fondamentalement ses renvois assez limpides à l’histoire de l’art dans la manière même d’exhiber ses « créations ». La science s’« artialise » en prenant pour matériaux ce qui fut un jour des corps vivants. Par ce biais, on assiste à une espèce d’inversion du processus qui présidait à la création pygmalionesque : on n’a plus affaire à des fictions auxquelles une apparence de vie est donnée, mais à des êtres bien réels qui se retrouvent statufiés. À travers ces créations inédites, ce n’est plus la vie qui subjugue mais la mort qui sidère nos regards égarés par le rapport ambigu de la ressemblance-dissemblance. Cela nous rappelle que les pouvoirs de l’image se situent toujours à la frontière incertaine entre présence et absence, vie et mort, lieu qu’investigue à son tour l’homme de science.

Or la quête de ce dernier ne s’est-elle pas toujours définie comme étant de nature iconoclaste ? Afin de délivrer les âmes possédées par les pouvoirs maléfiques du mensonge, ou de libérer les esprits intoxiqués par les mensonges du pouvoir (religieux, politique, économique…), les « sages » iconoclastes, d’hier comme d’aujourd’hui, se sont toujours employés à démonter les idoles pour démontrer qu’elles ne sont rien, rien qu’une illusion séduisantes pour les consciences naïves, que celles-ci prennent le visage des primitifs, des enfants, des illettrés, des fous…, bref des « autres ». Mais après avoir déchiré le voile du mensonge, que reste-t-il ? La vérité nue ? À moins que celle-ci soit une nouvelle idole ? Combien de prétendues fausses images n’ont-elles pas été en effet abattues au nom de la sainteté, de la beauté, de l’objectivité…, en vue d’être remplacées par ces vérités, qui ne purent à leur tour se passer de médiations pour s’incarner et imposer leur force, conscientes que la croyance est appendue au regard ? Proclamer l’impuissance des images revient souvent à laisser le terrain vierge à de nouvelles puissances qui auront vite fait de se révéler tout aussi iconocratiques.

Le mécanisme de  l’idole est le pouvoir que nous lui accordons

Finalement, on nous invite fréquemment à choisir entre un monde qui ne serait plus qu’image et un univers vierge de toute médiation, ou encore à faire le partage entre les images qui nous détournent de la vérité, celles qui nous y mènent et celles qui se confondent avec elle. C’est dans ces choix extrêmes et schizophréniques que se situe la véritable folie. Et il est vrai que l’image peut devenir ce lieu de crise en jetant le trouble entre sa présence et ce qu’elle représente. Une surévaluation de sa matérialité fait disparaître son référent, tandis qu’une insistance sur sa transparence fait perdre de vue sa dimension médiatrice. La réalité de notre rapport aux images se situe entre ces deux pôles : nous ne sommes jamais totalement inconscients de l’existence concrète de l’image et de tous les dispositifs qui la font naître et apparaître, et pourtant nous nous laissons piéger par les illusions, et nous le faisons d’autant plus intuitivement que l’image est de moins en moins une chose, du fait de sa dématérialisation croissante. Admettons en tout cas qu’on peut être tout à la fois séduit et sceptique.


Les apories auxquelles conduit inévitablement le double et symétrique mouvement de l’idolâtrie et de l’iconoclasme devraient en effet inciter à se tenir à égale distance de la posture réjouie de l’adorateur berné et de l’attitude désabusée du critique éclairé (2)
. Elles nous invitent par ailleurs à renvoyer dos à dos manipulateurs cyniques et manipulés crédules, ce que nous pouvons être alternativement. Il n’y a pas deux humanités : celle qui croit et celle qui ne croit pas, ou du moins qui croit que les autres croient. Souvenons-nous que la croyance en la crédulité des autres a pu fonder les tyrannies iconoclastes les plus tragiques, qui n’ont rien à envier aux impostures idolâtres les plus sournoises. L’idolâtrie, faut-il le rappeler, n’est bien souvent qu’un fantasme des iconophobes, pas aussi prémunis qu’ils prétendent l’être contre les sortilèges de l’image.

Car qui ne se laisse pas délibérément piéger par ses attraits, conscient de perdre, l’espace d’un instant, l’autonomie de son jugement ? Qui ne se laisse pas prendre au jeu et en tire une profonde satisfaction, quand bien même il connaît parfaitement les règles qui le régissent  ? Le fait d’être conscient du caractère foncièrement fictionnel de toute image ne nous retire pas la possibilité de jouir de ses effets. Ne refoulons donc pas la spontanéité de notre rapport aux spectacles du visible, sous prétexte qu’il n’y aurait pas de juste milieu entre aveuglement et lucidité, entre idolâtrie et iconoclasme. Par ailleurs, reconnaissons que ce plaisir n’a rien de solitaire : comme l’illusion qui en est à l’origine, il se renforce au contact des autres, dans le partage des émotions avec la communauté des spectateurs.

Plutôt que d’abandonner les « simulacres », apprenons donc à nous abandonner délibérément à eux, à profiter consciemment de leur réalité d’image et de l’image de la réalité qu’ils nous offrent. Mais ne perdons jamais de vue que toutes nos idoles sont faites de mots et non de pierre ou de pixels. Pour que le subterfuge prenne vie, il faut que notre regard et le contexte (social, spatial, matériel…) dans lequel il s’inscrit y contribuent. Par conséquent, la morale de l’histoire pourrait être qu’il faut croire en l’image pour qu’elle marche, au double sens du terme. C’est la raison pour laquelle il est inutile de l’accabler ou d’incriminer ses techniques de production. Plus qu’au rapport de l’image avec ce qu’elle représente, il faut s’intéresser à la nature des rapports que l’on tisse avec elle. Cessons donc de penser l’image en termes de vérité ou de mensonge. L’image n’est ni vraie ni fausse ; elle est les deux à la fois. D’où les relations passionnelles que nous nouons avec elle. Et elle n’a pas fini de déchaîner amour et haine, qui ne sont, à bien y regarder, que les deux faces d’une même médaille, celle de notre libido spectandi, notre pulsion de voir. En voulant faire un vain partage entre les images qui libèrent et celles qui asservissent, on se condamne à ne pas comprendre que toute image peut libérer ou asservir, et que ce sont les conditions faites à la pensée face à ces images qui déterminent leur pouvoir de liberté et d’asservissement, comme l’a très bien montré Marie-José Mondzain. « L’image n’existe qu’au fil des gestes et des mots qui la qualifient, la construisent, comme de ceux qui la disqualifient et la détruisent » (3). À l’origine du pouvoir des images, écrivait pour sa part Louis Marin, se situe « l’investissement puissant des figures de l’imaginaire d’autant plus bouleversant, d’autant plus efficace que la réalité ou la vérité l’interdit » (4).
 
Cet article reprend le contenu remanié d’un chapitre de l’ouvrage publié sous le titre :
Fou comme une image. Puissance et impuissance de nos idoles, Bruxelles, Labor, 2006.
 

(1) Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 767-1017.
(2) Voir Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches,Paris, Synthélabo, 1996.
(3) Marie-José Mondzain, Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, p. 246.
(4) Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses,Paris, Seuil, 1993, p. 71.
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