Construire la mémoire historique après un génocide.

Réflexions depuis le Guatemala.

Argan Aragon – Marcela Gereda

Bulletin n°17 – Avant

«Certains imaginent l’oubli comme un dépôt désert, une récolte du néant, mais cependant, l’oubli est empli de mémoires »

Mario Benedetti

 

Photo : James Rodriguez

 

Pour comprendre comment se construit ou  se « charge » la mémoire d’un pays, il est nécessaire de plonger un regard sur son histoire.

 

Le Guatemala est un pays traversé et engendré par des violences multiples. Des violences historiques, des violences d’État, des violences quotidiennes, des violences rendues au silence, invisibles. Ce petit pays au cœur du tropique centraméricain porte une histoire de douleurs et d’injustices faite de massacres de populations sans défense, de disparitions forcées, de violations systématiques dues aux mains de l’armée, etc., autant de faits qui s’incrustent dans le corps, l’imaginaire et la mémoire d’une population, qui bien que majoritaire, a été systématiquement violentée par l’État et par les élites : la population maya.

 

Entre l’éclatement du conflit armé en 1962 et la signature des accords de paix en 1996, quelque 200.000 Guatémaltèques hommes, femmes et enfants ont été tués, alors que près d’un million ont été déplacés à l’intérieur du territoire. Entre 1980 et 1996, ce sont aussi près de 1,5 millions de réfugiés qui sont arrivés au Mexique et aux États-Unis, soit près de 13% de la population totale du pays à l’époque. Entre déplacés internes et réfugiés dans les pays de la région, on compte que près de 15% de la population a été déplacée par les massacres perpétrés par l’Armée. Jusque dans les années 1970, la population du pays était majoritairement paysanne – près de 76% – mais avec le développement du conflit armé, la crise économique et les mouvements migratoires ont provoqué une brutale recomposition du tissu social du pays.

 

Ainsi, cet essai cherchera à comprendre comment certains acteurs, depuis l’Église, ont initié un effort de récupération des témoignages de survivants, pour que leurs voix ne soient pas rendues au silence. Cette tâche était aussi une manière de combattre la version donnée par l’Armée et les élites qui ont constamment cherché a nié et camoufler les massacres et la répression généralisée.

 

 

Guetter et chercher la mémoire

 

L’histoire de douleur et de violence imposée par un État qui a cherché à défendre le pouvoir des élites du pays et à réprimer dans le sang la population indienne, les accusant – sans fondement – de collaboration avec les guérillas communistes – a cessé – sur le papier du moins – en 1985 avec la fin des dictatures militaires. Cette année-là a marqué le commencement du long pèlerinage des familles des victimes pour éclairer le passé et exiger justice, pour retracer les événements  et chercher la mémoire. C’est dans ce mouvement, que Monseigneur Gerardi, l’évêque du Quiché, s’est lancé dans la tâche considérable de recueillir des milliers de témoignages des victimes, pour servir un travail de justice et de mémoire. Cette tâche allait être rendue à la société en 1998 sous la forme d’un corps de publications intitulées Récupération de la Mémoire Historique : REMHI. Deux jours après la présentation des témoignages Monseigneur Gerardi allait être brutalement assassiné par l’Armée en 1998.

 

 

Photo : James Rodriguez

 

Dans cette lutte pour clamer la vérité historique, les églises évangéliques du Guatemala, au contraire, ont bien souvent porté l’étendard de la négation des massacres et de leur légitimation.  Le cas le plus célèbre, mais non pas le seul, est celui du pasteur-Général Efraín Ríos-Montt, jugé en 2013 pour des actes de génocide – successeur d’un autre général Romeo Lucas, accusé du même crime quelques années auparavant. Efraín Ríos-Montt, au moment des atrocités, se considérait un « élu de Dieu » et justifiait les actes de terreur par la volonté « de tuer sans assassiner». Les atrocités commises en matière de violations aux Droits de l’Homme, couplées au caractère quasi-théocratique du régime, ont alors atteint un niveau dramatique. La fin des dictatures militaires et la prétendue récupération de l’État de droit dans la seconde moitié des années 1980 signifiait la tentative de recréation d’un pacte social et d’une société jusqu’alors profondément meurtrie et divisée.

 

Que faire avec une histoire récente chargée de victimes et de massacres, de fosses communes, de populations maya décimées, au milieu d’une permanente négation officielle entretenue par l’État et par les élites au pouvoir qui ont – conjointement avec le gouvernement des États-Unis – poussé l’Armée à la répression, de peur de voir leurs intérêts fonciers potentiellement menacés par les mouvements communistes ? Quel futur et quel présent peut se construire avec une justice incomplète qui a laissé libres les bourreaux au nom d’une amnistie généralisée et condamné les survivants à la souffrance dans l’injustice ? Le point de départ pour toute société est de partager et participer à une même lecture et une même version de l’histoire. Mais la réponse ne semble pas pouvoir venir de l’État, elle procède des propres victimes de la violence, décidées à rompre le silence et qui portent leur témoignage.

 

 

Photo : James Rodriguez

 

La mémoire historique, miroir de la Théologie de la libération

 

Deux décennies plus tôt, la théologie de la libération, mouvement né à l’intérieur de l’Église lors du second conseil œcuménique du Vatican, a généré un changement radical dans la manière d’expliquer la pauvreté. Ce courant né en Amérique latine dans les années 1970 relevait dans l’Évangile la priorité de rester auprès des populations vulnérables et recourir aux sciences sociales pour expliquer les injustices et œuvrer à les contrer. Pour de nombreux prêtres et missionnaires, cela a signifié s’investir auprès des populations à qui  ils portaient leur message. Dans l’esprit de ce mouvement qui cherchait dans les populations vulnérables « le visage du Christ », la pauvreté et la marginalité des populations mayas cessait de se concevoir en termes de charité et  s’énonçait en termes d’acteurs sociaux. Dans cette perspective, un des objectifs du travail ecclésiastique était de renforcer l’organisation des populations indiennes. Une manière de lutter contre les injustices faites aux populations indiennes en leur donnant davantage de moyens et de pouvoir. 

 

C’est en se fondant sur la Théologie de la libération que Monseigneur Gerardi a lancé le programme qui allait donner corps à la publication de sa Récupération de la Mémoire Historique.  L’un des plus grands apports du REMHI a été cette capacité à travailler directement avec les voix et la mémoire des victimes, à partir d’une méthodologie précise destinée à restituer un récit collectif sur des faits qui ne circulaient à l’époque que de manière fragmentaire, voilée et sans paroles. 

 

La mémoire historique comme vérité

 

Contre  l’oubli, la récupération de la mémoire dresse face à la société un souvenir conscient. Elle œuvre à récupérer des témoignages, les organiser, les diffuser. Apprendre du passé non pas pour stimuler des vengeances, raviver d’anciens conflits ou en créer de nouveaux, mais bien pour savoir et pour agir en âme et conscience au sein d’une société. La mémoire historique est la quête – ou du moins l’effort – de vérité, et une vérité dans le temps. Dans le présent d’une part – pour les victimes – et dans le futur, car c’est à partir d’elle que se construit toute possibilité de société et de communauté après des situations de guerre. Les lectures et perceptions de l’histoire dépendent toujours de la posture et de l’expérience de celui qui l’observe.

 

Sans mémoire, il n’est pas d’identité. Sans identité, il n’est pas de société au sens d’un groupe qui certes hétérogène porte cependant une nécessité de partage et de croissance commune. La possibilité de paix et de continuité après un génocide se fait en observant la vérité de face « compulsivement » dirait un des penseurs sur les conflits au Guatemala, Edelberto Torres-Rivas. Le Guatemala demeure cependant un pays profondément polarisé, dans lequel, tandis que les élites économiques nient ou minimisent l’histoire en faisant de la guerre une « invention des communistes et des Nations Unies », les populations indiennes commencent peu à peu à perdre la peur de la parole, à porter leur témoignage, pour faire justice à la fois à leurs défunts et au sens de la vérité.

 

Dans quelques aphorismes sur la mémoire, le penseur Eduardo Galeano écrivait que « ce n’est pas que la mémoire contemple l’histoire, mais au contraire qu’elle pousse à la faire, non pas dans les musées, mais dans l’air que l’on respire – parce que c’est elle qui nous respire dans l’air ». Cependant, ajoutait-t-il, « la mémoire vivante n’est pas née comme une ancre, mais bien davantage comme une catapulte ; elle veut être port de départ, non pas d’arrivée. Elle n’écarte pas la nostalgie, mais elle préfère l’espoir, son danger, son intempérie. »

 

 

Photo : James Rodriguez

En   mars 2016, un groupe de femmes indiennes a décidé de témoigner au cours d’un procès des évènements survenus il y a trente ans dans une base militaire dans la Alta Verapaz. Elles ont raconté leur supplice, le meurtre de leurs familles puis leur esclavage sexuel dans la base militaire. Leur force est celle de tout un peuple qui lutte contre l’effort permanent d’un État et des élites locales pour effacer une mémoire d’horreur et d’exactions.

 

« Ce chemin est difficile, mais nous l’avons accompli toutes ensemble. Et j’appelle à ce que d’autres femmes se lèvent, mais pas uniquement celles comme nous qui avons souffert la violence du conflit armé. Mais il y a d’autres femmes au Guatemala, elles ne doivent pas avoir peur, pas rester confinées au silence, nous avons trouvé la voix, malgré cette souffrance. Il n’y a aucun mensonge dans notre récit, et c’est jusqu’ici que nous a portées notre histoire.»

Témoignage d’une femme victime au procès de Zepur Zarco

 

La mémoire reste vivante si elle porte la vie. Elle doit parfois pour cela se frayer un chemin au travers de poids immenses.

 

Argan Aragon . Marcela Gereda