DES RELIGIONS

Jacques CHOPINEAU

Bulletin n°3 – Religion

On parle beaucoup, aujourd’hui,  de religion. Cela peut, sans doute, paraître paradoxal dans une civilisation éprise de rationnel. Mais la religion est souvent identifiée à une croyance et/ou une pratique majoritaire –éventuellement une superstition héritée du passé, institutionnelle et dogmatique. Qu’une telle « religion » existe : c’est évident. Pourtant, là n’est pas, aujourd’hui, l’essentiel –si, toutefois, l’essentiel a jamais été une telle religion sociologique.

D’ailleurs, l’homo sapiens était déjà –à sa manière- religieux. Les fouilles archéologiques nous apprennent que, dès le néolithique,  monuments et dessins témoignent d’une pensée religieuse. En outre, on enterrait les morts d’une certaine manière. Cela suppose mythes et rites. Certes, nous n’avons pas de textes. Mais avant même l’invention de l’écriture, les humains sont en relation avec ce qu’on appellera plus tard une « religion ».

Toute l’histoire humaine est marquée –en tous lieux de la terre- par une religion, lors même que cette religion n’était pas encore organisée en un corps de doctrines connues. Plus tard viendront les références à un ou plusieurs dieux, à des esprits bons ou mauvais, à des prescriptions morales… Bref, des doctrines élaborées et longuement transmises  dont les historiens des religions nous fournissent des descriptions détaillées.  

Il n’est cependant pas de définition unique de ce que signifie le mot « religion ». Nous avons des descriptions, des inventaires, des analyses… mais pas de définition unique. De toutes manières, la connaissance du religieux n’est pas réductible à un savoir universitaire.

En outre, un tel savoir n’est pas non plus la propriété d’une tendance particulière. Les conservatismes « religieux »  sont même, parfois, dangereux pour la liberté. On connaît encore des sociétés  pour lesquelles la « vérité » est exprimée par leurs seules instances historiques. Dans un tel cadre, un athéisme (création récente dans l’histoire de l’humanité) serait une avancée…

La source

Dans les études sur le fait religieux, tout se passe comme si les vêtements étaient longuement décrits en détail, mais non le corps qu’ils habillent.  C’est du corps qu’il est question ici –certes, brièvement.

Regardons une personne. Une forme physique, un âge, une allure, un style, un costume, des habitudes langagières, des convictions exprimées, des attitudes familières…. Bref, ce qu’on appelle une personnalité sociale bien reconnaissable.

Est-ce tout ? Non : il y a aussi un être intérieur inconnu de celui-là même qui est cette personne visible. Celui qui dit « moi » ignore que ces « moi » sont aussi nombreux et aussi évanescents que les émotions, les désirs et les craintes. Ce « moi » est momentané. N’existe-t-il rien d’autre qui soit plus permanent ou qui soit capable de devenir permanent ? Une « âme » ou ce qu’on nomme ainsi communément. Encore que, là aussi, les définitions soient nombreuses…

L’homme –au contraire de l’animal- est un être d’évolution. Mais cette évolution possible est conditionnée par un développement harmonieux de deux sources différentes. Une vie animale indispensable et une vie spirituelle (non simplement une vie intellectuelle).  

La terminologie utilisée pour ces deux aspects de l’humain varie selon les temps et les lieux : L’être et le masque, l’essence et la personnalité… En tout état de cause, il importe de distinguer ce qui –en l’homme- lui appartient en propre et ce qu’il a acquis (par son milieu, ses maîtres, son éducation etc….).           

Evidemment, on ne peut vivre en société sans un masque social approprié. L’éducation est d’ailleurs l’apprentissage de ce masque sans lequel une vie sociale harmonieuse serait impossible. En ce qui concerne la religion, toute société humaine va élaborer une somme d’usages et un corpus doctrinal (une « vérité ») dans le cadre d’une culture donnée.

En fait, nous naissons avec un pôle que l’éducation va étouffer peu à peu. Le masque va croître tandis que cette aimantation originelle va décroître. Elle est encore sensible chez les jeunes enfants et chez quelques artistes, mais disparaît habituellement chez l’adulte.  Elle ne disparaît pourtant pas complètement, mais elle cesse d’apparaître dans ce qu’on nomme « personnalité ».C’est pourtant cette personnalité (persona = masque) qui va parler de tout l’humain.

La « religion » suppose un développement harmonieux de ces deux aspects : la source et l’estuaire. L’écho de la source sans laquelle l’estuaire n’existerait pas. Et l’estuaire sans lequel le fleuve ne serait pas reconnaissable.

Toutes les religions constituées comme telles (doctrine et organisation visible) connaissent ou ont connu l’écho de la source. Comme toutes les organisations humaines, elles ont connu aussi leurs errances et leurs oublis. Par goût du pouvoir ou du prestige ou de la richesse… Les critiques sont alors bien justifiées en ce qu’elles dénoncent les contrefaçons –voire les malversations et les violences auxquelles se livrent les pouvoirs qui se donnent parfois une apparence religieuse.

 

Pourtant, le fondement de toute religion est de renouer le contact avec le pôle, d’en indiquer le chemin, d’en manifester la saveur… Bref, de faire retour à la réalité ou de « relire » -entre les lignes- notre réalité. C’est d’ailleurs l’étymologie du mot « religion » telle qu’elle est indiquée par Ciceron et cette étymologie sera reprise par Isidore de Séville :

« RELIGIEUX dit Cicéron (Deor. Nat. 2,72) est un mot dérivé de RELEGERE (relire) : celui qui revit et –pour ainsi dire- relit ce qui appartient au culte divin »  (1)                                                                             

On fait, plus communément,  de nos jours, dériver RELIGIO de « relier » (religare), mais l’étymologie n’est pas ici en débat. Ces deux dérivations ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Relire un texte ancien et en retrouver la saveur est aussi se relier à ce qu’il signifiait et à tous ceux qui –aujourd’hui- connaissent, peu ou prou, cette signification.

Ajoutons que -au contraire de ce qui s’est passé en Europe dans les siècles antérieurs- le spirituel n’est plus, aujourd’hui, limité à une position ecclésiastique. « spirituel » et « religieux » ne sont pas nécessairement liés. Ne sont pas « religieux » tous les croyants, ni antireligieux tous les non-croyants.

D’autre part, toute démocratie est « laïque », en ce sens qu’une même loi s’impose à tous les citoyens, croyants ou non. La laïcité est un visage de la liberté. En fait, Eglise et Etat sont naturellement distincts, quelle que soient les formes juridiques de cette séparation. En ce domaine, chevauchement ou confusion seraient la fin de la démocratie.  Ce fut souvent le cas, soit par religion officielle imposée, soit par religion interdite…

Unicité 

Ce n’est pas ici le lieu d’une théologie dogmatique. Sauf, cependant, pour affirmer l’importance centrale de la notion d’unicité de Dieu. Le polythéisme des anciens grecs relevait d’un intéressant symbolisme en forme poétique, mais aucun homme cultivé ne prenait au pied de la lettre ce que l’on contait au sujet de ces dieux, leurs colères ou leurs amours…

Il en va tout autrement dans les monothéismes. Dire qu’il n’est pas d’autre Divinité que Dieu (affirmation toujours reprise en Islam, mais bien connue de tous les monothéismes) signifie aussi qu’il n’est qu’un seul pôle, une seule source..

Non qu’il n’y ait pas d’orientations différentes, d’autres canalisations de la piété, d’autres définitions de l’absolu… A un certain niveau, le foisonnant polythéisme indien n’ignore rien du monothéisme des monothéismes issus de la tradition abrahamique.

Plus généralement d’ailleurs, ces notions (monothéisme, polythéisme..) sont de l’ordre des conformismes et des habitudes de pensée. Ce qu’on appelle communément : les « religions »  est, ordinairement, de l’ordre du vêtement.

C’est cela qui suscite la dénonciation du prophète pour qui la religion peut devenir : « un commandement d’hommes, appris » (Esaïe 29,13). De là, ce cri d’un autre prophète : « ils suivent leurs dieux … et pourtant, ce ne sont pas des dieux ! » (Jérémie  2,11).

La religion ne suppose donc pas nécessairement l’adhésion à un « credo » reconnu. Foi et croyance ne sont pas du même ordre. Un usage courant nous égare, qui voudrait faire des synonymes de ces mots.  Aucun théologien ne commet cette erreur.

De fait, les théologiens (surtout protestants) qui proclamèrent  le salut « par la foi seule» (sola fide) n’ont jamais parlé de « salut par la croyance ».  Respectons donc les croyances, mais ne les identifions pas à cette foi des prophètes.  

Un seul Dieu (aux noms divers) et, de même : un seul pôle. Sans pôle, l’aiguille ne pourrait pas  s’orienter. Pour autant, il ne convient pas de confondre l’aiguille et le pôle. C’est pourtant ce qu’on fait lorsque l’on confond les pratiques d’une religion institutionnelle avec LA religion

De ce point de vue, toutes les religions sont une, bien que les organisations religieuses visibles soient différentes. Et il ne s’agit pas ici d’une sorte d’ « œcuménisme » qui rassemblerait des petits troupeaux pour en constituer un seul grand !  Un tel œcuménisme de rassemblement est un fantasme d’un autre temps. D’ailleurs, une telle « unité-uniformité » ne se réalisera jamais.

Par contre, à un tout autre niveau, des chrétiens peuvent connaître ce qu’a de réel en profondeur telle affirmation hindouiste ou musulmane. Et tel bouddhiste ou musulman peut reconnaître sa propre expérience dans des énoncés issus d’une autre tradition. Les exemples ne manquent pas. Et quelle que soit la tradition religieuse de référence, ce qui en constitue le cœur est, au plus profond, commun à tous les religieux.

Ainsi, la diversité n’est pas destinée à disparaître. Le pôle est désigné en mille langues différentes, au sein de pratiques différentes. Mais la diversité des langues ne nuit pas à la profondeur de la communication. Même le silence peut être profond et juste.

Notes

(1) Isidore de Séville : Etymologiarum X (texte latin publié par la Scriptororum ClassicorumBibliotheca Oxoniensis, Oxford 1911, reproduit par la BAC, Madrid 1982).

Esprit d'avant