DU DICTIONNAIRE QUI RIME AVEC ORDINAIRE ET EXTRAORDINAIRE DU DICTIONNAIRE INTERSTICIEL… 

Il y a plusieurs voies d’accès à la dicopathie, c’est-à-dire à l’amour démesuré des dictionnaires, une maladie que nous revendiquons et qui, bien que très contagieuse, incarne nous semble-t-il quelques vertus. Ainsi, la fréquentation de longue date des dictionnaires d’hier et d’aujourd’hui entraîne certes une grande estime – voire une admiration – pour « celles » (peu nombreuses) et « ceux » (très nombreux et depuis les origines du genre) qui ont conçu et rédigé les dictionnaires. Cependant, dans le même temps, comme les enfants que l’on chérit avec lucidité et dont on perçoit toutes les vertus, on n’évite pas d’en entr’apercevoir quelques potentialités non encore réalisées. En somme l’avenir, avec ce qu’il a d’utopique et par conséquent de stimulant.

Il faudra donc s’exprimer sur notre affectio•n admirative pour les dictionnaires ordinaires, notre admiration affectueuse pour les dictionnaires extraordinaires, et notre appétit gourmand pour des dictionnaires à venir que nous appellerons intersticiels.

La genèse d’une notion ordinaire

Commençons par les dictionnaires pionniers et les dynasties qui en sont issues : nous leur devons la notion devenue ordinaire de « dictionnaire », en tant qu’outil de consultation à partir de listes de mots suivies de définitions, mots le plus souvent rangés dans l’ordre alphabétique. 

 —   Aux origines… ou plutôt une nécessité

On pourrait assurément, pour faire référence aux origines du genre, remonter aux listes de mots grecs de l’Antiquité, ou encore aux glossaires du Moyen-Âge, celui de Reichenau par exemple, élaboré à partir des mots latins perçus comme difficiles dans une vulgate de la Bible par saint Jérôme. On pourrait aussi évoquer les premiers recueils de mots latins, avec des explications en latin, par exemple les Etymologies d’Isidore de Séville. Mais, à dire vrai, il nous semble plus intéressant, plus rapide et sans doute plus judicieux de souligner combien le dictionnaire monolingue français est né d’une nécessité : offrir à la langue française une légitimité, faire reconnaître celle-ci comme langue officielle, c’est-à-dire émanant d’autorités compétentes, qu’elles soient politiques ou culturelles. Il fallait en effet que la langue de l’État fasse autorité et que celle-ci soit aussi la langue des gens « lettrés », et donc celle de la culture. En somme que la pensée politique ou culturelle s’incarne dans une seule et même langue, reconnue. 

Ainsi, n’en soyons pas surpris, l’initiative vient de personnalités fortes. Charlemagne avait imposé le latin, Louis XI, roi habile s’il en est, avait souhaité de son côté installer la langue française comme langue du droit. Il n’y parvint pas mais François Ier, en 1539 et par le célèbre Édit de Villers-Cotterêts, réussit à instaurer la langue française en tant que langue de tous les documents officiels. Il s’agissait d’une manifestation forte du pouvoir royal, désormais en mesure d’imposer une langue pour l’État et son administration. Et c’est à Robert Estienne – imprimeur érudit pour lequel François Ier éprouvait de l’admiration au point qu’il devint son traducteur pour les langues hébraïque et latine – que l’on devra le premier dictionnaire ayant le français en nomenclature et non plus le latin. De ce dictionnaire bilingue, le Dictionnaire françoislatin (sic), devait naître le Thrésor de la langue française rédigé par Jean Nicot, diplomate qui fit connaître le tabac à la Cour, d’où la nicotine… On remarquera au passage que le titre choisi par Jean Nicot ne fait même plus référence au latin, alors même que l’ouvrage demeure un dictionnaire bilingue, ce simple détail préfigure une conception nouvelle : celle du dictionnaire monolingue français.

  —  L’essor du dictionnaire monolingue

Quand ce dernier va-t-il s’imposer ? Au Grand Siècle par excellence, siècle de la centralisation et du développement de la notion d’État fort, pour l’heure une monarchie absolue avec Louis XIII et Richelieu, puis Louis XIV et Colbert. C’est à Richelieu qu’on doit la création de l’Académie française en 1635, chargée ni plus ni moins d’édifier un dictionnaire propre à fixer le lexique de la langue française, avec l’idée forcément battue en brèche par la suite qu’elle était arrivée à sa perfection et qu’elle n’évoluerait plus guère. Reconnaissons que la langue classique nous a offert un modèle gardant encore aujourd’hui un prestige certain. À l’État de plus en plus prépondérant au XVIIe siècle devait correspondre une belle et forte langue.

Si au XVIIIe siècle, les encyclopédistes avec Diderot et d’Alembert allaient ouvrir les savoirs aux domaines scientifiques et techniques, en réalité la langue française n’en serait que davantage confirmée comme langue véhiculaire de la culture et de la philosophie, devenant même la langue privilégiée de l’Europe. La dynamique était lancée et aux lendemains de la Révolution, la langue française prenait même des accents de liberté ; il s’agissait en effet désormais dans les esprits de la langue des Droits de l’homme, et les dictionnaires, au service d’une langue fière, participaient pleinement de son développement.

  —  D’efficaces relais

Les dictionnaires commencent de fait à s’installer dans les lycées et dans tous les foyers de la bourgeoisie, se métamorphosant en efficace moyen d’affirmer vigoureusement la langue nationale contre les différents patois. L’Académie en est déjà à sa septième édition en 1878, quand deux républicains prennent le relais, Larousse et Littré. Le premier, Pierre Larousse, est issu des rangs de l’École normale naissante et fut instituteur avant d’être lexicographe, et le second, Émile Littré, bon élève du Secondaire, bénéficia d’une formation de médecin ; mais tous deux étaient déjà fils de l’enseignement conquérant revendiqué par les pouvoirs successifs, toujours soucieux de se pérenniser quels qu’ils soient.

Avec Larousse qui en 1856 offrait un premier Nouveau Dictionnaire de la langue française, assorti d’une épigraphe éloquente, « Un dictionnaire sans exemples est un squelette », et Emile Littré, fasciné par l’histoire de la langue française et l’idée positiviste d’une filiation des sens à ne jamais perdre de vue, s’imposait le modèle du « dictionnaire » en tant que garant de la langue française et vecteur de réussite pour un pays, fier de son ciment culturel, la langue. À y mieux regarder, on constaterait qu’il y a une manifestation forte du sentiment linguistique national à ce que deux personnes, un instituteur, un médecin, à qui on n’a rien demandé, s’avancent sur la scène éditoriale pour rédiger un grand dictionnaire de langue française. Tous deux, en purs produits de l’État et de la langue française, étaient instinctivement persuadés de faire œuvre utile pour l’ensemble de la nation, et ce fut effectivement le cas. C’est l’occasion de rappeler qu’il y a chez tout lexicographe une forme de mégalomanie qui en a les moyens et qui se révèle particulièrement utile !

L’étape suivante, au XXe siècle, pourrait être symbolisée par le développement pléthorique d’une série de dictionnaires pour adultes, tantôt un tout petit volume tantôt trente volumes in-quarto, et donc adaptés à toutes les bourses, avec un feu d’artifice de « marques », Larousse, Quillet, Flammarion, Le Robert, Hachette, Auzou, etc., auquel s’ajoute une spécialisation par tranche d’âges, offrant toute une palette de dictionnaires diffusés en supermarchés pour « maxidébutants », « débutants », « juniors », « majors », « supermajors », etc. Aucun doute, le XXe siècle est bien celui de la parfaite démocratisation des dictionnaires, au point qu’il paraît presque inconcevable dans les années 1980, de ne pas disposer d’un Petit Larousse par foyer (il s’en est par exemple vendu un million d’exemplaires en 2000). 

  —  Un beau parcours, encore inachevé

Du dictionnaire pionnier de Robert Estienne, bilingue français-latin, aux multitudes de dictionnaires monolingues et bilingues offerts aux « consommateurs » du XXe siècle, le dictionnaire, jadis œuvre de pouvoir et de prestige, s’est métamorphosé en livre du quotidien sans lequel il ne nous semble plus possible de travailler dès lors qu’on veut faire preuve d’une maîtrise affichée de la langue française. Ainsi, de Racine, Corneille, Boileau et La Fontaine membres de l’Académie française n’ayant pas bénéficié de dictionnaire monolingue en tant qu’outil du quotidien, à l’élève entrant au cours préparatoire en 1980, muni de dictionnaires aussi bien dans sa classe que chez lui, avouons qu’un tel parcours illustre l’histoire pour le moins réussie d’un genre.

Au XVIIe siècle, la langue française était réservée à l’élite culturelle et politique, au XXe siècle, elle est parlée et comprise d’un bout à l’autre de la France sans oublier les autres pays francophones. Il serait quelque peu injuste d’évoquer une décadence… L’étape à franchir aujourd’hui n’est plus celle de la propagation nationale de la langue française, mais elle est d’ordre qualitatif : il faut que chacun puisse acquérir le meilleur français. On est en vérité encore assez loin de l’objectif.

Une dimension « extraordinaire« 

Insensiblement, en parcourant les siècles qui nous séparent des trois premiers grands dictionnaires qui sont nés au XVIIe siècle, quelques noms ont été prononcés. Des noms qui échappent à l’ordinaire et nous font nous tourner du côté des dictionnaires « extraordinaires ». 

  — Les monuments fondateurs

Le grand public a certes oublié l’auteur du tout premier dictionnaire monolingue français-français, le Dictionnaire françois (1680)de Pierre Richelet, même s’il représente l’ancêtre du Littré et du Grand ou Petit Robert. On se souvient davantage de Furetière, dont le Dictionnaire universel, paru en 1690, a donné le ton aux dictionnaires encyclopédiques qui nous feront aboutir aux Grands et Petits « Larousse ». En l’occurrence, avec « Larousse », maison d’édition fondée en 1852, on se situe déjà dans la mémoire collective, de même que personne n’ignore l’existence de l’Académie française, forcément inoubliable, de la première édition, 1694 à la neuvième, en cours de rédaction, bientôt achevée. Même s’il s’agit d’un genre différent, l’« encyclopédie », on ne saurait pas plus oublier Diderot et d’Alembert, pilote du monumental Dictionnaire raisonné des sciences, des Arts et métiers, autrement dit de l’Encyclopédie, qui participa non seulement à l’émancipation des idées mais aussi à la réflexion sur la langue et son usage élégant. Dictionnaire « de langue », dictionnaire « encyclopédique », « encyclopédie » : les genres majeurs sont désormais installés.

  — De Littré et Larousse au TLF, en passant par Le Robert

Signaler ensuite Littré, auteur du Dictionnaire de la langue française, avec 250 000 citations puisées notamment dans la littérature du XVIIe et du XVIIIe, donnant ainsi voie à la langue classique, et faire état de son contemporain Pierre Larousse dont la devise était « Instruire pour tous », farouche défenseur de la langue française à transmettre dans les écoles, c’était aussi se situer du côté des « dictionnaires extraordinaires ».

Au XXe siècle, d’autres noms de dictionnaires seraient à citer. En termes de fréquence, viennent immédiatement deux dictionnaires, tous deux éponymes, le Petit Larousse et le Petit Robert, le premier pour bénéficier de bonnes définitions, courtes, et d’une excellente information encyclopédique sur les mots, avec des illustrations, le second pour sa description rigoureuse et riche de la langue française, assortie de force exemples et citations. De fait, Paul Robert a su non seulement lancer une formule qui fasse place à l’analogie, mais il a su aussi trouver un successeur en la personne d’Alain Rey, auteur d’un remarquable dictionnaire du XXIe siècle, le bien nommé Dictionnaire culturel en langue française, faisant place à une culture dépassant la France dans le cadre d’encarts culturels répartis tout au long de l’ouvrage.

Du côté de l’extraordinaire, un autre nom est à retenir, celui d’un dictionnaire non éponyme, le Trésor de la langue française (TLF, 1971-1994), avec pour directeurs Paul Imbs, jusqu’au 7evolume, puis Bernard Quemada, du 8e au 16e volume. À ce dernier grand Professeur, on doit d’avoir lancé la lexicographie assistée par ordinateur, puis dans son sillage, on est redevable à Bernard Cerquiglini, aujourd’hui recteur de l’Agence Universitaire Francophone, d’avoir offert sur Internet le TLF avec pas moins de 400 000 citations et 100 000 mots, définis avec la plus grande précision et force informations étymologiques, le tout gratuitement et avec un moteur de recherche.

Vous avez dit « intersticiel »  ?

  — « Laisse entrer le rayon »

«Du côté du lac, une secrète issue, […] en renouvelant l’air sous la terre attiédie, Laisse entrer le rayon et le jour du midi, On ne peut du dehors découvrir l’interstice » : c’est du TLF qu’est tirée cette citation de Lamartine, extraite de Jocelyn (1836). De fait, cette notion de mince « espace de temps », premier sens du mot interstice, puis de « mince espace séparant deux choses », sens actuel, nous entraîne vers la notion de « dictionnaire interstitiel »qui nous est toute personnelle. Qu’entendons-nous sous ce qualificatif qui pourrait paraître incongru ?

Si l’on considère qu’un dictionnaire représente une série d’articles, installés dans les colonnes comme autant de blocs impériaux, délimitant magistralement chaque mot, avec donc entre chaque bloc un assez large interstice, et si de surcroît on examine chaque article, chaque bloc constitué d’un ensemble de sens premiers, seconds, d’usages, d’exemples, de citations, etc., chaque élément structurel étant séparé par de petits interstices dans le cadre de la savante arborescence choisie pour structurer l’article, il nous semble qu’un dictionnaire, œuvre fragmentée par essence, offre force interstices dans lesquels glisser quelques lumières particulières.

Osons être iconoclaste. Il se pourrait bien que le lexicographe ne songe pas à ces interstices et à ces lumières ou plus vraisemblablement qu’il se les interdise, par méthode. En effet, ces informations supplémentaires, interstitielles, que nous allons évoquer sommairement, manquent le plus souvent en raison de la conception même du dictionnaire, fondé depuis plusieurs siècles sur le principe d’unité dans la rédaction, régentant strictement la mise en forme du dictionnaire d’un bout à l’autre de la liste des mots, de A à Z. 

  — Des moules prégnants et en partie ossifiants

Par exemple, Littré avait choisi d’être positiviste, donc de faire toujours référence à l’histoire du mot en décrivant principalement la langue classique, selon lui moment de perfection avant la décadence. Il ne fait donc pas appel à des citations tirées d’œuvres dépassant 1830, alors que son dictionnaire est de 1876. De l’autre côté, en 1966, pour le Dictionnaire français contemporain, Jean Dubois se refusait à donner l’histoire des mots, les plongeant délibérément dans leurs sens contemporains. Il offrait par ailleurs une masse d’exemples, en fonction du principe de la distribution grammaticale des mots, considérant que le clou qu’on enfonce et que le clou du spectacle qu’on applaudit, ne sont en rien les mêmes mots, mais des homonymes. Ainsi, pendant que Littré essaie de retracer l’histoire du mot clou et de ses emplois premiers puis métaphoriques ou métonymiques, Dubois s’échine à en valoriser la distribution grammaticale. Cependant, au-delà de cette différence fondamentale entre les deux ouvrages, Littré et Dubois représentent par ailleurs tous deux des tenants du dictionnaire de langue, autre enfermement qui écarte toute information encyclopédique et illustration. En fait, traditionnellement, écrire un dictionnaire c’est choisir un moule spécifique, adopter un cahier des normes, et s’en écarter le moins possible. D’où un dictionnaire qui ossifie le mot, avec donc de nombreux interstices à exploiter pour faire revivre chaque mot. 

  — Qui doit l’emporter, le mot ou le lexicographe ?

C’est volontairement qu’on donnera ici des exemples dans le désordre, pour montrer la diversité des interstices, et l’énorme marge de progression possible, dès lors qu’on accepte de ne plus être homogène.

Il n’est qu’à consulter par exemple les articles consacrés à la charpente dans le Petit Robert pour comprendre déjà que manque cruellement le dessin d’une charpente. C’est pourtant ce qui intéresse en premier le lecteur. Où est l’« arbalétrier » et quelle forme a-t-il ?

La consultation de chaque article du Petit Robert ou du Petit Larousse, pour ne prendre que deux ouvrages, se révèle propice au repérage de maints interstices. Nous lisons par exemple, dans le Petit Robert (1993), l’article abacule. « Du latin abaculus. » Mais encore ? Que veut dire « abaculus » ? En réalité, le fait de choisir de donner l’étymologie sous la forme d’une racine n’apprend pas grand-chose… Suit la marque d’usage : « Didact. » C’est certes une information, mais quel sens lui donner ? Cette marque fait partie des « normes » choisies pour le dictionnaire. Mais pour certains, la didactique est à associer à la pédagogie qui la complète, pour quelques autres « didactique » est perçu comme plus ou moins péjoratif, enfin d’autres encore ne savent pas du tout ce que cela signifie. Et ici, on ne perçoit pas en quoi l’abacule est didactique. Quant à la définition, lapidaire, « Petit cube constituant l’élément d’une mosaïque », elle mériterait pour le moins d’être complétée par un commentaire encyclopédique. Mais le Petit Robert est un dictionnaire de langue, et le choix est fait de se montrer le moins possible encyclopédique.

Être interstitiel consisterait ici à donner vie à la racine abaculus, tout en ajoutant un minimum d’informations historiques et encyclopédiques à propos de ce « cube » d’une mosaïque. Signaler qu’abaculus est un diminutif de abacus, qui désignait une table, une surface plane, et que ce sont tous les éléments de la mosaïque qui sont des abacules, mot technique pour en désigner donc l’élément constituant, voilà qui changerait la perspective. Le parti pris de ne pas être encyclopédique, quand le mot l’exige, rend ainsi bien lacunaire une définition. La planification du dictionnaire devient alors délétère. Qui doit l’emporter, le mot ou le lexicographe rivé à un moule définitoire ? 

  — Des questions naturelles à anticiper…

Il y a d’évidence des mots qui appellent des définitions encyclopédiques, et si possible des illustrations. Ainsi en est-il de la « courtilière » qui, pour le citadin n’en ayant jamais vu, a quelque chose d’intriguant dans la définition qu’en donne le Petit Robert, définition classique obéissant à un canon définitoire, mais pas aux questions que l’on peut se poser : « Insecte fouisseur (orthoptère) appelé aussi taupe-grillon, qui fait des dégâts dans les cultures potagères ». Mais quelle est la forme ? la taille ? Pourquoi « orthoptère » : la courtilière volerait-elle ? Seul le Petit Larousse en donne une illustration, mais hélas, il est impossible de savoir si l’insecte fait deux centimètres de long ou dix… Le lecteur reste avec bien des questions sans réponse. 

  —  De la « civelle », définie hors sujet…

Civelle, lit-on dans le Petit Robert : « du latin cœcus, aveugle », assorti de la définition « Jeune anguille » suivie d’un renvoi à Pibale. Pibale : on signale que c’est un régionalisme de la « Côte atlantique », et on retombe sur une même définition : « Jeune anguille » avec un renvoi à civelle… et à leptocéphale. « Leptocéphale » : « larve de l’anguille et du congre », définition troublante. Y a-t-il des civelles de congre ? Le leptocéphale est-il une civelle ? Au-delà de la promenade circulaire d’un article à l’autre, peu performante, on passe de fait totalement à côté des informations importantes propices à nous éclairer sur la civelle. Et cela parce qu’on ne s’est pas posé la question de savoir ce qui peut intéresser quelqu’un consultant cet article.

En vérité, l’« article » de dictionnaire est souvent fait pour satisfaire aux règles éditées pour ledit dictionnaire, centré sur le schéma choisi, et non sur les questions potentielles du lecteur, à commencer par celle qui consiste à se demander pourquoi consacrer un article à la civelle. La réponse est pourtant assez naturelle, pour tous ceux qui savent de quoi il s’agit. Il se trouve en effet que, venant des Sargasses, les leptocéphales se transforment en civelles, qui remontent dans les eaux douces continentales et deviennent une proie de choix pour les pêcheurs. Le fait que la civelle représente un mets prisé, qu’on ne sait pas la reproduire en captivité, en fait donc un véritable enjeu économique. Voilà en quoi la civelle est intéressante. Cependant, pas un mot de ces considérations dans le Petit Robert 1993 et pas plus dans le Petit Larousse, qui précise néanmoins que la civelle mesure 8 cm.

  — Des résonances

Dans un tout autre ordre d’idée, du côté de l’analogie, lire la définition du mot caméra, et ne pas bénéficier de l’association d’idées qui fait que tous les Français pensent par exemple à caméra cachée et dans son sillage à caméra café, impliquerait qu’on y fasse rapidement référence. Ce sont là des analogies qui parce qu’elles sont très partagées méritent effectivement de figurer dans un dictionnaire, ne serait-ce que pour expliciter les allusions qui peuvent y être faites dans tel ou tel roman. Il en va ainsi des titres des grands romans ou grands films qui ont eu un succès national. Au mot « destin », par exemple, il ne serait pas inutile de bénéficier d’une allusion au « fabuleux destin d’Amélie Poulain », et pour le mot « désarroi », au « Désarroi de l’élève Torless », tout comme « insoutenable » appelle en écho « L’insoutenable légèreté de l’être », de Kundera… 

  — De l’information courante à l’information savante

Si l’on quitte la culture littéraire pour la culture populaire, pourquoi ne pas signaler par exemple à « bouton d’or » la formule connue de tous les enfants de la campagne qui, dès que le bouton d’or est placé sous le menton afin d’en voir l’éventuel reflet lumineux sur celui-ci, une formule immémoriale fuse : « on aime le beurre »… Un dernier exemple est celui de l’écureuil, « petit mammifère rongeur, au pelage généralement roux, à la queue longue et en panache, qui vit dans les bois », est-il signalé dans le Petit Robert 1993. Pas un mot sur la Caisse d’épargne ! Il s’agit pourtant d’une référence que tout le monde connaît en France. Sans oublier les fausses idées qui s’y associent, le fait qu’il hibernerait par exemple en ayant auparavant amassé les noisettes, l’hibernation relevant de la mauvaise analogie. Cela aussi mérite d’être installé dans un interstice…

Par ailleurs, parmi les informations intéressantes apportées à propos de l’étymologie d’un mot, il serait sans doute tout aussi intéressant de signaler des étapes surprenantes, par exemple que le mot vacancier a été repoussé par les puristes lorsqu’il est entré dans la langue, dans les années 1920, ou bien que le mot « actualités » était annoncé comme sans avenir, dans la préface de la 7e édition du Dictionnaire de l’Académie.

Nouvelle étape, nouvelle attitude

    On n’insistera pas davantage : toutes ces interrogations et toutes ces remarques sont données dans un désordre voulu, parce qu’en réalité, il faut admettre que chaque mot a besoin d’un traitement particulier, en fonction de sa nature, de son histoire, des analogies auxquelles il renvoie, des références culturelles qui peuvent s’y rattacher.

    Choisir un même modèle lexicographique appliqué de A à Z pour tous les mots d’un même dictionnaire, en choisissant de donner une apparente cohérence à l’ouvrage, n’en faire délibérément qu’un « dictionnaire de langue », ou qu’un « dictionnaire encyclopédique », « diachronique » ou « synchronique », c’est sans doute un réflexe naguère sain et aujourd’hui dépassé. Il faut admettre, maintenant que l’acte lexicographique a fait ses preuves, que ces limites dans les renseignements apportés constituent autant de carcans qui vont à l’encontre de l’information variée, différenciée, qu’appelle en vérité chaque mot.

    D’où les interstices.

    D’où un nouveau programme de dictionnaire, « interstitiel » : traquons tous les interstices et utilisons-les le plus possible pour ouvrir chaque article, à la manière d’une fleur offerte sans réticence au lecteur pour devancer tous ses questionnements.

    Bibliographie

    Les règles canoniques :

    Les dictionnaire français : outils d’une langue et d’une culture, Ophrys, Collection Les Essentiels, 2007.

    Des exemples d’interstice… :

    Le Vin, Collection Champion Les Mots, Honoré Champion, 2010.

    Le Loup, Collection Champion Les Mots, Honoré Champion, 2010.

    Esprit d'avant