Entre modernité et tradition
L’autonomie et la liberté de l’individu seraient-elles devenues incompatibles avec la bonne marche de la société et la bonne constitution de la personne ?
« Réussir le vivre ensemble ».
Il y a vingt ou trente ans, on n’aurait sûrement pas posé le problème de notre société en ces termes. On aurait plutôt parlé de réussir à faire la révolution, ou de réussir à mieux diffuser le progrès.
Il y a lieu d’abord de s’interroger sur les raisons de ce changement de problématique, plutôt inquiétant d’ailleurs ; car quoi de plus simple, de plus naturel que de vivre ensemble ? On peut identifier trois raisons qui font que désormais c’est la nature même du vivre ensemble qui est en cause:
– la perte de crédibilité de ce que Stéphane Rozes appelle les mécanismes de pilotage automatique du progrès, qui ont très fortement mobilisé les sociétés modernes et n’arrivent plus à jouer efficacement leur rôle ;
– le risque croissant de sortie de route de notre humanité, qui accumule les risques : dissémination nucléaire, ruptures climatiques, violences identitaires, transgression biologique ;
– la nécessité de faire face simultanément aux problèmes d’exclusion et de mondialisation qui se télescopent l’un l’autre, ce qui pose la question du vivre ensemble à une échelle inconnue jusqu’ici.
Dans ce contexte, l’affirmation par la modernité que l’individu est autonome, souverain et libre, ne paraît pas ou plus compatible tant avec la bonne marche de la société qu’avec la solide constitution de la personne elle-même.
Il y a donc bien lieu de renouveler la problématique de vivre ensemble, au moins de tenter de le faire. Mais au préalable il peut être utile de rappeler quelques vérités d’évidence, à savoir :
– que la vie est à la fois un miracle et une épreuve, et qu’il faut en permanence tenir ensemble ces deux versants. On ne peut faire l’économie de l’épreuve, tant au niveau individuel que collectif (chaque époque affronte son « mal radical » particulier qu’elle doit identifier et résoudre). Cela ne justifie aucunement que l’on occulte la capacité d’émerveillement devant le simple fait d’être.
– que la communauté première, c’est celle de la langue, le simple fait de se parler et d’échanger des paroles et d’espérer ainsi se comprendre. Ou même simplement de se regarder et, pourquoi pas, de se voir vraiment.
– que le don anthropologique, le fait de donner (la vie, une éducation, l’hospitalité, un sourire) qui crée une obligation de rendre librement quelque chose est l’acte fondateur du lien social, antérieur même au contrat. C’est le fait de reconnaître ce que l’on a reçu des autres qui vous ont précédé ou qui vous ont donné qui crée la dette et l’obligation de rendre et qui ainsi « établit le lien ».
– que la notion de « réussite » en matière de lien social est imprécise et tangentielle et ne saurait être mesurée à l’aune des critères habituels de réussite, économique ou financière notamment.
Cela posé, réussir le vivre ensemble, actuellement, c’est, d’une part, reconnaître que nous avons à travailler ensemble sur le sens et à s’organiser à cet effet, et, d’autre part, élaborer un programme et une méthode d’action qui nous aide à résoudre concrètement les problèmes majeurs de notre temps. Ce pourrait être l’objet d’une sorte de pacte civique.
Travailler ensemble sur le sens et s’organiser à cette effet
Si l’on considère que les trois crises de l’emploi et de l’exclusion, du lien social, et du sens sont étroitement imbriquées(1), la question du vivre ensemble doit être traitée là ou elle se pose, à sa source, c’est-à-dire au niveau du sens lui-même. Quel est aujourd’hui le sens du vivre ensemble, quel est le sens que donnent à leur vie tous ceux qui ont à vivre ensemble ?
Il n’y a évidemment, et pour cause, pas de solution claire à cette question. D’où la tentation de l’éluder. La plupart de ceux qui s’y refusent échafaudent des réponses composites en combinant à leurs manières les trois grandes réponses possibles : il y a un sens révélé, il n’y a donc qu’à l’appliquer ; il y a un sens, mais il est voilé et nous avons à le redécouvrir, l’intérioriser, l’expliciter ; il n’y a pas de sens pré-établi, mais c’est la noblesse et la vocation de l’être humain que de le créer. Au niveau collectif et politique, la fin des grandes utopies laisse les démocraties désarmées, et cela d’autant plus qu’elles sont confrontées au besoin d’identité des personnes, souvent coupées de leur racines et de leurs repères. Or, les démocraties sont peu armées pour cela, s’étant elles-mêmes constituées en opposant des dispositifs de droits abstraits et égalitaires à des identités pré-construites, hiérarchique et enfermantes. La question moderne du sens oblige les démocraties à se revisiter, à se redéfinir, peut-être même à se réévaluer. Il apparaît ainsi que le but de la liberté démocratique n’est pas de relativiser la vérité, mais de la chercher ensemble de manière plus authentique et transparente. La démocratie ne se limite pas en un jeu de procédures, aussi important soit-il. C’est le régime politique qui assure la mise en commun de la recherche du sens menée librement par les sujets qui la composent. Voilà le nouvel horizon du vivre ensemble, et qui vaut la peine : chercher ensemble à vivre mieux et bien en s’aidant les uns les autres à donner sens à notre vie. Mais comment organiser ce régime ? Trois orientations s’imposent :
A – Equiper et structurer la recherche individuelle
Cet équipement est assuré de manière optimale, l’expérience le montre, quand quatre conditions sont remplies : d’abord, l’acteur fait un travail régulier d’intériorité sur lui-même et s’impose un minimum de règle de vie ; ensuite, il dispose d’un groupe de pairs et d’amis pour échanger sans être jugé sur les questions délicates qui se posent inévitablement à lui et pour travailler en commun sur les préoccupations des uns et des autres ; en troisième lieu, il est rattaché à une institution dotée d’un corps de doctrine ayant surmonté l’épreuve du temps, institution qui l’interpelle par une parole venue d’ailleurs et qui l’oblige à sortir de lui-même et de la chaleur rassurante du groupe d’amis, tout en lui assurant cette forme particulière et précieuse, bien que sous-estimée aujourd’hui, de vivre ensemble qu’est le culte ; et enfin, il reste malgré tout ouvert sur les autres traditions spirituelles ou religieuses, sur les apports des sciences, sur l’universel en un mot. A chacun d’organiser cet équipement, de façon la plus compatible possible avec son mode de vie. Aux institutions religieuses, aux mouvements d’éducation populaire d’y contribuer, à l’organisation sociale de le permettre !
B – Transmettre et cultiver le patrimoine symbolique de l’humanité
Pas de recherche sérieuse qui ne parte d’une transmission. Celle-ci est en crise, il la faut donc mieux organiser.
L’humanité a constitué un patrimoine symbolique riche et diversifié pour répondre à la question du sens. La philosophie, l’art, la culture, les religions, les spiritualités sont notre patrimoine commun collectif, qui doit être globalisé, recensé, transmis et donc enseigné. A l’heure de la mondialisation, la fonction de l’enseignement est aussi de fournir cette gamme de repères possibles entre lesquels chacun pourra se situer, à partir desquels il pourra approfondir sa vision des choses, seul ou en groupe.
Il est donc essentiel que le fait religieux soit intégré dans l’enseignement officiel français et que le principe en soit admis, même s’il est encore imparfaitement appliqué. Il serait normal et légitime aussi que l’étude des religions, la science des religions soit considérée comme une discipline académique officielle, une dimension de l’esprit humain, au même titre que la philosophie ou la littérature.
Enfin, les religions elles-mêmes ont un travail à faire ; d’abord pour approfondir leur propre message, le confronter aux apports des sciences ; ensuite pour dialoguer entre elles, et cela non seulement sur le plan inter religieux mais aussi sur le plan intra religieux (connaissance de la religion de l’autre sans souci de le convertir et découverte, par ricochet, des richesses cachées de sa propre tradition) et méta religieux (il y a une grammaire commune des religions, avec des accents particuliers de chacune). Réussir le vivre ensemble, c’est sûrement réussir le vivre ensemble entre les religions. Si les gardiens du sacré ne s’entendent pas entre eux, comment le caractère sacré « vivre ensemble », reconnu comme tel par les sociologues, pourrait-il se maintenir ?
C – Organiser de manière méthodique le travail collectif sur le sens
Nos démocraties, pour jouer leur rôle institutionnel de support d’un vivre ensemble réussi, ont besoin d’un nouvel outillage, de nouvelles méthodes, de nouveaux contrepoids. On en citera trois :
– l’éthique de la discussion, ou l’on distingue acteurs communicationnels, en recherche d’une vérité sur un sujet complexe, et acteurs stratégiques, soucieux d’obtenir telle ou telle décision, doit être généralisée et donc organisée, à tous les niveaux territoriaux et dans les médias(1). Vivre ensemble, c’est délibérer ensemble, pas nécessairement pour se mettre d’accord, mais au moins pour savoir pourquoi l’on est en désaccord. Le désaccord maîtrisé fait lien, tout comme le consensus difficilement obtenu, sur le compromis laborieusement construit ;
– cela suppose que les méthodes permettant de maîtriser la violence –non de la fuir – soient reconnues et enseignées. Un vivre ensemble réussi suppose à la fois que l’on dénonce les situations de violence et que l’on y remédie autrement que par la violence ;
– il n’est plus possible non plus d’éluder la question si prégnante du désir de pouvoir, à la fois légitime, et propice au débordement, à l’accaparement, à la pollution de la décision et de son sens. De quel capital éthique équiper l’acteur en responsabilité ? On le voit bien, les contrepouvoirs classiques de la démocratie représentative ne suffisent plus (1)
Au total, comment relayer l’action des mouvements d’éducation populaire ou d’action catholique qui ont si fortement contribué à la démocratisation de la société, parce qu’ils encadraient les personnes et les aidaient dans leurs engagements en leur permettant de concilier contemplation et action, intériorité et extériorité, réflexion ou action ? Il y aurait lieu sans doute d’organiser des parcours de vie avec des étapes de 3 ou 4 ans organisées autour de thèmes dominants (par exemple approfondissement philosophique et spirituel, engagement social au service des autres, engagement civique ou politique, puis spécialisation dans l’un de ces domaines). L’honnête homme du 21ème siècle, pressuré de toutes parts dans une société à la fois trop riche et trop pauvre, sûrement trop complexe, a besoin de cadres d’appui pour émerger et contribuer au vivre ensemble.
Se doter d’un programme d’action : un pacte civique ?
A – La nécessité d’envisager de nouvelles formes d’action
Dans cette situation, on ressent la nécessité de dépasser les lourdeurs du politique, de l’inspirer pour qu’il puisse agir mieux, et davantage en profondeur. C’est ce que nous avons essayé de faire lors du colloque de décembre 2007 « la politique au risque de la spiritualité ». On peut aussi s’inspirer du pacte écologique de Nicolas Hulot et, éventuellement, le compléter.
A cet effet, faisons l’inventaire des nouvelles raisons d’agir et de trouver des capacités d’engagement collectives et individuelles d’un genre nouveau, moins idéologiques et plus spirituelles.
Nous avons à faire face à de nouvelles menaces : la menace écologique croissante ; la menace de la rupture du lien social, dans chaque pays et au niveau mondial ; la menace affectant le sens de la vie même, privatisé, marchandisé, technicisé, relativisé ou sectorisé. Cela, alors qu’un monde nouveau est possible, à certaines conditions :
– un nouveau rapport avec la nature, notre inspiratrice, sous condition de sobriété ;
– un nouveau rapport à l’autre, source de richesse, à condition de pratiquer l’écoute,
– une quête commune de sens possible, à condition de réconcilier les apports des traditions spirituelles et de la science.
Cependant, pour réussir ce grand passage, de nombreuses tentations doivent être évitées : l’intégrisme, qui enferme les individus ; la démocratie purement procédurale, qui les juxtapose ; la soumission au marché, qui aliène les personnes, ou du refus du marché, qui les dupe ; le refus des institutions et des traditions, qui les fragilise.
Il y a donc à cultiver et promouvoir une sagesse individuelle et collective en vue de réduire les antinomies des pensées borgnes qui opposent sans relier (l’économique, le social, l’écologique ; l’individu et la collectivité ; l’intériorité et l’extériorité ; la transformation individuelle et la transformation collective, …) ; en vue de revisiter la valeur morale et spirituelle de la démocratie et de ses finalités, de l’enseigner et de la promouvoir en tant que telle ; afin de faire émerger une sobriété créative, condition de la solidarité et de la maîtrise citoyenne de l’économie à l’horizon de « l’abondance frugale » ; afin de diffuser l’éthique de la discussion, condition du vivre ensemble et du développement d’une culture de maîtrise démocratique de la violence ; afin de faire face à l’altérité et à la diversité, en passant de la peur identitaire à l’enrichissement mutuel ; afin de concrétiser tout cela en faisant accepter le service civique obligatoire comme un projet de société pour tous.
B – Un pacte civique, comme instrument de changement ?
Face à toutes ces difficultés, à la nécessité de se fixer des objectifs ambitieux, il y a besoin de nouvelles approches, de nouveaux instruments, pour améliorer en profondeur la qualité démocratique de notre société. Ce qui se fait dans le domaine proche de l’environnement et du développement durable (les Agenda 21) est-il extensible à d’autres domaines, à ceux qui nous tiennent plus particulièrement à cœur, à Démocratie et Spiritualité, à La Vie Nouvelle, à Poursuivre ? Le but serait de construire une sorte de pacte civique, dont les modalités sont à définir, avec un ensemble de partenaires soucieux du développement humain.
Ce « Pacte » à bâtir aurait un triple contenu :
– des engagements personnels, de personnes physiques, de personnes morales, d’institutions ;
– la proposition de nouveaux outils pour améliorer la qualité du fonctionnement de nos démocraties (service civique obligatoire, observatoire de l’éthique de la discussion),
– des orientations politiques à soutenir (sur la sobriété, sur l’éducation tout au long de la vie, etc..).
Il se déclinerait essentiellement au niveau local et national.
C – Sur quels thèmes travailler ?
Une approche sélective, pointue et pointée sur quelques thèmes est sans doute la voie à suivre. Mais la question de la coordination avec des initiatives proches (par exemple, outre le pacte écologique, le manifeste de l’économie solidaire) se pose.
On peut, à ce stade, en identifier six :
1 – Approfondir la dimension spirituelle propre de la démocratie.
2 – Faire franchir une nouvelle étape à la lutte contre les exclusions, en donnant aux personnes concernées les moyens d’organisation et d’action qui leur font défaut.
3 – Définir les conditions d’une maîtrise citoyenne de l’économie, à l’inverse de la situation actuelle.
4 – Concrétiser la notion de laïcité ouverte.
5 – Définir les moyens appropriés pour diffuser l’éthique de la discussion.
6 – Contribuer à la définition et à l’acceptation d’un service civique obligatoire mobilisant l’ensemble des générations et pas seulement les jeunes.
Chercher ensemble les sens d’un meilleur vivre ensemble c’est déjà faire une bonne partie du chemin.
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