Face à l’ombre

Catherine LUUYT

Bulletin n°6 – Deux

C’est sur des mots célébrant le deux que, dans l’œuvre de Nietzsche, Zarathoustra survient et engage son témoignage : «  Quand soudain, amie, un fut deux. Zarathoustra passa devant moi. » [1] L’avènement du deux a lieu à Midi, dans le grand soleil, par la figure du sage Zarathoustra. Dans le récit du solitaire, c’est le dédoublement qui fait histoire et engage la suite du changement. Il délivre de l’attente et met en chemin.

 
 Une image bien sûr. Mais peut-on exprimer autrement qu’en image la réalité intérieure qui bien souvent divise, ou la réalité extérieure qui surgit en affrontements plus souvent qu’en harmonie ?
 
Pourtant, le chemin de l’homme est une quête de l’unité. Unité, l’accomplissement de la « connaissance de soi » telle que le laisse entrevoir Marie Madeleine Davy, à la suite des sages de tous temps.
 
Entre la venue de « l’autre » qui autorise et confirme l’engagement et la démarche de simplification vers l’unité intérieure, les figures du deux sont nombreuses : opposition, confrontation, négation ou tout simplement tension vers la complémentarité, dépendance, impatience.
 
Si l’unité atteinte par exercice et abnégation est l’accomplissement, la figure du Deux, fondement ou division, est en question.
 

Au bonheur du deux

Il est remarquable que le philosophe par excellence, Socrate, soit connu pour sa formule d’invitation à la sagesse : « Connais toi toi-même », autant que pour les Dialogues dont il est le personnage instigateur et principal, dont les écrits de Platon sont le témoignage.

 
Distinguer, comparer et opposer les remarques avec constance, en quête de l’authentique différence, est un jeu de vérité, c’est la démarche de la dialectique.  Clarifier, identifier, penser le plus d’articulations possibles entre les êtres, pousser au plus loin le jeu des différences jusqu’à supporter le face à face d’idées totalement contradictoires et aller jusqu’au bout de sa thèse grâce à l’opposition qui veut que l’on affine ses arguments, nommer de façon juste dans le déploiement des représentations et des interprétations, des habitudes et des opinions, des engouements et des erreurs, de la vie ordinaire, c’est ainsi que Monique Dixsaut nous présente la dialectique, exercice spécifique de l’esprit humain.
 
« L’âme pense quand elle dialogue avec elle-même, quand elle se tient à elle-même un logos. Pas n’importe lequel, celui où quelque chose est mis en question et exige qu’on réfléchisse pour pouvoir répondre. La dialectique est donc la forme que prend la pensée quand elle cesse d’exprimer des affects ou des opinions, quand elle ne cherche ni à démontrer, ni à argumenter – bref, quand elle pense, c’est-à-dire veut comprendre ce qui est. » [2]
 
C’est ainsi que nous pouvons comprendre le personnage de Socrate, maniant tour à tour le questionnement, la ruse et l’ironie, se riant des sophistes, des politiques, experts certes, mais emprisonnés dans les limites de leur discipline, jusqu’à faire sortir l’énoncé du principe qui s’impose au-delà des certitudes parcellaires. Socrate manie la dualité en permanence pour faire exprimer le principe unique et fondateur.
 
L’énoncé du deux est par essence l’opération du discernement, une abstraction qui caractérise l’activité rationnelle. Bien plus qu’une énumération, c’est une manière « d’être au monde ». C’est une manière d’éprouver ce qui est, et ce qui peut en être formulé. Si les apparences sont du domaine du multiple, dépasser le multiple sans pour autant se satisfaire de l’unité trop vite énoncée, toujours la remettre en question pour une compréhension renouvelée.
 
Au-delà de la distinction, énoncer le deux est aussi le plaisir de trouver l’écho fondateur et sa nécessité. L’or du dialogue est bien celui de la rencontre avec un « véritable » interlocuteur. Il est plaisant d’atteindre un degré d’entente avec un autre qui reçoit vos interrogations avec satisfaction ou accepte les réponses que vous formulez avec reconnaissance. Il est plus plaisant encore de tenir un auditoire dans l’ouverture de la réflexion engagée avec même attente.
 

L’écho est nécessaire pour faire fond à l’expression. Une nouvelle ne peut être entendue véritablement que lorsqu’elle est confirmée. Deux sources au moins doivent converger pour faire information. Sinon il ne s’agit que d’opinion. A l’heure où les médias qui se multiplient propagent les informations au point qu’elles ne sont plus que « diffuses » et où inversement les « journaux » se concentrent jusqu’à n’être bientôt qu’un seul groupe de presse, cette nécessaire vérité fondatrice de l’écho mérite d’être pensée à nouveaux frais.

Le deux,  une mesure qui contient la division

Le deux, figure de l’abstraction qui permet l’analyse et la différenciation, est aussi le nombre de l’incarnation.

 
Que l’on se souvienne seulement, la Bible l’énonce ainsi. La création engagée sur la deuxième lettre de l’alphabet, celle qui a valeur deux, pour la création de l’homme dit explicitement : Homme et Femme il les créa. Assurément, la venue de la femme peut sembler être le fait d’un deuxième temps, justifiant le terme « deuxième sexe » pour la désigner mais ne faudrait –il pas avant tout considérer la nécessaire existence de l’un et de l’autre. Lorsqu’il y a deux, le dessus et le dessous ne cessent de se craindre, éprouver ou affronter. Il s’agit en fait d’interdépendance et non de rivalité. S’il y a deux, le débat entre la valeur des places est interminable, même accompagné de l’humour qui veut que le rôle du « second » sur un bateau soit de « supporter les injures par mauvais temps » alors que le capitaine est félicité les jours de soleil.
 
Le Un n’appartient qu’à Dieu. Deux est le premier nom du multiple, la prise de conscience de l’altérité et de ses difficultés. Il permet aussi d’aborder le mouvement. Sans diversité, il n’y aurait pas de changement, pas de vie. Sans doute est-il inévitable de voir dans le deux les tensions du pouvoir, les forces du désir et du dépassement.
 
Réduire les oppositions jusqu’à n’en maintenir que deux est le processus classique de la sélection qui consiste à éliminer successivement les candidats, jusqu’à ne garder en lice que deux adversaires de force analogue, de même que la résolution de problèmes propose une analyse de la situation permettant d’identifier les difficultés successives de façon à les résoudre chacune jusqu’à les éliminer. Faut-il rappeler le légendaire combat des Horace contre les Curiace ? Horace restant seul face aux trois Curiace prend la fuite – « Que vouliez vous qu’il fît, contre trois ? »[3] – et lorsqu’il se retourne, il peut affronter les ennemis un à un jusqu’à s’imposer en vainqueur.
 
 
Il n’y a pas loin alors de la reconnaissance de l’adversaire à l’affrontement qui risque d’engloutir. L’autre identique est une réelle menace. L’autre absolu est la mort. Si la validité de la distinction de l’un et de l’autre réside précisément en ce que les deux éléments nommés sont de forces égales, s’approcher au bord du deux serait se mettre au bord du gouffre menaçant jusqu’à vouloir sa propre disparition. Inversement, maintenir la différence ou l’opposition dans un équilibre efficace est l’art difficile du management et suppose la vision d’un objectif commun, τελοσ selon Socrate, ou résultat selon les gestionnaires. Si cet objectif n’existe pas ou n’est pas partagé, l’équilibre se déchire.
 
La réglementation de la concurrence se présente alors comme un art où le maintien de la dualité doit aussi permettre une rivalité stimulante sans pour autant qu’elle se transforme en lutte inexorable. La loi stipule la rigoureuse limitation des parts de marché à 40% pour une même entreprise car l’équilibre ne réside pas dans le face à face de forces égales. Le débat constamment repris sur les modalités des votes le montre assez. Si une majorité à 51% permet d’emporter une décision, cela ne laisse pas présager du calme absolu dans l’application de cette décision. Une balance trop serrée reste à la limite de la rupture.
 
Mais dans l’énoncé de la distinction des contraires, ce qui est en jeu est avant tout le mouvement. De la même façon que l’on est capable de nommer cet autre qui diffère et qui éventuellement dérange, de la même façon s’engage la relation avec les contrariétés et les changements. Nommer c’est aussi distribuer les pronostics en termes d’attente et de pouvoir.
 
Disjoindre les éléments de l’opposition, selon le processus de délibération, la plus objective possible – détachée de passion et d’intérêt particulier – amène les conditions de l’action par la force de l’analyse. Mais l’exigence qui y est à l’œuvre, au terme des abstractions et hypothèses, demande toujours et plus la perception du sens qui la conduit. A l’extrême, ce sont les procédures qui définissent les modes d’application du système supposé servir de cohérence et les crises qui se succèdent sont toujours des crises du sens.
 
Au contraire, invoquer une capacité de réaction inhérente à la composition des termes en présence, une vision de l’équilibre sans cesse en mouvement sur le mode de la sagesse chinoise, suggère une mise en retrait « à chaque  moment du procès du monde ». « Au moment même où triomphe le négatif, le renouveau du positif, sous le désastre, d’entre les décombres, recommence imperceptiblement à travailler (ce que l’écriture exprime par l’hexagramme Fu, le Retour : un trait yang reparaît sous les traits yin ). »[4]
 
Au risque d’une trop rapide simplification, l’appréciation des modes du négatif peut se résumer en deux grandes tendances : celle qui nomme et intervient, prétend maîtriser, et celle qui voit mais se soumet à un ordre immanent. Quand bien même la dialectique serait inscrite dans l’ordre du monde, elle ne renonce pas à définir la ligne de route qui borde sa marche et engage à agir selon cette ligne. Au contraire, lorsque la sagesse s’abstrait de l’évènement et nomme le point qui en fait la teneur, par cette désignation, elle nomme aussi le mouvement qui l’englobe et s’efface dans l’attente du retournement.
 

Le dialogue avec l’ombre

Fallait-il redéfinir ainsi l’opposition pour souligner que la difficulté à trouver l’unité est avant tout celle de supporter la division en soi. La division intérieure ne peut ni résumer, ni résoudre la tension inhérente au vivant, mais elle en est au moins un champ d’expérimentation.  
 
L’invitation à revendiquer une unité fondamentale, en amont de la distinction du bien et du mal, en amont de toutes les distinctions qui ont fait notre morale et notre culture est une invitation paradoxale du sage Zarathoustra. Elle renoue avec l’élan vital mais suppose un tel idéal qu’elle porte en elle le risque d’intolérance. Avec elle, toute manifestation qui laisse échapper la mesure supérieure qu’elle initie devient condamnable. Jung dénonce en cela la démarche de Nietzsche qui pourtant le séduit car sa revendication rend l’altérité quasi impossible. La prétendue innocence de l’instinct ne tolère ni les demi-mesures, ni les petites craintes.[5]
 
 C’est à une autre perspective de l’unité que devrait conduire la connaissance de soi telle que nous y invite Marie Madeleine Davy par l’exercice de l’attention : « L’attention, par une observation constante, saisit les conflits, les conditionnements, la dualité. Elle démonte les mécanismes comme un enfant défait pièce par pièce le jouet dont il veut connaître les éléments. Sous le perpétuel frémissement des contrastes, l’attention capte l’unité profonde, elle est prise de conscience du présent. »[6]  L’attention laisse se dessiner l’orient conduisant vers la vérité mais la disponibilité à cette sagesse demande que le sujet se défasse d’une part de lui-même, de l’ego qui enferme dans la part la plus étroite qui le prive de voir ce qui lui est véritablement bénéfique.[7]
 
Un dialogue s’instaure avec les tensions et contradictions intérieures qui sans doute sont perçues comme de douloureuses opacités mais n’en sont pas moins inhérentes à notre condition, ainsi que le rappelle Jung : « […] l’ombre est une partie vivante de la personnalité aussi vient-elle participer à sa vie, sous une forme quelconque. On ne saurait l’écarter ou en faire par des raisonnements subtils quelque chose d’anodin. »[8]
 
Dans cette perspective, les constantes modifications qui font que nous ne savons pas nous reconnaître dans un modèle unique ni dans une image fixe plus ou moins idéalisée sont autant d’occasions d’apprendre à accepter les contradictions et les transformations de ce qui nous entoure. L’ombre qui nous nourrit nous apprend à conduire notre écoute des contradictions extérieures. Voir et maintenir la différence, est la posture évangélique selon laquelle le bon grain et l’ivraie doivent être maintenus ensemble jusqu’au temps de la moisson. Pour cela, l’option est celle de l’effacement de soi au profit d’un objectif qui dépasse la rivalité, affirmant constamment le primat du fruit sur l’intention. Le seul critère devient celui de l’accomplissement.
 
Ce n’est pas face à un miroir lisse nettoyé de toute contrariété, mais face à l’ombre que se conduit le vrai dialogue et la recherche de l’unité. L’ombre est l’espace du dialogue intérieur. Bien plus qu’une simple différence, un envers profond et une source opérante, même si le plus souvent c’est contre elle que l’on se bat et que parfois elle dévore. Apprécier l’ombre et son inévitable combat est la seule façon d’habiter le deux et le réel qu’il déploie.
 

[1] Sils Maria. Poème, in Le Gai savoir. Chants du Prince libre des lois. 1881-1883.
 « Hier sass ich, wartend, wartend, – doch auf nichts,
jenseits von Gut und Böse, bald des Lichts
geniessend, bald des Schattens, ganz nur Spiel,
ganz See, ganz Mitag, ganz Zeit ohne Ziel.
Da plötzlich, Freundin wurde eins zu zwei –
Und Zarathustra ging an mir vorbei …“
« J’étais assis là, attendant, attendant – pourtant rien,
Par delà Bien et Mal, tantôt
Jouissant de la lumière, tantôt de l’ombre,
Etant tout au jeu, rien que lac, tout midi,
Totalement le temps sans but.
Quand, soudain, amie ! Un devint deux –
Et Zarathoustra passa devant moi. » (Traduction CL)[2] Monique Dixsaut. Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon. Ed. Vrin 2001. p.8-9
[3] Corneille. Horace. Acte III scène 6
[4] Fr. Jullien. Id.
[5] Cf. C.G. Jung. Séminaires 1935 à 1939. Lecture de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
[6] Marie Madeleine Davy. La Connaissance de soi. PUF Quadrige. 2008.p.17
[7] «  Dès que l’ego s’affaiblit, que le dénuement purifie et libère, l’homme à la recherche de la connaissance de soi sort de ses ténèbres et de sa prison. Il bascule soudain dans une autre dimension privée de dualité. Séduit par l’unité, comprenant qu’elle est sa lumière et son ordre, il s’abandonne à la beauté du cosmos qui l’aidera dans son ascension vers le divin. » MM. Davy. La Connaissance de soi. PUF Quadrige. 2008. Préface à la 6° édition p. 9
[8] C.G. Jung. Les racines de la conscience. Trad. Y. Le Lay. Buchet Chastel 1971. p. 45

Catherine Luuyt

Esprit d'avant