Fragilité dans le monde du travail

Agnès Falabrègues

Bulletin n°16 – Fragilité

Suicides, burn-out, dépressions… les hommes et les femmes qui travaillent aujourd’hui sont ils devenus fragiles ?

Non, les salariés ne sont pas devenus soudainement fragiles, c’est le travail qui a été volontairement fragilisé. Il est devenu « une sorte de condamnation à perpétuité[1]» au lieu d’une source de plaisir et d’épanouissement.

Le monde du travail semble aujourd’hui devenu brutalement l’antichambre de l’hôpital psychiatrique. Travailler fait courir aux salariés un risque de destruction lorsque les règles de gestion des entreprises passent entre les mains économiques et financières, et ce, en-dehors de tout contrôle. Ces néo-règles productivistes n’ont que des objectifs à très court terme.

 Les personnes en souffrance au travail  sont-elles simplement des salariés fragiles qui ne savent pas s’adapter aux « nouvelles conditions de travail » prônées par ces «managements scientifiques et économiquement rationnels» , ou bien ne sont elles que des « chochottes » qui se plaignent ?

N’est ce pas plutôt le travail lui-même qui a perdu son sens et même sa réalité ? Il n’y a pas si longtemps, travailler était une fierté, et cela donnait du sens et de la valeur à une vie.

 

Ne pas confondre la cause et l’effet

Faut-il donc simplement s’occuper de la santé et de la sécurité des salariés étiquetés « fragiles » à l’aide de tests et d’indicateurs, pour éviter les drames à répétitions ? Faut il les repérer pour les « protéger » en les mettant à l’écart (que ce soit au « placard », en arrêt maladie ou au chômage)? Faut-il considérer ces pertes humaines  comme un dégât collatéral de l’ évolution naturelle du monde économique à la manière de la sélection des espèces ?

Or, lorsque l’on y regarde de plus près, ce ne sont pas des personnes incapables de gérer les nouvelles conditions de travail qui meurent, mais les professionnels les plus « forts », les plus investis, les plus valables, les plus « agissants », les plus efficaces, les plus créatifs, ceux qui aiment vraiment leur travail, quel que soit leur travail, du plus humble au mieux payé.

En réalité, c’est la dimension profondément humaine et source de sens du travail que l’on détruit. Les nouvelles organisations du travail, basées sur la compétition qui isole et dévalorise, ne sont pas « normales » mais contre-nature, car elle empêchent les salariés de faire leur métier correctement par un étouffement programmé .

Elles exigent une soumission totale (et volontaire…) à un travail prescrit de manière autoritaire, masquée paradoxalement en « autonomie ». Ceux qui ont fait la promotion de ces méthodes de management « modernes » (lean management, toyotisme, management par le stress… ) estiment que c’est inévitable en période de « crise » car cela génère la meilleure compétitivité et la meilleure performance, en réalité simplement de meilleurs profits financiers à court terme. Et comme « on ne fait pas une omelette sans casser des œufs », les éléments « inadaptés », dits « fragiles » (ou considérés comme surnuméraires) doivent être éliminés (sous traitants, ateliers, services ou personnes).

Toutes les entreprises ne sont pas gérées ainsi. Certaines ont choisi d’autres modèles managériaux. Mais les médecins du travail le constatent, ce sont celles qui appliquent ces nouveaux modèles (inspirés des expériences américaines ou asiatiques) qui ont les salariés en plus mauvaise santé. Et elles sont de plus en plus nombreuses car elles ont verrouillé le discours médiatique (et scientifique) à leur profit. Parfois même le sort de leurs salariés leur est totalement indifférent (Chine).

La fragilisation des salariés n’est donc pas la cause de leur déficience, mais la conséquence de méthodes de gestion à la fois manipulatrices, perverses et destructrice pour le travail, et les entreprises à moyen et long terme.

 

Un management qui dénie l’intelligence professionnelle et la valeur travail

Il est nécessaire, ici, de revenir sur la signification réelle du mot « travail » pour comprendre quelle est sa place dans l’économie psychique humaine. Je précise que je parle ici de « l’agir humain » et non de l’emploi.

La place du travail  est essentielle pour fonder l’identité humaine. L’homme est humain car il « agit », travaille, en cohérence avec sa pensée. C’est le travail, c’est à dire la mise en acte de la pensée, qui permet à l’être humain de maîtriser son environnement et donc d’assurer sa survie. C’est lui aussi qui permet de tisser les liens sociaux par l’échange des fruits de son travail.

L’être humain construit ainsi sa propre identité et son sentiment d’appartenance (identité sociale). Il recueille ainsi de la reconnaissance et de l’estime, de soi et des autres, indispensables à une bonne santé. Il est « valable » à ses yeux et à ceux des autres, car il « fait quelque chose d’utile ».

Il est frappant de constater que tous ceux qui viennent consulter en cabinet à cause d’un mal-être au travail, parlent de ce besoin de se sentir utile. C’est sans doute que cette « utilité » donne du sens à leur vie, les inscrit au sein de ses semblables, les légitime et leur permet d’entrer en communication avec les autres, d’écouter et d’être écouté, d’exister.

La pensée est ce qui définit l’être humain. Elle se réalise dans le travail. C’est elle qui lui permet de prendre du recul, d’avoir un rapport au temps, à l’espace et à l’abstraction, de créer, de trouver des solutions et de communiquer avec nos semblables au-delà de la simple émotion. Dans le travail, la pensée est donc essentielle car elle rend humaine une tâche mécanique et la rend flexible, adaptable et souple. Grâce à un travail pensé, réfléchi, il devient possible de gérer l’inattendu et l’inconnu dont est fait le réel.

Les nouveaux managements, qui cherchent à standardiser les tâches, à les rendre de plus en plus mécaniques, dans le but d’accélérer la production (de biens ou services) avec le moins de main d’œuvre possible, ne tiennent pas compte de l’imprévisibilité de la réalité et la dénient. Ils imposent à ceux qui sont sur le terrain un travail devenu « mort », incapable de s’adapter au réel. Ils exigent que les gens fassent un travail devenu parfois impossible, parce qu’il n’existe que dans leur réalité virtuelle. Ils se croient tout-puissants, capables de dominer le monde et même de vaincre la mort.

Cela ressemble à s’y méprendre à un délire infantile pervers, qui nie l’autre, son humanité, son intelligence, et le détruit avec des injonctions impossibles à satisfaire et souvent paradoxales. Et là où le système est dangereux, c’est que le discours sur l’autonomie, la créativité et la flexibilité (qui n’est qu’un discours, car la capacité de choisir sa manière de travailler est interdite dans ce travail prescrit) va culpabiliser le salarié qui ne peut pas faire l’impossible et en est tout de même rendu responsable. En réalité, il n’y a d’autonomie que de se soumettre volontairement aux directives imposées au nom de l’esprit d’entreprise.

Celui qui ne réussit pas l’impossible est « fragile » ou « incompétent ». La sanction est l’élimination rapide. Et s’il réussit, par extraordinaire, parce que c’est un excellent professionnel et qu’il arrive à « s’arranger » en dehors des normes établies (parfois au risque de sa propre sécurité et santé), les limites vont aller plus loin jusqu’à ce qu’il craque. De plus, il va craindre en permanence d’être découvert dans les libertés qu’il prend avec les règles prescrites. C’est le règne du toujours plus, de l’intensité douloureuse d’un travail jamais satisfaisant, des horaires excessifs, de l’invasion du travail dans la sphère privée, de l’isolement car on n’a plus le temps de rien faire d’autre que de satisfaire des directives intenables, parfois de l’ennui mortel du travail inexistant ou vide de sens, de l’incertitude et de l’anxiété. Il n’y a plus de respect humain, plus de sens, plus de repères sains sur lesquels s’appuyer. On est dans le no-limit.

C’est pourquoi ce sont souvent les meilleurs professionnels qui sont cassés par le travail, à tous les niveaux hiérarchiques. C’est pourquoi, toutes les politiques de santé et de sécurité au travail qui sont basées sur le « repérage » des personnalités « fragiles » sans remettre en questionnement la gestion managériale de l’entreprise sont vouées à l’échec.

 

Protéger le travail et ainsi permettre à ceux qui travaillent d’être en bonne santé

Il est essentiel de revenir à la source, de redonner au travail sa place dans nos sociétés, c’est à dire un « agir » sur la réalité pour la rendre utile à soi et aux autres, en même temps qu’un partage des tâches au sein d’un groupe ayant des règles de métier et de vivre ensemble.

La pensée se construit par questionnement. Depuis Socrate, les philosophes et mêmes les scientifiques, savent que c’est le doute, la curiosité, qui fait penser les hommes et grandir leur savoir. Le travail permet donc de construire une intelligence professionnelle, pour être efficace, pragmatique et créatif, quelque soit la situation qui se présente. Le travail ne peut donc devenir un ensemble de tâches mécaniques, standardisées, prescrites en déni du réel, en fonction de situations normalisées, par des « experts » ou des logiciels, qui ne sont confrontés qu’à des modèles théoriques. Le réel prend toujours sa revanche.

Le questionnement sur le travail doit toujours rester en lien avec le réel, c’est à dire dans un dialogue libre, neutre et égalitaire entre ceux qui le font concrètement et ceux qui en tirent des bénéfices. Sauvegarder le temps du dialogue et son inscription dans un espace qui le rend possible et audible à tous est alors essentiel. Cela peut se faire en direct (comme dans les SCOP), mais aussi grâce à un médiateur qui va garantir le respect de tous les intervenants quel que soit son niveau hiérarchique dans l’entreprise.

Permettre à l’intelligence professionnelle de chacun de pouvoir s’exprimer pour faire évoluer et rendre plus efficace son travail, me semble la meilleure solution pour garantir la bonne santé de tous et la pérennité de l’entreprise. C’est ce dialogue qui va permettre à chacun de construire son identité professionnelle pour être connu et reconnu. Les « nouveaux » managements qui ont pour objectifs la rentabilité à court terme, ne permettent pas de réelle construction d’identité professionnelle (flexibilité du temps de travail, des tâches, polyvalence, abaissement des diplômes pour une même mission, etc.). Si chacun n’arrive pas à se construire une identité professionnelle, qu’en est-il de sa propre identité ?

Sans une réelle réflexion sociétale sur le travail en lieu et place d’une victimisation des personnels supposés « fragiles », on va tendre très vite vers un désintérêt croissant des salariés vis à vis de leur travail, ou un retour au travail contraint voire forcé. Ce qui ne peut que se traduire que par une baisse de productivité et de qualité, ce qui est paradoxal venant d’un néo-managements supposé performant et productif.

 

Agnès Falabrègues


[1]    Luis Sepulveda, Une vie de passions formidables. Ed Métailié, 2014, P. 111.