Fragilité – Epreuve et compréhension

Christine MANCHERON

Bulletin n°16 – Fragilité

Je redécouvre la vie à travers le prisme de la fragilité en accompagnant depuis près de 8 ans ma fille Manon, porteuse d’une maladie rare qui la rend « fragile » dans son corps et dans sa compréhension.

La survenue soudaine et inattendue de cette fragilité à mes côtés, et par conséquence dans ma propre vie, même si elle constitue une épreuve chaque jour, m’invite à de magnifiques découvertes, à de nouveaux regards, à de profondes transformations. Elle entraîne avec elle tout notre entourage.

ACCOMPAGNER LA FRAGILITE, UNE INVITATION A VIVRE L’HUMILITE, LA DOUCEUR, LA PATIENCE…

J’ai souvent entendu que côtoyer la fragilité renvoie à ses propres limites, à ses propres faiblesses, et je me suis souvent interrogée sur ce que cela voulait dire. Chemin faisant, j’y vois un peu plus clair. M’occuper de ma fille habitée par tellement de difficultés me confronte à mon impatience, à ma soif d’efficacité et de résultats, à ma volonté de maîtrise des choses, à mes souhaits de reconnaissance. Or c’est un tout autre chemin auquel m’invite l’accompagnement de Manon. Ce sont de nombreuses invitations, très belles mais auxquelles il n’est pas toujours facile de répondre « présente ». Des invitations qui ne demandent à moi et à nos proches qu’à nous dépasser et à progresser.

< Repousser chaque jour les limites de sa patience.

Manon, malgré ses difficultés, est une petite fille qui a beaucoup de volonté et de ténacité. Quand elle a une idée en tête, elle fera tout pour aller au bout, quels que soient les moyens à utiliser. Il est difficile et souvent impossible de lui faire comprendre que ce n’est pas possible ou qu’on ne peut pas répondre maintenant et qu’il faut attendre. Etre à ses côtés dans ces situations, maîtriser l’impatience qu’elle manifeste, entendre ses sollicitations permanentes me demande d’aller au-delà de mes limites et me confronte à mes propres difficultés de patience.

Plus largement, chez Manon, les étapes ne se franchissent pas de manière naturelle et spontanée. Chaque progrès est souvent le fruit d’un très fort investissement. Pour ne pas vivre sans cesse dans l’attente d’un nouveau progrès ou qu’une nouvelle étape soit franchie, je dois laisser le temps agir, attendre qu’elle évolue à son rythme. Tout cela aussi me demande un grand apprentissage de patience.

< Agir avec beaucoup de douceur.

Manon a démarré sa vie avec de très fortes sensibilités sensorielles. Elle manifestait des réactions violentes face à certains bruits, certaines matières ou sensations insupportables pour elle. Aujourd’hui encore, elle peut se mettre en colère de manière plus ou moins inattendue. Il n’est dans ces cas là pas possible de la raisonner. Tout énervement de ma part ne fera qu’empirer et prolonger sa réaction. Seule la douceur permet de la rassurer et de la calmer. Que de douceur et de maîtrise de soi alors à développer !

< Vivre avec humilité, à différents niveaux

La fragilité nous dévoile très rapidement à l’autre. Même si les années passant, cela est moins difficile maintenant, j’ai toujours été dépassée par mon émotion en parlant de Manon. Fondre en larmes lors des rendez-vous médicaux, auprès des différents intervenants qui la suivent, ou dans la rue en donnant de ses nouvelles à quelqu’un, c’est exposer sa propre fragilité, c’est se dévoiler et révéler une grande partie de son intimité, parce qu’on se met à nu en montrant son émotion et qu’on ne peut pas se cacher. C’est alors tout un chemin d’accepter humblement de révéler sa fragilité à l’autre.

La fragilité expose nos limites aux autres. Avec Manon, on ne ment pas. Régulièrement poussée à bout de mes limites, je réagis comme je peux, parfois d’une manière dont je ne suis pas fière. Je dois accepter ainsi de montrer, avec humilité, mes limites aux autres.

La fragilité implique de nombreux renoncements. Quand il est nécessaire d’avoir une attention presque permanente en présence de son enfant, quand l’agenda est encombré de rendez-vous médicaux ou de suivis en tout genre, on est invité à une vie un peu plus humble, plus modeste que celle qu’on avait démarré ou que l’on aurait imaginée. Avec Manon, il me faut réinventer ma vie professionnelle, mes loisirs, nos vacances, pour tenir compte du temps à lui consacrer et de ses capacités à vivre telles ou telles situations. Vivre un quotidien à peu près paisible est déjà un exploit. Il y a beaucoup de renoncements à faire que seule l’humilité permet d’accepter.

Aimer d’un amour inconditionnel. 

Quand on a la chance d’avoir des enfants, on les aime très naturellement. Cependant, qui n’a pas ressenti un débordement d’amour pour son enfant devant ses premiers pas, ses premiers mots, ses petits exploits de tous les jours ? Avec un enfant différent, pour qui tout, ou presque, est compliqué, qui représente un lourd et parfois pesant investissement, il est déroutant, et impressionnant de constater combien on peut ressentir cet amour aussi sans qu’il soit la récompense d’un bon résultat ou d’une satisfaction, sans être guidé par la réussite de son enfant ou la fierté que l’on peut en tirer. Cet immense amour, ressenti particulièrement lors de situations où la vie de Manon a pu être menacée, est source d’une grande espérance. Au quotidien, face à la fatigue liée à telle ou telle difficulté, je suis appelée à en reprendre conscience.

Discerner ses priorités et prendre de la hauteur.

Depuis que Manon est là, je ressens particulièrement que le temps disponible est précieux tellement je suis sollicitée concrètement par elle, mais aussi préoccupée dans ma tête. Je constate que petit à petit, dès que j’ai un temps libre, je me suis recentrée sur mes ultimes priorités.

Au-delà de discerner mes priorités, j’ai besoin de me recentrer régulièrement sur le sens de notre vie. Ce sens est parfois difficile à trouver quand je passe tellement de temps en rendez-vous médicaux, à garder Manon malade, quand j’ai l’impression de ne pas avancer et de ne pas voir de résultats de cet investissement, alors que je rêverais de m’investir plus dans mon travail ou dans mes engagements, de voyager, de vivre quelques passions. Le seul sens de cela est l’Amour. Je ne le vois plus quand je suis noyée dans un quotidien qui m’est difficile. Mais en prenant régulièrement du recul, le sens de nos vies revient.

UNE INVITATION A S’OUVRIR A L’AUTRE LORSQU’IL EST RESSOURCE, BIENVEILLANCE, RECONFORT.

La fragilité que l’on accompagne et que l’on porte en soi ne peut pas se vivre dans la solitude ou l’isolement. Seul on survit, mais on ne vit pas. C’est en s’appuyant sur les autres qu’on fait un magnifique chemin, que se tissent des liens profonds.

< Se mettre à l’écoute de l’autre

Accompagner la fragilité m’apprend à me mettre pleinement à l’écoute.

Quand on accompagne un enfant différent, il faut oublier tous ses repères, toutes ses références, car son enfant n’évolue pas dans « la norme ». Pour ne pas être sans cesse en attente, cela me demande de me mettre au rythme de mon enfant, de me laisser guider par son propre trajet, d’être complètement à son écoute. Il faut que je sois à son écoute pour bien comprendre ses besoins, qui ne sont pas ceux habituels des enfants de son âge. Si nous plaquons des repères classiques, cela conduit à beaucoup de difficultés car nous constatons que Manon n’est pas à sa place, et nous comme elle en subissons les conséquences. Le travail sur nous que nous faisons pour nous mettre à son écoute nous conduit à faire certains choix, difficiles dans un premier temps, mais libérateurs ensuite tellement il est essentiel que Manon soit à sa place. C’est ainsi que malgré toutes nos barrières, nous avons pu accepter certains équipements un peu barbares (chaussures orthopédiques, déambulateur, corset avec mentonnière), ou certaines orientations (entrée dans un Institut Médico Educatif).

< La fragilité est une ouverture aux autres

Accompagner cette fragilité me rend proche de toute la communauté des personnes fragiles. En effet, un parent qui porte la fragilité de son enfant vit cette fragilité, en est touché dans sa chair, dans son cœur, dans son être profond. J’intègre donc, en même temps que mon enfant, le monde de la fragilité. C’est beau de se rapprocher ainsi de ceux qui souffrent.

Au-delà de me rapprocher des personnes fragiles, la fragilité que je porte est une passerelle vers les autres. En étant moi-même fragile, je ressens que je deviens plus accessible aux autres. En effet, ayant eu un parcours de vie plutôt heureux et étant d’un naturel plutôt joyeux, j’ai très souvent entendu dire que « j’avais de la chance ». Cette chance apparente peut énerver les autres et empêcher la rencontre. En devenant fragile, je ressens vraiment que la glace est brisée. En témoignent tellement d’échanges ou de confidences reçues.

< La fragilité s’entoure d’un halo d’amour

Manon est une championne de la relation. C’est ce qui est le plus important pour elle, ce qui l’intéresse le plus. Elle va à la rencontre de tous, et ne lâchera jamais quelqu’un tant qu’elle n’a pas reçu de lui un sourire, une attention bienveillante, un signe d’affection. Chaque personne qu’elle croise est ainsi invitée à s’ouvrir à elle, à se décentrer, et à lui donner le meilleur. Manon révèle donc le meilleur de ceux qui acceptent de la rencontrer.

Nous sommes chaque jour éblouis du halo d’amour qui l’entoure. Que ce soit à la plage, dans le train ou tout autre lieu rassemblant des personnes que nous ne connaissons pas, Manon reçoit presque à chaque fois un très bon accueil. C’est une grande source d’espérance pour nous.

Au-delà de l’ouverture aux autres, c’est un regard positif sur la société plus largement qui se construit, société sur laquelle on s’appuie s’agissant des structures médicales, para médicales, sociales, d’accueil…

UNE INVITATION A LA VIE, QUI EST REÇUE ET QUI PREND LE DESSUS.

Aujourd’hui, on souhaite que la vie nous appartienne, on est tenté de plus en plus prendre les commandes. Lorsqu’on donne naissance à un enfant fragile, on découvre combien cette vie nous est d’abord donnée sans qu’on ne maîtrise grand-chose. Cette expérience est donc une grande ouverture à la vie, à la vie reçue.

J’en reprends conscience à chaque fois que j’entends cette question : « Qu’est ce qu’elle a eu ? Une fille ou un garçon ? » Cette expression traduit bien combien la vie est d’abord reçue.

Devant les difficultés de Manon, je redécouvre avec émerveillement les vies qui se développent simplement, naturellement, spontanément, sans avoir l’impression de tout donner pour qu’une étape soit franchie, sans être toujours en attente de tel ou tel progrès. Je mesure le miracle de la vie.

Malgré ses difficultés, Manon s’est pourtant développée, tant bien que mal. Dans sa situation, c’est la vie qui prend le dessus. On est dans un moment de dure épreuve, et un simple sourire illumine ce moment. Je ressens ainsi que la vie avance, de toute façon.

Je me rends de plus en plus compte également de la force de la vie. Force qui permet de se relever chaque fois malgré un passage difficile. Force qui permet de se dire que chaque période difficile est un passage et non une impasse. Après la naissance de Manon, je m’étais dit que plus jamais je ne dirai que « j’ai de la chance », quelle que soit l’objet de cette chance. Je voulais supprimer cette phrase de mon répertoire. Et je constate finalement que la vie a repris le dessus, que je prononce à nouveau cette phrase…

Cette vie qui prend le dessus est source de confiance et espérance.

Avec un enfant différent, on navigue à vue. On donne, on donne beaucoup, mais on ne sait jamais ce que l’enfant va en tirer, ce qui va lui être profitable. Je suis sans cesse confrontée à mon impuissance face aux difficultés de compréhension de Manon, face à ce mystère qu’elle représente. Seules la confiance en la vie, et l’espérance me guident et m’aident à avancer.

EST-IL POSSIBLE D’ETRE FRAGILE ET HEUREUX ?

Ce n’est pas simple de répondre à cette question, car même si la réponse est sans doute « oui », elle n’est pas facile à expliquer. Quelques éléments de réponse peuvent être que nulle vie n’est épargnée par l’épreuve ou la difficulté, mais que nous ne sommes pourtant pas tous voués au malheur ! La quête du bonheur est un chemin pour chacun, fragile ou non. Le bonheur est peut-être d’abord une recherche, un choix, un cap à tenir. Chacun, fragile ou non, peut souhaiter y accéder. Chaque recherche est singulière et emprunte un chemin particulier. Quand on est fragile, on connaît sans doute des épreuves plus fréquentes et plus intenses. Mais on connaît assurément des joies très profondes.

La fragilité n’empêche pas la recherche du bonheur. Elle demande juste d’emprunter un chemin particulier. Sur ce chemin sinueux et chaotique, on y trouve de nombreuses invitations. C’est sans doute en y répondant présent qu’on se rapprochera du bonheur, et qu’on pourra le faire grandir autour de soi.

Christine Mancheron