JACQUES, COMPAGNON SILENCIEUX DU DIALOGUE

Mohammed JAMOUCHI

Bulletin n°17 – Avant

Jacques, rien de ce que j’avancerai ne sera nouveau pour toi, tu le sais déjà. Mais vois-tu il y a là autour de toi, des amis et autres contributeurs porteurs de l’Esprit d’Avant pour entretenir la flamme de ta mémoire.

Jacques, nos chemins se sont croisés lorsque tu m’as été présenté à l’occasion de mon introduction au GRIC. Ensuite, les rencontres mensuelles et les assemblées générales s’enchaînèrent pendant quelques années de Bruxelles à Casablanca, en passant par Tunis, Paris et Marseille.

À chaque rentrée scolaire, tous les profs vous le diront, on repère d’abord les individus les plus agités, les plus bruyants, les plus perturbants, bref, ceux qui n’hésitent pas à se faire remarquer pour épater la nouvelle galerie. Ces éléments incontinents riment souvent, hélas, avec insuffisance. En revanche, ce n’est que bien plus tard que nous commençons à remarquer, après le deuxième voire le troisième bilan -statistique oblige-, dans la durée les étudiants silencieux, consciencieux, sage.

Avec Jacques, ce fut l’inverse, j’ai vécu l’expérience totalement opposée à celle de la classe. Autant dans les réunions mensuelles qu’annuelles, je l’ai directement et rapidement remarqué tant il brillait par son silence. Mais à y réfléchir plus profondément, peut-être, ne faudrait-il pas s’en étonner outre mesure, car à bien des égards nous adoptions la même attitude, la même posture. Mais notre posture de retrait apparent ne s’enracinait pas / ne trouvait pas son fondement dans la même logique. En effet, au début de notre aventure commune au GRIC[1], je n’avais qu’une demi-douze d’années de pratique du dialogue. Je m’effaçais derrière mon ombre, j’étais en phase d’apprentissage. Tel un profane, je n’opinais encore que très peu sur ces questions ultimes. Tel un novice, j’apprenais à tisser, à faire passer la navette entre les mailles de trois imposantes traditions spirituelles.

Jacques ? Lui s’était bien différent, sa carrière le précédait. Lui se taisait parce qu’il savait. Je souhaitais par moment que son silence soit contagieux, tant il était pour moi, éloquent. Sérénité et passivité sont deux états bien différents, à ne surtout pas confondre.

Croyez-moi, je fus bien placé pour l’observer et pour l’affirmer. Non que je fus flanqué à ses côtés, comme voisin conjoint. Lors de nos rencontres en comité restreint ou réunis en assemblée générale comme les chevaliers de la table ronde mais quasiment en conclave pendant une semaine, j’étais souvent situé face à Jacques.

Mais s’il était parcimonieux dans le geste et dans le verbe, Jacques qui paraissait ailleurs, tel un doux rêveur, n’était pas moins attentif. Il était doté d’une écoute empathique, minutieuse, au point qu’il était le premier et parfois le seul à repérer une incohérence ou à faire des comparaisons dont il avait le secret, que ceux qui aimaient s’entendre parler ne percevaient pas avec autant d’acuité. Non avec Jacques il  fallait être sûr de ses propos, ou mieux « tourner sept fois sa langue » avant d’avancer ses allégations. Alors vous comprendrez que les rarissimes moments où Jacques prenait la parole, j’étais tout ouïe. Son intervention était toujours trop courte, trop brève à mon goût ; concise et synthétique, voilà qui était fait pour me plaire ; enfin, elle était presque oraculaire.

Un souvenir très net concernant son opposition claire et ferme mais par ailleurs sans insistance et flegmatique, comme il pouvait l’être, était sa remarque sur l’intitulé (cependant maintenu) d’un ouvrage collectif[2] où il faisait savoir que « foi et justice ne devaient pas être associés ». Ne me demandez pas pourquoi, la majorité est passée par là, personne ne lui a demandé d’explication, elle s’est effacée avec lui. Peut-être faudrait-il le mettre sur le compte d’une fidès insondable.

 

Revenons à la puissance du verbe. Ce n’est que plus tard, en me reprenant l’initiation à l’hébreu, que j’eu le sentiment qu’il récitait l’hébreu avec la même intonation que les protagonistes de la Bible hébraïque. Quel contraste Jacques, quand tu sortais de ta réserve. Autant tu pouvais garder, longtemps, trop longtemps le silence, autant quand tu prononçais les versets en Hébreux avec ta voix rauque, j’entendais un patriarche sorti tout droit de la Torah. Le prof se serait-il identifié à son objet d’étude ? Ou son objet d’étude se serait-il mué en sujet vivant ? Certes, la Bible vibrait en toi. Ils ne sont certainement pas nombreux à le savoir, mais le Coran ne t’était pas étranger. Qui était habité par les trois Livres autant que toi ?

            Mon regret, après que nos chemins se sont séparés ? Eh bien, Jacques, c’est peut-être de ne pas avoir eu l’occasion de suivre tes cours ? Mais à vrai dire, je n’en suis pas sûr. Rappelle-toi, j’ai lu et présenté tes romans. Et Babylone en dit bien plus sur tes sentiments et tes intuitions que les cours. Et aussi ces trop longs moments de silence entre nous, nous aurions eu tant de choses à nous dire ? À vrai dire, ce n’est pas un regret total. Non, c’était loin d’être un dialogue de sourds.

            Mon bonheur ? Eh bien là aussi je pense que je ne t’apprends rien. C’était d’avoir été ton complice dans notre silence maintes fois réitéré, d’avoir communié dans notre quiétude, notre sérénité, notre introspection.

            Pour moi, il y a en toi quelque chose de la figure paternelle.

  


[1] Groupe de Recherche Islamo-Chrétien

[2] GRIC, Foi et Justice, un défi pour le christianisme et pour l’islam, Paris, Centurion, 1993.

Esprit d'avant