JARGON – LA MORT D’UNE CULTURE
Toute culture est véhiculée par une langue. La mort de l’une annonce la mort de l’autre, irrémédiablement. C’est cela qui conditionne les considérations qui suivent.
Chose étonnante : une langue meurt avant d’entrer en décadence. Un bel exemple de cela est le cas de la langue latine. Mille ans après la fin de l’empire romain, on a écrit des livres en latin. C’était toujours la langue des universités d’Europe. Et, pendant longtemps, le latin est resté la langue usuelle de la liturgie catholique.
Pour autant, c’était une langue morte. Mais « morte » ne signifie pas « sans usage ». Simplement, cette langue avait cessé d’évoluer, d’inventer, de s’enrichir… Certes, le latin médiéval n’est pas exactement celui de l’antiquité romaine, mais les changements sont mineurs. Les langues vivantes cependant créent, inventent, adaptent sans autre contrainte que celle de l’utilité, l’usage, les nécessités quotidiennes…
Au temps où j’étais étudiant, le professeur, citant un texte de Luther, crut bon d’excuser le réformateur qui écrivait « pena » au lieu de l’orthographe latine de « poena ». La remarque était étonnante pour les jeunes que nous étions car, pour nous, le latin était une langue ancienne avec laquelle les contacts livresques étaient parfois obligés, mais rarement enthousiasmants.
Il est vrai qu’au seizième siècle encore, Luther et Calvin écrivaient le plus souvent en latin. La philosophie, la théologie, les sciences… étaient communément écrites en cette langue. La parole, cependant, était le domaine habituel des langues dites « vulgaires ». Poésies, chansons, récits, conversations … faisaient sonner la parole vivante. Et c’est en cette parole que se produisaient les accords, les changements, les créations … La vie n’est pas une simple répétition savante.
Il faut cependant attendre François 1er pour que la langue parlée soit la langue usuelle des tribunaux. Auparavant, le peuple était jugé dans une langue qu’il ne comprenait pas. De même, tout vendeur et acheteur d’un bien devait d’abord conclure la vente avant d’aller trouver le notarius qui transcrivait en latin l’accord conclu. Ce notarius est devenu notre notaire…
Et les étudiants suivaient des cours en latin… De là le « quartier latin » où la langue courante était un jargon mâtiné de latin… Ce que Rabelais raillait dans ce récit :
Quelque jour, je ne sais quand, Pantagruel se pourmenait après soupper avecques ses compagnons par la porte dont l’on va à Paris. Là rencontra un escholier tout jolliet qui venait par icelluy chemin; et après qu’ils se furent saluéz, lui demanda : »Mon amy, dont viens-tu à ceste heure ? ». L’écholier lui répondit :
« De l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce »
- Qu’est-ce à dire ? Dit Pantagruel à un de ses gens. `
- C’est (répondit-il) de Paris.
- Tu viens donc de Paris (dit-il).Et à quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs estudiens audict Paris ? ».
- Répondit l’escolier :
- « Nous transfretons la Sequane au dilucule et crépuscule, nous déambulons par les compites et quadrivies de l’urbe, nous despumons la verbocination latiale, et, comme verisimiles amorabons, captons la bénévolence de l’omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin. …
Suivent une dizaine de lignes de ce jargon franco-latin d’étudiant…
- A quoi Pantagruel dit :
- « Que diable de langage est cecy ? Par Dieu, tu es quelque hérétique.
- Seignor no (dist l’éscolier), car libentissiment, dès ce qu’il illucesce quel minutule lesche du jour…
… suivent une douzaine de lignes de jargon…
- Et bren, bren, (dist Pantagruel). Qu’est-ce que veut dire ce fol ? Je crois qu’il nous forge icy quelque langage diabolique et qu’il nous cherme comme enchanteur. «
- A quoi dist un de ses gens :
« Seigneur, sans doute ce gallant veult contrefaire la langue des Parisians mais il ne fait que escorcher le latin et cuide ainsi pindariser, et luy semble bien qu’il est quelque grand orateur en Françoys parce qu’il dédaigne l’usance commun de parler ».
F. Rabelais, Pantagruel ch. 6 : Comment Pantagruel rencontra un limousin qui contrefaisait le langage françoys.
La suite est terrible (et comique !). Rudement pressé, l’étudiant retrouve son parler naturel… lequel ne ressemble guère au latin !. Mais le plus important ici est le jargon latino-français qui est la langue usuelle, dans le vent, de l’étudiant de l’époque. De nos jours, c’est une autre langue qui est le support du jargon…
C’est à ce titre que voudrais donner la parole à un vieux professeur (un vieil ami de mon père) qui termine ses jours dans une maison spécialisée. Vieux corps, sans doute, mais esprit jeune…
Un ancien raconte…
« Ce temps, vraiment, n’est pas le mien. Simplement, je suis encore vivant. Je n’ai guère envie de connaître la suite. Place aux jeunes ! Pourtant, notre génération a été habitée de grands espoirs. Souvenez-vous ! Et d’abord ce grand projet européen. Une Europe sans guerres ! Pour la première fois de son histoire, notre Europe pouvait construire une Europe de paix. Une Europe pour tous les peuples européens.
Encore eût-il fallu une Europe européenne, démocratique, sociale… Au lieu de cela nous mettons sur les rails un grand machin aux frontières floues. Un géant économique, certes, mais un nain politique. Une Europe alignée… Une Europe OTAN ! D’ailleurs le géant économique est un géant aux pieds d’argile. Et le géant sera l’esclave d’un marché dont il a imprudemment accepté les règles. La génération qui vient en paiera le prix !
Dès le départ, cette Europe, il eût fallu l’approfondir avant de l’étendre. Et demander ensuite à d’autres pays européens de nous rejoindre. On a fait le contraire : s’étendre d’abord, grandement, au point qu’un approfondissement véritable est devenu impossible.
Aujourd’hui, Europe et OTAN sont les deux faces de la même monnaie. Du grand projet européen, nous avons fait un grand marché. Du coup, les ci-devant citoyens sont devenus des consommateurs.
On a même vu un peuple français dire non au traité de Lisbonne et un gouvernement français qui considéré que ce « non » était un « oui ». Un parlement suiviste n’a d’ailleurs rien dit. Et les journaleux n’ont pas parlé de cela.
L’Europe est morte à Lisbonne. La démocratie est un mot, non une réalité. Et ce qu’ont trouvé les « européens » c’est de détruire les nations en ouvrant toute grande la portes aux régions. Lesquelles ne pourrons plus s’opposer à la grande « Europe » sans frontières, ouverte au grand commerce mondial. Dans ce cadre : quelle place pour une langue « nationale » ?
Venons-en donc à la langue. Au français d’aujourd’hui… Car la langue parlée est une illustration de l’esprit du temps. Ma grand-mère ne faisait pas de fautes d’orthographe. Elle n’avait qu’une instruction primaire, mais elle avait à coeur d’écrire correctement sa langue. Mon grand-père d’ailleurs était de ceux qu’un long séjour dans les tranchées de la terrible guerre de 14 avait marqué à jamais. Ils ne passeront pas…
Y aurait-il une relation entre l’amour de la France et le respect dû à sa langue ? Dans un cas comme dans l’autre, la génération actuelle n’a pas cette préoccupation. Dès lors : pourquoi se soucier de la langue qu’on parle ou qu’on écrit ?
De fait, je n’ai jamais pu prendre au sérieux un texte écrit avec des fautes : Fautes d’orthographe et fautes de français… Impossible ! Pour moi, la pensée de l’auteur est douteuse s’il ne sait pas s’exprimer. On pense comme on parle !
Ecoutez ce jargon courant des casting, trekking, rooming, roofing, booling, shoping, timing, zapping, kidnapping, forcing, pressing, bling-bling, revolving, turn-over etc… Evidemment, la liste n’est, de loin, pas close ! Aucun terme français ne pouvait-il être trouvé ?
Certes, toute langue s’enrichit de termes nouveaux, mais elle les transforme (et ainsi les naturalise) ou elle puise dans son propre puits… et la langue française disposait d’un puits immense dans lequel la langue anglaise a jadis beaucoup puisé !
Je ne suis certes pas cool, fun, ni glamour. C’est ce que je me disais, chez moi, dans le séjour (le living comme ils disent). Et je n’étais pas soft, speed, plutôt hard, pas clean … ou je ne sais quoi encore. Et je ne disais pas OKAY pour dire : d’accord , ça va, c’est bon…
Bref, je ne suis pas in. Je tâche de parler correctement le français que j’ai appris à aimer. Le jargon ne me bouste pas. Et je ne suis pas sur fesse-bouc. Je ne dis pas replay pour rejeu, ni relooker pour modifier l’apparence, ou encore overbouké pour dire : en excès sur la liste, excédentaire. Un peu farfelus, les jargonneurs… Un peu « limites » (border laïne, comme ils disent).
Pour ce qui me reste à vivre, j’ai décidé de ne pas jouer ce jeu. Pourtant, je voyage beaucoup sur la grande toile que l’on nomme Internet. Mais là où s’affiche un click to share : je ne clique jamais. Pas de newsletter pour mon usage. Une infolettre à la rigueur – quoique info pourrait suffire!
Le jargon est un choix. Je ne comprend pas tout. Et lorsque je saisis, je me demande pourquoi on choisit de ne pas parler français. Un exemple de ce matin : On nous parlait d’un trader… Dans le contexte de la discussion, j’ai compris qu’ils parlaient d’un agent de change, un cambiste… Mais pourquoi l’appeler trader ?
Et on jargonne aussi sur nos ondes. Radio et télé, à qui mieux-mieux, jargonnent allègrement. Parler juste ne les intéresse pas : il faut être dans le vent. Etre à la mode. Comme les copains professionnels…
Sur ce point, reconnaissons que les journaleux sont en pointe, avec leur talk, leur buzz, leur quiz, leurs news, prime time, jingel (prononcez : djinggueule), come back (prononcé : « comme-bac ») underground, background, leadership, standing ovation… sans quoi ils ne pourraient ni penser, ni parler. Ni, surtout, être dans le vent, être in (comme dans : seat in).
Il est loin le temps où d’un mot étranger nous faisions un mot français. Par exemple, au 19ème siècle d’un readingcoat nous avions fait une « redingote ». Une langue vivante naturalise ce qu’elle emprunte ! Une langue morte adopte, sans autre : elle imite.
Un autre signe : cette habitude d’appeler des villes par des noms qu’elles n’ont pas. Comme : Mexico-city, Panama-city, Guatemala-city… En français, nous faisons une différence entre le Mexique (pays) et la capitale Mexico. De même au Panama (le pays) est différent de à Panama (la ville). De même on distingue entre à Luxembourg (la ville) et auLuxembourg (le pays). Mais cette distinction est différente en anglais où l’on doit ajouter « city » pour préciser que c’est de la ville qu’il s’agit. ………..
Bon, laissons-les à leur pipolisation. (quel journaleux a trouvé ce mot ?). Voilà un terme « français » créé à partir d’un terme de jargon. C’est ainsi une création mais qui ne procède pas d’un terme français.
Situation étrange dans laquelle le mot « peuple » ne peut rien engendrer : il faut qu’un terme étranger (d’ailleurs d’origine française comme beaucoup de mots anglais…) soit la source d’un mot nouveau.
Pourtant, il se trouve qu’on pense comme on parle. Parler, c’est penser. Et parler jargon, c’est penser jargon. Il convient donc de se méfier des informations des journaleux. Evidemment : ils savent bien emballer. Qualité pro ! Mais le contenu est à prendre avec une oreille critique.
On a parfois l’impression que nos brillants journaleux consultent CNN (ou telle autre chaîne anglo-saxonne) avant de nous informer. Sans doute pour savoir ce qu’il convient de dire et comment il convient de le dire… C’est donc le regard américain qui nous est diffusé. Il est vrai que nous avons les informations que nous méritons.
A la radio, la prononciation des noms propres est une vaste plaisanterie. Combien de « Miguel », prononcé « Migouel », de « Quito » prononcé « Küito », de « Beer Chéva » prononcé « Birchéva »,de « Speer » (« Chpér ») prononcé « Chpir »…
Un peu « limite » cette prononciation, non ? (ou plutôt : border line, comme ils disent). On commence par écorcher les noms, ensuite on oublie les faits s’ils ne rentrent pas dans l’emballage.
Ainsi, le nom du coureur cycliste Boonen (tous les belges prononcent ce nom « Bônen », mais pour la radio française c’est « Bounen » ! Quelle que soit la langue, « ee » est « i », « oo » est « ou »… N’y-t-il personne à la radio et à la télévision qui puisse savoir comment se prononce un nom étranger et qui informe la vedette présentatrice ?
Parfois cela produit un résultat comique : telle vedette de la télévision, interrogeant un marin pêcheur, pensait devoir corriger les « milles » du marin, en « maïles »… Sans savoir que le mille marin (ou mille nautique ) n’est pas la même mesure que le « mile » anglais (mesure terrestre équivalente à 1609 mètres) .
Peu de temps après, la même vedette de la télévision interrogeait un amiral, lequel n’employa jamais le mot « mille » mais utilisa le terme « nautique ». Il ne pouvait donc pas être corrigé par le présentateur, lequel ne devait pas savoir ce qu’était un « nautique » (mille nautique qui, converti en mètre compterait 1852 mètres ou une minute de latitude) sur toutes les mers du globe.
Confondre les deux mesures a d’ailleurs des conséquences. De 1609 mètres à 1852 mètres, la différence est de 243 mètres. Or la même vedette de la téloche nous annonçait, en ces jours, le résultat des négociations internationales au sujet des limites maritimes de l’« exploitation exclusive » que les nations pouvaient légitimement revendiquer.
L’accord, finalement, avait été trouvé sur 200 milles (« nautiques »). A la télé, cependant, cela était dit : deux cents « maïles ». Du coup, l’information était fausse ou incompréhensible. Car si l’on multiplie par deux cents la différence entre un mille et un « maïle » : les limites ne seraient évidemment pas les mêmes !
Il est vrai que l’ « à-peu-près » journalistique est un pilier du vite-fait-bien-fait de l’information quotidienne. Ne pinaillons pas, dirait mon fils. Ils font ce qu’ils peuvent ; ils font ce qu’ils savent. Tout est dans le packaging du journaleux professionnel. Ne pas respecter la langue mais bien emballer pour vendre mieux, pense-t-on. D’ailleurs personne ne verra la supercherie. Au contraire : ils nous imiteront… pour être dans le vent.
Et le jargon ne s’arrête pas là. Tout le vocabulaire est contaminé. Un accord se dit : un deal. Pas de surdose, il faut dire overdose. Pas de maîtrise : on dit un master. Pas de tueur en série, on dit : un serial killer. Pas de bas-coût, mais du low coast . Un défi est un challenge. Un bestof est tantôt un choix, une sélection, un pot-pourri. Et pas d’entraineur ni d’entrainement, mais le coaching du coach.. Et encore les Crash, trash, clash, slash… L’avion ne s’est pas écrasé :il s’est crashé. Ecrivez avec un « s ». Ne pas confondre avec « cracher ».
Quelle sorte de français va-t-on enseigner demain dans les écoles ? Déjà que l’orthographe est largement inconnue. Le nombre de fautes commises par les grands diplômés est colossal. Les grosses têtes font parfois de grosses fautes…
D’autant que beaucoup ont commencé l’enseignement secondaire sans savoir ni lire, ni écrire. L’ignorance commence tôt ! Plus tard, ils apprendrons à orthographier l’anglais (dont l’orthographe est totalement arbitraire, d’ailleurs) mais le français sera tombé dans les oubliettes.
Un résultat se voit à la lecture du courrier des sites d’information : manifestement l’orthographe n’est pas une préoccupation. Rien n’est plus courant que la confusion entre l’infinitif et le participe passé. Mais aussi « or » écrit « hors » ou « sensé » écrit « censé ». J’ai même lu : « l’ère du temps », au lieu de : « l’air du temps » ! « arme de point « ! Ou encore « grève de la fin », résonner pourraisonner, tâche pour tache… Mais nombreux sont les courriers des lecteurs où l’on ne distingue pas entre où et ou, ni entre à et a. Ou qui confondent ai, est, et, è… Le grand bêtisier s’étend sur la toile : grâce à Internet !
Il faudrait sans doute expliquer aux étudiants que le français véhicule beaucoup d’homophones qui ne sont pas des homographes et qu’ainsi l’orthographe est capitale ! Mais l’orthographe : on ne fait plus ça. Manque de temps ? Conformisme ? Aide à l’enfance ? L’éducation dite « nationale » s’en charge…
Parfois une expression devenue courante dit le contraire de ce qu’elle est censée exprimer : « loin s’en faut » pour dire : « il y a loin », « tant s’en faut » ou « il s’en faut … cela signifiait : Il y a loin de ceci à cela, ou : « il s’en faut de beaucoup »… Autrefois, ce verbe « falloir » voulait dire « manquer ». En sorte de « il s ‘en faut... » signifiait : « il y a loin… ». Mais « loin s ‘en faut » devrait alors signifier que le manque est loin, donc que l’écart est mince… C’est le contraire qui est vrai !
Une autre expression courante est, à mes yeux, étonnante : point-barre ! J’ai toujours dit : « point final « ou « point ! A la ligne ». Mais jamais je n’ai fait une barre après le point. C’est un usage actuel ?
Plus grave -et bien au-delà des impressions quasi folkloriques d’un ancien…- ce qu’ils appellent « information » est de même farine ! En ce domaine, les journaleux sportifs sont en pointe. Ce qui est bien normal pour des sportifs !
Ainsi, pour une grande compétition automobile : le valeureux partira « en tête » ? Non : en « pôle ». Avant la course a lieu le « tour de chauffe » ? Non : le warm up. On va courir avec des pneux « pluie » ou « lisses », non : des termes anglais s’imposent…
Le foot fournit aussi une brochette de termes. Notons d’ailleurs que ce sport se nomme calcio enItalie, futbol en Espagne, Fussball en Allemagne… Il porte aussi un nom en arabe, en hébreu et dans beaucoup d’autres langues. Mais en français, aucun mot spécifique n’a été trouvé. Il faut dire : foutbol.
Et dans la même brochette, nous trouvons une série de termes non traduits : corner (les belges disent : « coup de coin »), penalty (non : pénalité)…
En sport, sans doute, le jargon est un must. Le jargon des journaleux est la langue courante du sportif. Mais la vie quotidienne est envahie, surtout par le biais de la radio et de la télé. Les journaleux colonisés nous colonisent ! ».
La colère, peu à peu, avait pris mon vieil ami. Mais le soir était venu et la cloche annonçait le repas du soir. Adieux brefs…… Longues pensées au retour…..
Le français : langue morte ?
La question doit être posée. Surtout si l’on pense que, pour les langues, la mort précède la décadence, ainsi que nous le rappelions en commençant. Une langue ne se corrompt que si elle est déjà morte. Et elle commence à se corrompre lorsqu’elle ne crée ni n’invente, mais imite et reproduit… Dans ce cas, elle véhicule une pensée qui n’est pas la sienne. Ce qui était sa vision du monde est remplacé par une autre vision du monde.
Jadis, les romains cultivés se devaient de savoir le grec. De grandes oeuvres cependant furent écrites en latin par ces pères nord-africains que sont Tertullien, St Cyprien, St Augustin… Et lorsque les français parleront tous le jargon à la mode, on peut espérer que des africains auront conservé un parlé français plus authentique. Comme aussi nos cousins du Québec (lesquels auraient beaucoup à dire à cet égard). En tout cas, il est certain que, dans les générations futures, il y aura plus de francophones en Afrique qu’en Europe. Et c’est à eux qu’il appartiendra de maintenir une langue que les européens « francophones » négligent ou ignorent.
Il est déjà loin le temps où un Etiemble demandait « parlez-vous franglais ? ». Aujourd’hui le jargon est la règle de nos élites. Et par elles, peu à peu, nous devenons de vrais colonisés, prêts à répéter n’importe quoi, pourvu que ce soit dit dans un jargon imité de la langue de nos maîtres.
Pour ce qui est de l’orthographe, il semble qu’une réforme soit impossible. Nécessaire pourtant, mais probablement impossible en France. On a réformé l’orthographe en espagnol ou en néerlandais, mais en français les tentatives ont toujours échoué.
A chaque fois, des raisons ont été évoquées : avis défavorable de l’Académie française, refus du syndicat des imprimeurs, rejet de la part de la société des agrégés… Mais ce sont des causes mineures. En fait, c’est surtout à cause d’une attitude habituelle des gouvernements, lesquels semblent considérer que la langue française est la propriété de l’état français. C’est un non-sens ! La langue française appartient à tous les utilisateurs de la langue française, d’où qu’ils soient…
Et puis, les pesanteurs administratives sont une lourde machine, lente à mettre en branle. Or l’état qui gère la machine doit en fin de compte décider (pour tous les usagers de la langue française)… mais il doit être suivi par son administration, laquelle ne manquera pas de traîner les pieds, surtout dans une «éducation nationale » peu encline aux innovations !
Autre défaut habituel : demander toujours à d’éminents linguistes de donner leur avis… Ce qui serait fort bien, après tout, si l’on demandait aussi ce que pensent ceux qui enseignent cette orthographe…….. tous les instituteurs. Tous ceux qui ont en charge d’enseigner notre langue.
De fait, dans toutes les nations où le français est langue officielle, des instituteurs ont la charge d’enseigner cette langue. Il est essentiel de leur demander leur avis. Il importe de connaître leur expérience…. et leurs attentes.
Car enfin, ce ne sont pas les éminents linguistes qui enseignent que chariot prend un seul r, et charrette en prend deux !
Ou encore les deux m ou deux n ou deux l … là où le mot est prononcé de la même manière que s’il n’y en avait qu’un. Et ces infinitifs qui redoublent arbitrairement leur consonne là où d’autres verbes supportent le è…
Sans parler des byzantines règles d’accord du participe passé employé avec le verbe « avoir »… Il serait bon de supprimer des complications inutile. Aujourd’hui, une réforme (ou disons : harmonisation ou simplification… si le mot « réforme » fait peur) est indispensable.
Il est clair qu’une telle harmonisation n’a pas pour fonction de modifier notre langue. Au contraire, il s’agit d’éliminer quelques complications inutiles, quant à son écriture. Et ainsi de rendre plus facile la transmission de notre langue aux générations futures.
Un exemple de complication inutile : les imprimeurs de la Renaissance ont transcrit par OE liés, ce qu’ils transcrivaient par « é » dans d’autres mots. Ainsi, la même syllabe grecque qui produit « écologie » ou « économie », produit aussi « oecuménisme »… Au point qu’aujourd’hui il est d’usage de prononcer « eucuménisme » au lieu de « écuménisme ».
Autre bizarrerie : ce choix qui consista à transcrire le « phi » grec par « ph ». Or le « phi » était simplement un « f ». Le « ph » est une bizarrerie que ni l’italien, ni l’espagnol, n’ont jugé bon de conserver.
Plus récemment, on disait : l’Arabie séoudite (consultez les dictionnaires !). Aujourd’hui, c’est l’Arabie saoudite. Pourquoi ? C’est que les anglais prononcent « é »,mais écrivent « a ». Du coup, les journaleux croient qu’il faut écrire « a ».. ce qu’ils prononcent aussi … et ils finissent par imposer cette prononciation par la radio et le télé ! Au point qu’aujourd’hui tout le monde est convaincu que c’est ainsi qu’on a toujours prononcé.
Mais c’est là un détail ! Par contre : que de temps perdu à mémoriser des règles inutiles, que d’ailleurs personne ne peut connaître entièrement (à moins de faire de longues études spécialisées…).
« … « ingéniosité » se change en génie quand elle se manifeste par une simplification… «
P. Valéry : Tel quel, Choses tues (Pléiade II, p 500)
Une opinion radicale est exprimée par un ami plus jeune que moi, révolté par ce que devient le pays auquel il tient :
« France : ta langue fout le camp ! Ne serait-ce pas le signe que la France fout le camp ? En fait, ce n’est qu’un signe. Pour beaucoup, la France : on ne fait plus ça. Dès lors : pourquoi être attaché à sa langue ? Encore dix ans d’Europe et on ne parlera plus de la France. Déjà aujourd’hui, le jargon tient le haut du pavé… sur nos ondes, déjà…et ça n’est qu’un début. Tout le monde s’y met. Même les grands pontes français dans les réunions internationales. Même l’éducation nationale… Voyez les nouveaux manuels d’histoire. Clovis ou Charles Martel : inconnus ! Mais le Monomotapa : grosse affaire ! On croit peut-être que l’histoire : c’est du passé ? Non, l’histoire n’est pas simplement du passé : c’est de la mémoire ! Mes ancêtres, ce n’est pas le Monomotapa… Bien sûr, il y a eu d’autres civilisations que la nôtre. Il vaut la peine d’en savoir quelque chose. Mais ce ne sont pas mes ancêtres… Ceux qui ont fait que j’existe… L’histoire, c’est la mémoire du passé ! Un passé avec lequel je suis lié. Allez dire ça aux grands Jean-foutres officiels qui nous fabriquent de beaux manuels ! Ils ont oublié que, si les animaux vivent dans l’instant, par contre : un humain sans mémoire : ce n’est rien… et le rien n’a pas d’avenir ! »
Me revinrent alors ces paroles de Valéry :
« … L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les moyens d’être pensé »
P. Valéry : Regards sur le monde actuel, avant-propos (Pléiade II, p 917)
Tant que certains resteront attachés à notre langue et à notre histoire, la France existera. Non autrement. Certes, il est beau d’apprendre des langues et de s’efforcer de les parler correctement. Combien d’adeptes du jargon seraient capables de parler correctement l’anglais ?
Un devoir est de parler correctement la langue que nous avons reçue de nos ancêtres. Une langue est une relation particulière au monde, une patrie… Mais le français de nos élites est une langue colonisée.
Et puis, cette perte de France va de pair avec une perte de ces qualités fondamentales qui sont celles sur lesquelles la France s’est, lentement, construite. Honneur, sacrifice, dévouement… Un Idéal ne va pas sans idées. Et les idées s’expriment dans une langue. Toute traduction est approximative. C’est, en tout cas, un vêtement autre…
La langue n’aurait rien à voir avec la manière d’être. En fait, il est illusoire de penser que les tenants du jargon ne seraient pas prêts à d’autres abandons. Dans une Europe serve, une France qui disparaît n’aura certes pas son mot à dire. Une colonie n’a pas de regard propre.
Français : langue morte ? La chose est probable, si nous continuons à maltraiter notre langue qui devient, aujourd’hui, incapable d’inventer, de créer. Elle emprunte à tout va et s’enfonce dans le jargon… C’est ainsi que meure une langue lorsque les vivants la délaissent.