Le Deux en géopolitique

Pascal Gauchon

Bulletin n°6 – Deux

Combien vaut 1 + 1 ?

« L’harmonie du monde fonctionne par tensions opposées » proclame Héraclite et, depuis lui, toute la pensée occidentale paraît reposer sur des couples de contraires , bien/mal, vrai/faux, matière/esprit… La nature elle-même fonctionnerait de même façon – à l’image des charges positive et négative de l’électricité ou du masculin et du féminin…

La géopolitique n’échappe pas à cette règle. Mais une telle approche correspond-elle à la réalité ? Le « deux » est-il la forme naturelle du monde ou s’agit-il d’une simple construction de l’esprit ?


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Rien d’étonnant à ce que la géopolitique pense par deux. Elle le doit à ses liens avec la politique, la stratégie militaire et la géographie.

Depuis Carl Schmitt, c’est un truisme de dire que la politique repose sur la distinction ami/ennemi. « Est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l’épreuve de force » précise-t-il. En écho, Jdanov prononce au début de la Guerre Froide son aphorisme : « Qui n’est pas avec nous est contre nous ». Pour réductrices qu’elles puissent paraître, ces approches se vérifient en période d’affrontement. Bien sûr les partenaires peuvent être plus nombreux. Mais ils sont contraints de se rassembler en deux camps, les Princes européens contre Napoléon, la Triple Alliance et la Triple Entente du début du XXème siècle, les « Démocraties » contre les « Fascismes » à partir de 1941. Les tentatives pour échapper à la logique des blocs, comme celle de de Gaulle, sont finalement peu fructueuses. Que le conflit menace et les francs tireurs rentrent dans le rang comme de Gaulle lors de la crise des fusées.

La politique de la géopolitique est en effet une politique guerrière. Beaucoup de ses premiers théoriciens sont des militaires comme les amiraux Mahan et Mackinder ou le général Haushofer. Ils pensent tout naturellement en termes de conflit et savent que le front n’autorise guère des subtilités de diplomate. Le conflit est conçu comme l’épreuve de vérité suprême du rapport de force entre Nations. Même la géo-économie n’échappe pas à cette ambiance martiale puisqu’elle popularise la notion de « guerre économique ».

Encore fallait-il justifier cette approche binaire. C’est là qu’intervient la dimension géographique de la géopolitique. Les théoriciens de l’école anglo-saxonne, parmi lesquels beaucoup de marins nous l’avons vu, ont découvert l’importance de l’opposition terre/mer. D’un côté des puissances continentales désireuses de s’étendre sur mer pour sécuriser leurs littoraux, de l’autre des puissances maritimes voulant contrôler ces mêmes littoraux pour écouler leurs marchandises et se fournir en matières premières. Tout les éléments d’un affrontement sans merci sont réunis : un enjeu commun, des intérêts divergents, le sentiment d’une menace mutuelle, peut-être même des sociétés aux valeurs opposées… Athènes et Sparte, Carthage et Rome, la France et l’Angleterre, les puissances anglo-saxonnes et l’Allemagne, puis l’URSS…, les exemples ne manquent pas pour justifier cette analyse et ce sont eux sur lesquels les grandes écoles de géopolitique se sont concentrées.

Ces faits rappellent quelques vérités qui paraîtront déplaisantes à beaucoup : la géopolitique ne se défait pas du climat militariste dans lequel elle est née. Comme l’a dit Yves Lacoste à propos de la géographie, elle sert à faire la guerre.

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Il est pourtant une limite apparente à l’analyse binaire. C’est l’existence de l’enjeu pour lequel rivalisent les « Deux ». Il revient à Spykman d’avoir insisté sur l’originalité du rimland, la zone littorale qui court de la Norvège au Japon en passant par le Proche Orient et l’Asie du Sud et que convoitent également la puissance continentale et la puissance maritime. C’est le grand succès des Américains d’avoir empêché l’URSS de le contrôler après 1945 et d’avoir tissé avec lui des liens économiques et politiques si puissants qu’ils perdurent après la disparition de l’URSS.

Cette dernière remarque illustre pourtant les limites du rimland : il n’est qu’un entre-deux, un « deux et demi », qui peine à devenir un acteur à part entière. Encore aujourd’hui l’Europe de la défense dépend de l’OTAN, donc des Etats-Unis ; alors que les conditions qui justifiaient son suivisme à l’égard de Washington n’existent plus, elle ne s’est pas émancipée. C’est dire qu’en période de conflit le « deux et demi » est réduit à l’état de périphérie dominée ou, au mieux, intégrée. Il n’est pas un troisième acteur autonome.


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La guerre, heureusement, se termine. Soit faute de combattants, par l’écrasement de l’un d’entre eux ; soit par une paix de compromis. Dans ce cas, le « deux » ne devient-il pas « un » ? Et la géopolitique n’échappe-t-elle pas dès lors à la logique binaire et guerrière ? Il est en effet différentes façons de penser l’unité en géopolitique.

D’abord la domination d’une puissance qui donne l’impression d’unifier le monde connu et de cantonner dans les marges ceux qui s’opposent à elles sans pouvoir vraiment la menacer. Tel a été le cas pour Athènes au début de la Ligue de Délos ; puis, sur un temps particulièrement long, pour les Empires romain et chinois ; ou encore de l’Empire anglais au XIXème siècle lorsqu’il domine les océans tout en surveillant l’équilibre européen ; et enfin de « l’hyperpuissance américaine » dont tout laisse à penser qu’elle aura été le songe d’une décennie, à mois qu’elle fût seulement un mythe… Quand elles durent (Rome, la Chine), ces périodes laissent le souvenir d’un âge d’or, un temps de paix – ce qui ne correspond pas à la réalité car il faut contenir les Barbares aux frontières. La plupart du temps, elles sont éphémères. Le « deux » est la règle, le « un » l’exception fragile et idéalisée.

L’unité peut se réaliser autrement. Conscients que le conflit mortel les épuise, les ennemis peuvent se rapprocher jusqu’à tenter de n’être plus qu’un. Ainsi paraît évoluer le couple franco-allemand passé par trois guerres frontales (sans oublier la guerre franco-prussienne de 1806 qui, du point de vue allemand, est à l’origine de tout le reste). Après la seconde guerre mondiale, l’affaiblissement des deux pays les contraint à s’entendre. « L’Europe sera notre revanche » aurait confié Adenauer à Guy Mollet avant la création de la CEE. Est-il excessif d’en conclure qu’Allemagne + France = Europe ? Le couple franco-allemand est en tout cas resté le moteur de la construction européenne jusqu’à aujourd’hui et malgré tous les aléas.

Thèse/antithèse/synthèse. Voilà une façon de sortir de la tyrannie du « deux » qui doit tout à Hegel, le philosophe qui s’est efforcé de dépasser la pensée cartésienne binaire. Mais n’est-elle pas aussi illusoire que la démarche précédente ? Nous voyons bien que le rapprochement des deux pays n’a pas fait disparaître toutes les arrière-pensées ni les craintes réciproques, tout particulièrement en France lors de la réunification et du lancement de l’euro. D’ailleurs l’addition de deux faiblesses fait-elle une puissance ? L’Europe ne l’a pas encore démontré et elle semble bien loin de pouvoir rivaliser avec les Etats-Unis, à supposer qu’elle le veuille.

Le un nous apparaît comme un chiffre fragile et le deux l’ordre naturel des choses. Dès que l’unité se réalise, elle est menacée par des divisions internes ou de nouveaux rivaux. Lors de la chute de l’URSS les experts se sont interrogés pour savoir qui serait le futur adversaire des Etats-Unis ? L’islamisme ? La Chine ? Samuel Huntington n’a pas hésité à simplifier à l’extrême en annonçant une alliance de ces deux forces contre l’Occident. Plus récemment Robert Kagan donne une nouvelle jeunesse à la notion de « guerre froide » en opposant les puissances autoritaires et continentales, Russie et Chine, aux démocraties maritimes de l’Ouest. Après une parenthèse de dix ans d’unité autour de l’hyperpuissance américaine, le monde retournerait à son état normal, la dualité.

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Toutes ces analyses peuvent paraître simplificatrices. Le nombre des acteurs essentiels de la planète ne se réduit pas à deux, surtout si l’on veut adopter une conception plus large de la géopolitique et intégrer, à côté des Nations, les églises, les idéologies, les entreprises, les ONG… Pourquoi alors ce réductionnisme ?

Nous l’avons dit, la géopolitique n’échappe pas aux conditions de sa naissance. En remontant plus loin dans le passé, c’est toute la pensée occidentale marquée par le dualisme cartésien qui est en cause. Et peut-être même auparavant la conception de la guerre que nous ont léguée les Grecs selon V. D. Hanson, celle du combat d’hoplites et de la « bataille décisive » : deux colonnes de guerriers portant 30 kilos d’armes, épaule contre épaule, les derniers poussant les premiers, qui marchent les uns contre les autres dans le tumulte et la poussière. En face les ennemis et leurs lances, à droite le bouclier de l’ami qui combat à côté de vous et vous protège. Dans le combat et l’action l’efficacité du deux ne se conteste pas.

Une autre façon de se battre pourrait-elle engendrer une autre géopolitique ? On se plait à imaginer les conséquences que l’on pourrait tirer des stratèges chinois avec l’importance qu’ils attribuent au « non combat », à la tromperie, à la démoralisation de l’adversaire ; il s’agit de faire de l’ennemi sinon un ami, du moins un non ennemi. Cette géopolitique là reste encore à inventer. Comme reste à penser une « géopolitique de la paix », étrangement absente des préoccupations de la plupart des chercheurs, qui permettrait peut-être de dépasser le règne du « deux ».

La géopolitique occidentale peut être taxée de simplisme : la réalité est plus complexe, la stratégie peut être plus subtile – d’ailleurs beaucoup de penseurs et de dirigeants occidentaux l’ont prouvé. La pensée binaire n’en possède pas moins sa vertu. Elle va à l’essentiel et facilite la décision. Le plan en trois parties n’est-il pas l’apanage des intellectuels de Normale Sup tandis que le plan en deux parties est pratiqué par les futurs hauts fonctionnaires de Science-Po ? Ce débat nous rappelle la double dimension de la géopolitique : à la fois discipline universitaire et grille d’analyse pour les décideurs, elle est enseignée en faculté et en classe préparatoire comme dans les instituts de gestion et à l’Ecole militaire.

On peut voir dans le « deux » une simple construction de l’esprit et même une simplification abusive de l’analyse. Mais il est la forme naturelle de l’action. S’il ne permet pas toujours de bien penser le monde, il permet d’y agir efficacement.

 

Pascal Gauchon
Professeur de géopolitique en classe préparatoire ECS
Directeur de la collection Major (PUF)
Président de l’association Anteois