Le Deux en jeu

F. Chattot. Propos recueillis par C. Petit

Bulletin n°6 – Deux

Répondre à la question : « Qu’évoque le Deux pour un homme de théâtre ? » c’est dire tout d’abord l’aventure du couple.  Car je suis « Jeune marié », après 30 ans de fiançailles. Etre marié c’est découvrir constamment un chemin, le chemin du deux, masculin et féminin, féminin dans le masculin, masculin dans le féminin, l’empilement des deux en formation permanente. C’est très étrange et ce sont aussi des banalités mais des banalités qui se renouvellent de façon troublante. Le deux devient une origine, il permet la contradiction. Il permet de s’adosser à la contradiction, comme les mises en scènes qui par des formes diverses permettent le croisement des sensibilités.
 
L’acteur est toujours entre deux. C’est ainsi que je me suis plu à le représenter dans notre journal « Acteur public » pour le vingtième anniversaire de Théâtre en Mai, le festival du théâtre de Bourgogne : un funambule sur son fil, tenant son balancier, qui progresse en recherche constante de l’équilibre entre deux boules, entre deux bouts. Comme l’amoureux, dans la dualité, confronté à la dualité du monde.
 
 
• Le texte est un intrus qui nous met en jeu
 
La dualité commence par le rapport entre l’acteur et le poète.
 
On dit que l’acteur « rentre dans la peau du personnage » mais en réalité le travail de l’acteur est un chemin opposé. Il doit incuber la parole du poète. Il la fait rentrer à l’intérieur de lui. Le poète est intrus. La langue du poète n’est pas la sienne. Aborder Beckett, Strindberg, Shakespeare, … on balbutie une langue qui n’est pas la nôtre, l’intrus qui est en nous, c’est le poète. A travers les statures d’Horatio, de Macbeth, l’acteur peut construire, mais c’est le poète qui parle par plusieurs bouches. C’est toujours le poète qui parle. C’est ce rapport qui est une joie permanente à entretenir pendant toute la représentation. Le texte infuse dans le corps de l’acteur. Brecht disait que lorsque l’acteur parle, le texte se reteinte de caillots de sang. A dire le texte, l’acteur qui a lui-même laissé sa peau, le reteinte de caillots de sang.
 
Paul Celan l’exprime particulièrement dans son texte « Entretien dans la montagne ». Un vieux Juif part marcher dans la montagne. Il entre en conversation avec la montagne. A un moment donné, il s’arrête. Il dit un poème et il s’aperçoit qu’il est à l’intérieur du poème « avec les mots en gyre tout autour ». En fait, c’est cela lorsque l’acteur est à l’intérieur du texte. Sa mission est d’emmener les spectateurs.  Il doit être présent pour raconter mais sa présence ne doit pas faire écran entre ce qu’il dit et le spectateur. C’est le rôle magnifique du messager dans la tragédie grecque. L’acteur est le « messager » de l’auteur. Il vient en direct sans se laisser paralyser par la psychologie, il crée l’évènement. Cela survient par l’architecture du texte.
 
Trouver l’architecture du texte peut être très compliqué. C’est une sorte de bagarre amoureuse. C’est être à la fois dehors et dedans, voir tout ce qui est impliqué et surtout ne pas tout maîtriser, et s’en réjouir. Ce peut être au prix de contradictions surprenantes. Quand on a le texte en nous, c’est le texte qui nous éclaire. Le metteur en scène nous rappelle parfois un élément qu’on a oublié. Il ne faut pas négliger un élément au profit d’un autre. C’est le balancier.  Le poète lui-même n’est pas le plus à l’aise pour aborder la mise en scène ou alors il lui faut devenir intransigeant comme si il ne savait pas qui a écrit le texte. L’auteur ne voit pas forcément tout ce qu’il a mis dans son texte. Il risque même d’être dans un vrai malaise si il voit tout ce qu’il y a mis.
 
L’acteur est comme un marionnettiste, un homme en noir à côté d’une multiplicité d’éléments qu’il peut manipuler en sachant qu’il ne les maîtrise pas totalement. Il est artiste dans son jeu. Il doit être à l’écoute de ce qu’il dit, même quand cela va très vite. Mais c’est d’être ensemble qui lui permet d’entendre. C’est pourquoi c’est toujours à créer. « ça je ne l’avais pas encore entendu », c’est l’ouverture d’une nouvelle possibilité du texte. Avec Shakespeare, c’est abyssal. On n’a jamais fini d’ouvrir de nouvelles dimensions du texte. On n’aura jamais tout entendu.
 
L’acteur sent tout. A l’intérieur du texte, il entend le poète et le spectateur, il visualise tout ce qui est en train de se passer, que ce soit dans une petite ou une grande salle, avec 50 ou 1500 personnes. Entre acteur et spectateur, comment cela marche et comment on en vient à la dualité ou au partage, cela ne s’explique pas.
 
 
 
•  Un spectacle fait advenir le « comme Un »
 
Lors des représentations, face au public, il se peut que cela s’immobilise. C’est comme pour baratter le beurre, il semble que rien ne se passe mais il faut continuer toujours le même mouvement et tout à coup ça prend. Ça a lieu. Ça se prépare, ça se prémédite et quand ça advient, c’est comme entre la pesanteur et la grâce … . Il faut le refaire tous les soirs mais ce n’est pas une reconstitution. Chaque soir est une constitution. Il faut refaire le texte. Mais quand ça advient, on n’est même pas sensé savoir ce qui est écrit. On fait notre truc. On ne sait pas qu’on fait des scènes. La chance de cet art c’est qu’il crée. C’est une création. On dit « la première » quand on rencontre le public. Oui, c’est « la première » d’une nouvelle étape de la création, celle avec le public, mais chaque soir est une création à vue, en direct.
 
Le théâtre est une cérémonie symbolique. C’est comme cela que Jean Luc Nancy dans « La communauté désoeuvrée», en parlant de l’ensemble du public, dit : « on ne sait pas si il forme une assemblée ou une horde ». On ne sait pas comment cela a commencé, comment ce moment symbolique a eu lieu une première fois. Cela a pu être un grand prêtre, un chef de la communauté invoquant la pluie. Ils ont fait des feux pour écarter les bêtes sauvages, pour éclairer celui qui parle. Ce n’est pas une parole qui s’occupe de gestion, ni de marchandises, mais une parole qui rassemble et que l’on partage. Maintenant le métier est plus sophistiqué. On a vu l’arrivée du rideau rouge, le théâtre bourgeois. On a connu des ramifications à l’infini, la notion de divertissement, mais la force du rassemblement dure toujours.
 
L’engagement des tournées dans les villages permet de le voir au plus près. C’est beaucoup plus compliqué depuis deux ou trois générations. Le système a changé. La population rurale est composée de personnes qui travaillent en ville et dorment à la campagne, ou d’« exploitants » agricoles. Il n’y a plus dans les villages, ni bureau de poste, ni église, ni bistrot. Chacun a sur sa maison une parabole par laquelle arrivent 500 chaînes de télévision. Qu’est ce que va faire la petite troupe de théâtre ? Qui va l’entendre ? Mais c’est essentiel d’être là, dans la plaie du monde. On est organique. La terre est organique. Il faut s’en rapprocher pour la faire exister. Pour son « Hamlet », Mathias Langhoff a mis sur scène un cheval. Au-delà de l’étonnement, un spectateur exprime qu’avec cette présence on comprend que nous sommes tous des mammifères.
 
Lorsque le témoin arrive et délivre son récit, il y a autant de visions intérieures qui se construisent à travers ce qu’il décrit. Chacun rentre dans sa propre vision du texte mais on se retrouve à deux car le public est comme un. Selon l’expression de Jean Luc Nancy, même à 1000, avec 1000 visions différentes, le public fait « communauté », il est « comme un ». L’image qui se constitue devant nous se refait dans la biographie de chacun. Elle est constituée par ce que l’on entend. Elle devient complètement unique. C’est l’étrange bascule qui s’opère lorsqu’on est un même public, « les uns à côtés des autres ». La formule est de Charles Ferdinand Ramuz pour désigner des fragments laissés en attente dans ses carnets, avant d’en faire un véritable ouvrage constitué. Elle a pu être reprise pour titre d’un spectacle à partir de fragments de son œuvre mais elle convient parfaitement pour la présentation du public, des inconnus les uns à côté des autres et qui pourtant sont « un ». On reçoit la chose de façon immédiate et commune et on est chacun comme un. La troupe elle-même est multiple. Cela peut être onze ou douze personnes mais on dit une troupe et son metteur en scène, cela fait deux.
 
La dualité est aussi entre le réel et la fiction. La création théâtrale s’efforce d’arriver à ce que des œuvres de fiction abstraite trouvent leur propre vie. Elles peuvent être extraites du réel, et cependant des inventions. La dualité c’est un peu comme toute création humaine entre la mécanique et la vie.
 
Le théâtre crée du jeu entre faire et dire. On est là pour raconter. C’est un alliage très particulier entre énergie et incroyable décontraction, au temps présent. Ici et maintenant. C’est ce à quoi le théâtre est le plus réfractaire. Il faut tourner le dos au théâtre et le théâtre nous y ramène. C’est encore la loi de l’équilibre entre abstrait et construit. Le concret s’acte en tant que présent. C’est le présent de cet acte qui en constitue l’émotion. Le concret de l’histoire se construit dans ce moment. Ce tissage n’a pas de mot pour se dire. Brecht a inventé le mot « paêtre ». En fait, la difficulté est la même que celle du peintre pour saisir ou dé-saisir la réalité dans sa peinture. Peindre aujourd’hui est presque devenu une impossibilité. Le théâtre est dans une pareille folie. La mutation est fondamentale. On travaille avec les moyens du bord. Il faut aiguiser les outils.
 
 
•  Un duel constant entre rire et drame
 
Un autre aspect de la dualité c’est par exemple à travers un texte de Meyerhold le dialogue entre la légèreté et le drame. Meyerhold à travers la légèreté joyeuse de son jeu inquiète. Il introduit une rupture. Il désenglue le quotidien et lui permet de devenir une danse. Il permet de reconstituer les émotions du côté de la salle en lui restituant l’énergie qui lui est nécessaire pour reconstruire le monde. Toute la contradiction est dans cet impératif, être joyeux et en même temps inquiet. Notre métier, c’est de danser sur le malheur.
 
Devant la plaie du monde, la complexité du vivre ensemble, le théâtre vient pour communiquer une énergie. Cela permet de comprendre pourquoi depuis des millions d’années, les hommes se rassemblent devant quelqu’un qui s’est détaché du groupe. Face à lui ils vont pouvoir reprendre de l’énergie. On se rassemble autour du champ opératoire du monde. Dans cette opération, le public est partenaire.
 
Aujourd’hui on est sur des ruines. Le théâtre est une construction à partir de lambeaux. Samuel Beckett nous dit : « Le rôle de l’artiste aujourd’hui c’est de trouver une forme pour raccommoder le gâchis ». L’auteur ne peut plus trouver de continuité. La représentation est la continuité. Elle offre une possibilité de symbolisation pour répondre à l’attente du public. Heiner Müller lorsqu’il écrit Quartett exprime que même s’il est lui-même aux prises avec des illusions, des destructions et des impulsions négatives, la pièce jouée ne doit pas céder à la nécessité de ses impulsions négatives. Le rôle du plateau est de mettre en jeu, en paroles. Le rôle de l’acteur est d’en faire une danse de joie. Goethe disait que le pessimiste ne se donne que le rôle de spectateur. Il se cantonne au rôle de spectateur. Il ne peut pas être acteur.
 
Notre tragédie n’est pas une fatalité. Pour jouer Quartett de Heiner Müller, même quand on connaît Laclos, même quand on joue avec Muriel Mayette, comment faire que cela reste une comédie ? Il faut veiller à ce que la tragédie n’emmène pas l’acteur dans un trou, ne pas confondre la tragédie et le drame, toujours se maintenir au-dessus, avoir une espèce d’énergie qui maintienne debout face à la fatalité de l’histoire, face à la fatalité de la révolte. L’humour nous aide à cela.
 
Maintenir le fil de l’énergie est aussi dans la dualité. C’est une vraie difficulté. Il faut une énergie physique colossale et entièrement invisible. Elle doit arriver à se poser sur les mots comme les oiseaux sur les fils électriques. On ne doit rien voir. Tout est là. L’acteur a le cœur chaud et la tête froide. C’est une extrême concentration à chaque instant. Il doit tout voir, un geste, un accessoire qui tombe. Il doit tout entendre. Il sent le public, il en sent tous les mouvements. Entre la tête et le cœur, l’un ne doit pas devenir le patron de l’autre. En permanence il est lucide et en même temps direct.
 
Pour travailler à cela il faut se retirer du monde. Le théâtre de Dijon est une ancienne église, entre séculier et régulier, exactement la position qui convient. Il nous faut être réguliers, nous retirer du monde. Aller dans la profondeur des choses, travailler enclos. Pendant les répétitions nous sommes cloîtrés. On peut aller loin dans le secret, dans les profondeurs avec le poète, aller chercher les réminiscences. Mais il faut aussi être séculiers, aller au devant du monde, ne pas quitter le siècle. Il faut entretenir sans cesse ce double mouvement. Ne pas lâcher le lien entre les pôles.
 
La figure du clown est la figure la plus extraordinaire. En une seconde il est mort et on éclate de rire. Shakespeare prend le mot clown pour désigner les fossoyeurs. Il fait de la scène la plus tragique, l’homme face à la mort, la scène la plus cocasse et drôle. Il découvre le crâne du fou du roi, pleure sa disparition et rit des tours qu’ils ont fait ensemble.
 
L’image de l’acteur par excellence est « le Gilles » de Watteau. Son visage est comme suspendu entre tragédie et comédie. Le clown, même mis à mort par d’autres clowns demeure solaire, comme dans le petit film « la Gifle », comme dans les grandes danses de mort médiévales.  Le jeu de l’acteur est une dualité incarnée, vivante et jamais mécanique, qui maintient l’œuvre dans une danse solaire entre tragédie et comédie.
 
 
 

François Chattot*
Propos recueillis par C. Petit

 
* François Chattot est acteur, metteur en scène. Ancien pensionnaire de la Comédie française. Directeur du théâtre de Dijon, le Parvis Saint Jean, depuis 2007
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